Comment devient-on directrice éditoriale chez Hachette ? A l’origine, étiez-vous attirée par la littérature jeunesse, ou est-ce un concours de circonstance qui vous a amené là ?
C’est un concours de circonstance. J’ai démarré dans l’édition par le biais de la traduction. Durant mes études, j’ai effectué un stage chez Actes Sud. Comme je faisais des études de russe, j’ai travaillé sur des textes inédits de Nina Berberova, qui à l’époque était encore vivante. Hubert Nyssen, le directeur, m’a donc demandé de travailler sur cet auteur, et de traduire certains de ses textes inédits en français. Par la suite, quand Actes Sud a lancé Actes Sud junior, Hubert Nyssen m’a proposé de participer à cette aventure… « En attendant qu’on te trouve une place dans le secteur adulte ». J’ai alors contracté un virus qui ne m’a pas quittée depuis !
C’était il y a 15 ans. J’ai donc passé 18 mois chez Actes Sud, puis effectué un bref passage en scolaire chez Bordas, ensuite six ans chez Flammarion, et je suis maintenant depuis plus de sept ans chez Hachette. Chez Flammarion, j’étais responsable éditoriale des romans pour la jeunesse, et chez Hachette j’ai été recrutée initialement comme directrice éditoriale pour le poche jeunesse, ; à l’époque en effet, très loin de lancer une collection comme Black Moon, Hachette publiait très peu de romans jeunesse grand format…
Vous êtes connue pour être à l’origine de l’arrivée en France de la saga Twilight. Comment expliquez-vous son succès ?
C’est une question… pleine de questions !. Je pense qu’en tout premier lieu, la saga Twilight a été un coup de cœur partagé. C’est sur un coup de coeur que j’ai acheté ce texte en janvier 2005, avant qu’il soit paru aux Etats Unis et que quiconque ne sache ce dont il s’agissait. Le coup de cœur, on l’a transmis aux libraires, qui l’ont transmis aux lecteurs. 2005 – 2006 – 2007 – 2008 passent, le coup de cœur s’était transformé en engouement. L’émergence de la toile entre-temps a contribué à donné un écho de plus en plus important, à ce qu’on appelait encore du bouche à oreille : on entrait dans l’ère du « buzz ». Fin 2008 début 2009 le premier film a également contribué à donner une nouvelle dimension à tout ça, et un retentissement phénoménal à ce qui était désormais devenu la « saga Twilight ». Je pense que comme tous les best sellers de cette ampleur, il y a quelque chose de totalement imprévisible, qui correspond à la rencontre d’un public et d’une attente.
Impossible d’expliquer ça au préalable, mais on peut tenter plusieurs pistes a posteriori. On vit dans une société obsédée par la mort et la beauté, le thème du vampire immortel, gentleman vis à vis de la jeune fille en fleur constituait un schéma parfait. On est également dans une société où on se retrouve adulte de plus en plus tard et jeune de plus en plus longtemps, ce encourage une superposition des générations, et un public ou on trouve autant d’ados-adultes que des femmes de 45 – 50 ans. Il y avait enfin l’héritage de toute une génération nourrie à Chair de Poule, puis Harry Potter ou les Orphelins Baudelaire qui a pris l’habitude de venir dans le rayon de la littérature jeunesse et n’avait aucun frein par rapport à ça. Ce qui a permis l’émergence du fameux rayon Young Adult ou cross-age, comme on dit.
Twilight, Vampire City, Insatiable, Dracula mon amour… les vampires ont-il droit à un traitement particulier lors de vos sélections, ou cette visibilité du mythe est-elle le fruit du hasard ?
Pour ce qui est de Twilight, c’était le fruit du hasard, je suis tombée amoureuse d’Edward en même temps que Bella. Je cherchais à développer une ligne pour les grands ados chez Hachette. J’avais participé au lancement de Tribal chez Flammarion ; Charlotte Ruffault, qui dirigeait le département chez Hachette m’a donné carte blanche, et ensemble on a tenté le pari.. Un pari assez modeste, vu qu’on ne s’était pas arraché le texte. La série Journal d’un vampire, a été achetée avant que Twilight n’explose. Mais on sentait déjà un certain frémissement. Par la suite, il est clair que des titres comme Dracula mon amour, Vampire City, ou encore la nouvelle traduction de Dracula manifestent le souhait de continuer à approvisionner cette veine, avec ce que j’estime être le meilleur. Mais je ne suis pas une spécialiste de bit-lit, et je ne prétendrais jamais pas donner la moindre leçon dans ce domaine.
