Boudry, Alfred. Interview avec l’auteur du Sang de Robespierre

Bonjour. Pouvez-vous vous présenter pour les internautes de Vampirisme.com ?

Internaute médiocre, j’utilise ce média parce que je n’ai pas le choix, mais je rêve souvent d’une bonne vieille machine à écrire. Sinon, je suis un écrivain autodidacte (en France, ce sont les seuls qui existent, vous me direz ; alors disons que je ne suis ni enseignant, ni universitaire, ni journaliste) qui a raté des études de cinéma. Le temps que j’apprenne à raconter des histoires, le tiers de ma vie était passé. J’ai donc accumulé des tonnes de textes aussi variés que bizarres sur des tas de sujets. En 2012, j’ai brûlé cinquante kilos d’archives pour me sentir plus léger. Sans regret. Quant aux livres que j’ai publiés, j’ai dû me battre plusieurs années pour chacun d’eux, avant ou après leur parution. Ça, c’était jusqu’à ce que je rencontre Davy Athuil, le fondateur du Peuple de Mü. Notre collaboration est parfaite ; elle n’a plus qu’à s’épanouir. Malheureusement, le milieu éditorial actuel (même la sous-culture de la SFFF) est un univers féodal dominé par des requins aux sourires éclatants, qui se disent vos collègues mais agissent comme des concurrents, quand ils ne jouent pas aux Inquisiteurs. En d’autres termes, je crève de faim mais je ne lèche la main de personne.

Vous venez de sortir aux éditions du Peuple de Mü le roman Le Sang de Robespierre. Pouvez-vous nous expliquer la genèse de ce projet ?

En 1994, je faisais du jeu de rôle depuis douze ans, en tant que meneur de jeu le plus souvent. J’ai donc fait ma première partie fin 1982, sur AD&D (quoi d’autre ?) avec un scénario paru dans Casus Belli. La préhistoire, donc. Au bout de douze ans à jouer toutes les semaines, j’étais en pleine phase expérimentale. J’avais maîtrisé une campagne de 3 Mousquetaires qui avait duré un an à raison d’une séance par semaine et s’était soldée par une course-poursuite de Rome à Paris. Pendant un an et demi, j’avais mené une campagne d’Ars Magica située en 1240 et dont l’ambition était rien de moins que faire faire le tour du monde aux personnages ; finalement, partis de Saint-Gilles, ils se sont arrêtés à Damas, et l’histoire n’a jamais été terminée (mais j’ai conservé les notes et j’en ferai peut-être un roman, un jour). J’avais maîtrisé une longue partie de Vampires où les personnages s’éveillaient, amnésiques, dans une clinique suisse, pour finalement découvrir, après mille péripéties, qu’ils n’étaient autres qu’eux-mêmes… c’est-à-dire, les joueurs, devenus vampires et vidés de leur mémoire. J’avais aussi écrit et maîtrisé un Shadowrun dont l’inspiration était la musique de Dead Can Dance dans un univers « neuromancien » (dix ans plus tard, cette histoire devenait La Digitale, paru encore six ans plus tard chez ActuSF).

J’avais écrit des centaines de scénarios (Rêve de Dragon, Daredevils, James Bond, StarWars, Shadowrun, Ars Magica, Vampire, Les 3 Mousquetaires, Aftermath, Middle Earth, AD&D…) pour finalement m’apercevoir que ce qui me plaisait, c’était de fouiller l’Histoire (« avec une grande hache », comme disait Desproges). Aussi, plus ou moins consciemment, en 1994, je décidai d’écrire une histoire énorme, quelque chose qui embrasserait toute une époque. La Révolution française s’est imposée d’elle-même, parce que je rêvais de guillotine et que je voulais résoudre cette énigme : pourquoi a-t-on brisé la mâchoire de Robespierre avant de l’exécuter ? Le Sang de Robespierre est ma réponse à cette question, qui n’intéresse pas les historiens « sérieux ». Bon, c’est une réponse complexe, je l’avoue.

Le roman dérive d’un scénario de Vampire : La Mascarade. N’y avait-il pas un risque de rendre le roman difficile d’abord aux néophytes ?

Il y avait plusieurs risques en transformant ce scénario de jeu de rôle en roman. Le premier était d’en faire un roman de sous-genre, un produit de marque dont le titre aurait figuré en plus petit que celui du jeu dont il était issu. Je voulais absolument éviter cela, à la fois pour des raisons de droits commerciaux (travailler pour un éditeur signifie en fait travailler sous un éditeur, donc perdre toute indépendance) mais surtout pour des conserver toute latitude en matière de qualité d’écriture. Le second risque – décourager les néophytes – s’éliminait de lui-même en résolvant le premier : gommer les aspects technico-ludiques allégeait le récit et le rendait accessible aux lecteurs non jargonnants.
Quoi qu’il en soit, il ne s’agit pas d’une transcription de partie à proprement parler (une telle chose serait peu cohérente et assez barbante, je pense) mais une adaptation, au sens où un scénario de film peut être une adaptation de roman. Le texte a été écrit comme un récit, en utilisant mes notes et le scénario comme trame de départ. Les événements ne s’y déroulent donc pas comme ils l’ont fait au cours de la partie. J’ai toutefois laissé dans le livre une réplique authentiquement prononcée lors de la partie à chacun des personnages ; on peut s’amuser à les découvrir, et il y a d’autres jeux plus ou moins cachés dans le corps du texte. Anagrammes, énigmes, personnages déguisés et/ou invités d’autres livres, évocations… Il y en a beaucoup mais aucun de ces éléments n’entrave la lecture ; il n’est pas nécessaire de les résoudre ou de les reconnaître pour comprendre l’intrigue. Ce sont des friandises pour l’esprit, et Le Sang de Robespierre n’est pas un roman à tiroirs.
Pendant que j’y pense, le troisième risque était d’en faire un énième « truc de vampires ». J’espère l’avoir évité.

La Révolution française est une période qui intervient rarement au niveau de la littérature vampirique (chez Saberhagen et chez Faivre d’Arcier, ce me semble). Comment expliquez-vous cela ? Et a contrario, pourquoi avoir choisi vous-même cette période ?

La période révolutionnaire est extrêmement documentée, à un point qui confine à la saturation. Vous ne pouvez donc pas y raconter n’importe quoi. Le moindre personnage un tant soit peu historique a un calendrier bien établi ; il était ici de telle date à telle date, puis là, puis absent, puis mort ou disparu. La guillotine a fonctionné à partir de tel jour ; elle était de tel modèle puis de tel autre. Etc. Les possibilités de jonglage sont très étroites. Si vous choisissez de situer un récit au cœur de cette période, vous n’avez que deux possibilités de focale pour votre histoire : soit vous restez loin de la réalité historique, vous inspirant de l’ambiance et de la saveur, courant le risque d’obtenir ce que j’appelle une Anachronie, à savoir une espèce de série-B à décor de carton-pâte et costumes de crépon, avec l’empereur Commode qui meurt dans l’arène dix ans avant lui-même pour préserver la morale dominante – ou bien vous collez aux détails, vous suivez un calendrier au jour le jour, voire à l’heure près, et vous obtenez (si vous ne vous êtes pas planté/e) un récit historiquement fondé, au sein duquel votre fiction sera si étroitement tissée qu’on ne pourra plus l’en démêler… pas même vous. Cette deuxième option est évidemment bien plus difficile à mettre en œuvre.

Le Sang de Robespierre m’a demandé 27 ré-écritures échelonnées sur une quinzaine d’années. Chaque nouvelle version explorait puis ajoutait une nouvelle dimension à l’ensemble. Le chapitre L’Amoureux, par exemple, a été entièrement refondu quelques mois avant parution. Le personnage de Rodolphe Cassel-Cordelier (mon ancêtre putatif, qui aurait dû rester anecdotique) a soudain acquis une présence importante, voire primordiale pour le récit. D’ailleurs, je ne m’attendais pas du tout à son discours sur les vampires ! Quant à son résumé de l’intrigue, je trouve qu’il a un peu dépassé la mesure.
Et puis, j’aime les périodes riches en personnages brillants et insaisissables ; pas la nôtre, donc.

Quel regard portez-vous sur l’évolution du vampire en littérature ces dernières années ?

Pas tendre. Comme tout ce qui tombe sous la coupe des marchands d’idéologies, les vampires sont devenus de simples prétextes à vendre de la soupe, littéraire ou autre. Le simple fait que « bit-lit » soit désormais une marque déposée le prouve sans l’ombre d’un doute. Le lecteur bien cérébré doit donc opérer un tri exigeant s’il veut repérer des livres intéressants dans le compost général qu’est devenu l’édition. Pire encore, il faut que les auteurs se défendent contre les pilleurs d’idées ; Fred Saberhagen a été plagié par le scénariste du Stoker’s Dracula de Coppola, et peut-être aussi par Anne Rice. Mais qui s’en soucie ?