Au niveau de votre lectorat, avez-vous l’impression de cibler uniquement les adolescentes, ou les adultes sont-ils venus peu à peu élargir le cercle, vous amenant à réorienter votre marketing ?
Les adultes sont venus élargir le cercle, c’est indéniable. Comme j’en ai parlé, le succès de Meyer et de Twilight est pour moi un succès parmi les 15-35 ans, voire les 15-40 ans. Un public qui, comme moi, n’a pas de frein vis à vis de la littérature jeunesse, et va venir chercher de bonnes histoires dans ce giron plutôt qu’en littérature générale. Mais ce n’est pas parce que les adultes sont arrivés qu’on a réorienté le marketing. C’est davantage parce qu’on avait un marketing innovant, qu’on utilisait des supports comme le web, et qu’on faisait du marketing viral que les adultes ont aussi été touchés. On aborde là une dimension qui a profondément modifié notre travail d’éditeur, depuis Twilight. Le main dans la main avec le marketing est devenu une constante de notre activité. Jusque-là, le marketing était un service qui intervenait après le choix éditorial, pour porter des publications. Maintenant, on élabore les choses ensemble.
Vous ne proposez que des ouvrages d’auteurs anglophones, est-ce un choix éditorial ferme où envisagez-vous dans un futur proche de donner leur chance à des auteurs francophones ?
Je fais davantage qu’envisager. On a deux temps fort prévu pour cette fin d’année 2011 chez Black Moon : Le Dernier hiver de Jean-Luc Marcastel, un magnifique roman d’amour dystopien, et un thriller de Frédéric Mars : Non Stop. J’ai pas mal de projets à ce niveau pour 2012, mon objectif étant en effet d’élargir et de faire venir de nouveaux auteurs français chez Black Moon. Pour moi Black Moon n’est plus vraiment une collection, c’est une marque à part entière, pouvant s’ouvrir à des genres différents…
Le marché de la littérature fantastique jeunesse (et ado) semble plutôt bien se porter. N’avez-vous pas peur que le genre ne finisse par s’essouffler ? Ou est-on en train d’assister à une évolution à long terme du marché ?
Le marché de la littérature fantastique jeunesse et ado se porte bien, pas seulement du côté du fantastique. Je pense qu’il y là certainement a un phénomène de mode, mais qu’il en restera certaines constantes. Je ne suis pas certaine qu’on va voir immédiatement se réaffirmer un nouvel équivalent, : anges, zombies, loup-garou, ne parviendront pas, je pense, au niveau des vampires. Mais il y aura d’autres choses qui viendront enrichir ce secteur.
On voit qu’une série comme Hunger Games
de Suzanne Collins est en train de réellement émerger, le film en avril 2012 va sans doute y contribuer encore. Je pense enfin et surtout qu’on sera fortement surpris par le prochain best seller, qui n‘emergera sans doute pas là où on l’attendra. Il n’y a pas eu d’héritier d’Harry Potter, Twilight n’étant en tout cas pas l’héritier de la saga de J.K. Rowling tel qu’on l’avait prévu. Ni au niveau du sujet, ni au niveau du contenu, peut-être davantage au niveau des lecteurs, comme je l’ai suggéré plus haut. L’avenir peut venir des futurs lecteurs de Twilight, qui ont pour le moment 8 ans et qu’il faut parvenir à accrocher à la lecture. C’est eux qu’il faut arriver à embarquer dans la prochaine vague.
Un paradoxe, quelque part, vu que si on écoute les médias, les jeunes ne lisent plus…
On est dans un discours catastrophiste qu’on sait très bien entretenir en France. La France a pour spécificité, ce qui n’est pas le cas des Anglo-saxons, de véhiculer un certain snobisme intellectuel à ce niveau. Les journalistes ont beau jeu, régulièrement, de mépriser la littérature jeunesse. Il n’est que de citer récemment François Busnel déclarant que la littérature jeunesse est « une invention marketing destinée à écouler une production souvent mièvre et à soutenir des maisons d’édition en mal de chiffre d’affaire. » Cela témoigne d’un mépris total de ce qui actuellement dynamise le monde de l’édition. Les livres pour la jeunesse et les jeunes adultes , le manga, la BD, sont des secteurs qui se développent et sont des lieux réels d’innovation et de création..