Je voue aussi un mépris certain aux gens dénués d’humour qui, au cours des années 1990, ont imposé une image stéréotypée, guindée et dogmatique du vampire, réduisant à peau de chagrin les variations possibles de sa figure mythique. Il faut remonter à 1968 pour rencontrer un vampire marrant, et à 1989 pour trouver une variation psychologique intrigante (Vampire’s Kiss, scénario de Joseph Minion, avec Nicolas Cage). Il y a eu un sursaut en 2013 avec le beau film de Jim Jarmusch, Only Lovers Left Alive.

Finalement, je crois que Je suis une légende (le livre de Richard Matheson, pas le film de… Vous m’avez compris) constitue la dernière rénovation du mythe, en portant le débat sur la scène écologique ; c’était une idée géniale, et il est possible qu’aujourd’hui l’intérêt plus ou moins conscient que les lecteurs portent au vampire ait un rapport étroit avec notre présence évanescente dans un monde en train de crever lentement mais sûrement. Parce que c’est aussi ça, un vampire : une créature qui n’en finit pas de mourir.
Depuis qu’Anne Rice a synthétisé l’histoire des vampires (en l’enterrant mort-vivant, pour ainsi dire), j’ai plutôt l’impression qu’être un vampire se résume à séduire des Californiennes teintes en brunes et vêtues de sombre pour qu’on ne les confonde pas avec des bimbos. (« Non, mais t’imagines, la honte ! »)

Les miens, de vampires, n’ont pas de libido, seulement une conscience ; encore que les deux aient un point commun : elles sont exacerbées.

Quelles sont vos premières et dernières rencontres avec un vampire (littéraire et / ou cinématographique) ?

Je ne me souviens pas de ma première « expérience vampirique » (curieux, cette façon d’en parler comme d’une expérience sexuelle). J’ai dû lire le Dracula de Stoker vers 12 ou 13 ans, mais ça ne m’a laissé aucune impression ; je ne voyais pas ce que le terme omniprésent de « volupté » cachait en réalité. Quand j’ai vu Le Bal des Vampires de Polanski à 19 ans, les choses étaient plus claires, mais le film en lui-même n’est pas effrayant (encore qu’on puisse gloser sur l’aspect prophétique des scènes avec Sharon Tate, mais je m’égare). J’ai dû rencontrer d’autres vampires avant mais ils ne m’ont pas marqué. À vrai dire, j’estime que le Comte Dracula de Stoker n’a pas de personnalité propre ; c’est un vampire générique, pas une personne ; un monstre destiné à être détruit, donc un résidu sadien, de la chair à psychanalyse. Saberhagen lui a rendu (dans les Dracula’s Tapes) un peu de l’étoffe qui lui manquait.

J’ai vu le Vampyr de Dreyer à 20 ans, mais j’y ai trouvé une variation sur le thème du double plutôt que sur le mort-vivant. Quant à Nosferatu, vu le même jour, il m’a laissé perplexe, sans plus. J’ai toujours eu du mal à comprendre le phénomène de fascination béate que ressentent certains humains en présence de choses ou de gens qui les « dépassent ». Je suis trop curieux pour me laisser impressionner par quoi que ce soit ; si une grande gueule pleine de crocs luisants faisait mine de me mordre, j’essaierais sans doute de glisser un bout de bois en travers pour inspecter ses ganglions. Par contre, La Marque du Vampire de Tod Browning m’a interpellé ; mais je ne peux pas dire pourquoi, au risque de dévoiler l’intrigue du film.

Vous l’avez compris : au risque de prendre certains lecteurs à rebrousse-poil, j’avoue que je ne crois pas à l’existence des vampires. Pas au sens religieux, en tout cas.
La seule fois où une figure vampirique m’a bousculé l’entendement quelques secondes, c’était celle de Salma Hayek dans From Dusk till Dawn, de Roberto Rodriguez. Je n’avais pas regardé l’affiche et personne ne m’avait dit de quoi ça parlait. Tant mieux pour l’émotion ! Mais ça n’a marché qu’une fois, bien sûr.

Pour vous, comment peut-on analyser le mythe du vampire ? Qu’est ce qui en fait la pérennité ?

Tous les mythes sont pérennes, sinon on les oublierait et ce ne seraient pas des mythes. Le plus ancien vampire de la littérature était Empousa, fille d’Hécate, démon aux pieds de bronze qui changeait de forme à volonté et séduisait les hommes pour les vider de leur sang pendant leur sommeil (après on devine quelle activité). Il est même possible qu’il y en ait un dans la geste de Gilgamesh. Les dragons, les sorciers, les chimères, les spectres… tous les monstres se rencontrent un peu partout et de tout temps ; ils ne font que changer de forme et d’attributs, et encore, pas toujours.