Depuis le succès d’Harry Potter, les maisons d’éditions semblent davantage chercher à valoriser le fandom. Comment Black Moon intègre-t-il cette dimension dans sa logique marketing ?
Pour donner un exemple, on imprime de moins en moins de PLV (publicités sur lieu de vente) pour animer les librairies. Le gros de nos investissements marketing, on l’effectue sur la toile. Notre site Lecture Academy.com est très puissant en terme de visibilité, on a une communauté de 100 000 visiteurs uniques par mois, ce qui est exceptionnel dans notre secteur. C’est plus que modeste par rapport au site de TF1, mais énorme par rapport à nos concurrents qui développent plutôt des sites catalogues ou dédiés à telle ou telle série, pas des sites interactifs. On a également une page Facebook qui évolue de façon exponentielle. De 6000 amis il y a un an nous sommes passés à plus de 42000 amis maintenant.
Le marketing « online » mobilise l’ensemble des équipes. Notre responsables marketing et deux community managers, bien sûr, mais aussi les éditeurs qui sont tout le temps en train de poster sur Facebook,. Plus de 1000 commentaires par jours sont lus, corrigés et commentés par un modérateur. On investit énormément pour nos lecteurs, et on joue le jeu de la complicité et de la générosité avec eux. On leur donne des choses à lire, on leur demande leur avis, on organise des concours, on leur fait rencontrer les auteurs,… mille et une initiatives sont prises.
J’ai l’impression que la littérature jeunesse a insufflé un certain renouveau à ce niveau. Tout ce qui est rencontre avec les auteurs, les vidéos pour présenter les œuvres, le fait de faire du teasing avec certains chapitres, ce qui se retrouve de plus en plus dans d’autres genres littéraires, me semble en partie avoir été initié par la littérature jeunesse.
Je prendrais les choses à l’envers. Je pense qu’il y a eu une interaction entre l’explosion de la toile et des réseaux sociaux, et la dilatation de l’impact de phénomènes littéraires. Twilight était un phénomène de librairie, devenu best-seller de l’édition, devenu phénomène mondial avec le cinéma. Je pense qu’à ce niveau les deux vont conjointement. En ce sens, c’est assez difficile de dire qui est l’œuf et qui est la poule. Mais je pense que c’est logique que ça se passe au niveau de la littérature jeunesse. C’est la nouvelle génération qui est ici moteur, ceux qu’on appelle les « digital natives ». Ça fait parti de leur mode de vie, et du coup c’est naturel chez eux. Ils ont donc un rapport avec la lecture qui passe par la toile, qui est médiatisé par celle-ci. Plutôt que de se dire « Quand ils vont devant l’écran ils ne lisent pas », il faut se dire « Quand ils sont devant l’écran, c’est pour finir par lire ».
Pour vous, qu’est-ce qui explique la pérennité, pour ne pas dire l’universalité, du vampire ?
Moi qui ne suis en rien spécialiste comme avoué plus haut, je parle du vampire comme l’archétype du prince charmant sexy. L’éternité du prince charmant, son côté gentleman et séducteur. Avec, bien sûr, la dimensions sexuelle et le frisson du danger, sublimé par le fantastique, en prime. On est dans la reprise des grands axes du conte de fée, mais avec un déguisement plus attirant… du moins chez Stephenie Meyer. Ce qui permet de rendre le vampire universel et intemporel. On peut ajouter tout ce que je disais sur le rapport à la mort, au temps et au désir. Le fait que quand on consomme, on détruit l’autre. Je pense que tout ça fait l’objet de bien des études, et je serais prétentieuse de vouloir résumer les choses, mais d’après moi c’est un peu tous ces éléments qui entrent en ligne de compte.
Black Moon a-t-elle dans ses cartons de nouvelles séries aux dents longues amenées à faire leur apparition sur les tables des libraires dans les mois à venir ?
Il y a en effet des choses prévues à ce sujet pour 2012. Mais pour ça, il faudra suivre les actualités de notre page Facebook, et notre site Lecture Academy.com.