Ce qui fait que les Vampires « marchent » bien aujourd’hui (disons, depuis le début du XIXe siècle, quand l’éditeur de Lord Byron a publié la nouvelle Le Vampire en croyant qu’elle était du maître, alors qu’elle était de son secrétaire Joseph Polidori) tient peut-être à un rapport social particulier entre notre éducation et notre sexualité, du moins si l’on considère le sang comme métaphore non-censurable du sperme. L’explosion du personnage-archétype de Dracula correspond d’ailleurs à la fin de l’ère victorienne, donc à la fin de la répression sexuelle la plus profonde et la plus absolue jamais pratiquée dans une société se croyant civilisée. Sa continuation jusqu’à nos jours signifie que cette répression existe toujours, sous une forme plus insidieuse, certes agonisante mais toujours capable de blesser.

Mais voilà que je fais de la sociologie ! Nous sommes tous des vampires puisque nous avons tous besoin d’autrui pour survivre. Disons simplement que certains individus sont plutôt des loups-garous, des dragons, des gorgones (notamment frustrées), des voutons ou des meaux… Quant à moi, je suis de la classe Chimère, puisque je suis un élouphin (éléphant + loup + dauphin).

Comme le suggère l’ouverture du Sang de Robespierre, nous sommes tous des monstres aux yeux d’autrui. L’une des plus grandes difficultés de la vie humaine consiste à trouver les quelques monstres qui supporteront notre monstruosité et dont la leur ne nous rendra pas malade ou fou. Et quand nous avons trouvé le monstre idéal, il ne reste alors qu’à créer de nouveaux petits monstres.

Avez-vous encore des projets de livres sur ce même thème ? Quelle va être votre actualité dans les semaines et les mois à venir ?

Sur les vampires, je n’ai rien en vue. Par contre, je travaille sur un roman qui se déroulera avant, pendant et après la Révolution française. Ce sera une histoire plutôt réaliste, axée sur le monde des arts, encore que l’un des personnages soit une sorte d’ange-gardien qui a ses entrées partout… vraiment partout. À part cela, l’actualité 2015 est très chargée !

Le 15 novembre s’ouvre ma collection « Adynata » chez Le Peuple de Mü. Le premier titre est un recueil de nouvelles « implausibles », L’Illusion du contrôle de Sonia Quémener, que les amateurs de SF connaissent bien, puisqu’elle a traduit Iain M. Banks et d’autres pointures. Cette collection a pour objectif de publier des OLNI, des Objets littéraires non identifiés, autrement dit des livres qui ne parviennent pas à trouver éditeur sous prétexte qu’ils ne ressemblent pas à quelque chose de connu. Or, seul l’inconnu nous attire et nous séduit.

En décembre paraîtra sur Le Serpentaire, la revue numérique du Peuple de Mü, le recueil des nouvelles écrites lors de l’atelier Du cauchemar au récit qui s’est déroulé pendant les Intergalactiques de Lyon. Dix personnes ont écrit pendant quatre heures, et croyez-moi, le résultat est de qualité. Le profit des ventes sera intégralement reversé à une association caritative.

Au printemps paraîtra au Peuple de Mü le premier tome des Vicariants, un roman-mosaïque écrit à 5 (Michael Roch, mon vieux compagnon de route Marc Vassart, qui était déjà dans La Bibliothèque nomédienne – L’Atalante –, Aléric de Gans et Benjamin Catel). Il s’agit du résultat d’un atelier d’écriture sur Internet qui a duré plus de trois ans. Son thème : par l’exploration spatio-temporelle de sept époques différentes, nous interrogeons le rôle de la guerre dans l’Histoire humaine.

Tout au long de l’année, j’animerai des ateliers d’écriture créative bilingue sur un thème SF, intitulé Voyageurs éperdus. Travail de longue haleine, cet atelier se déroulera en trois phases : lancement de l’expédition – scission et retour aux sources – fin d’un monde. Les ateliers physiques auront lieu dans ma région (Provence-Côte d’Azur) et une plate-forme internet permettra à quiconque de participer à l’aventure, en restant chez soi.
Enfin, je ne vous dis pas tout parce que cela ferait trop et qu’il y a encore des choses que j’ignore. Toutefois, mon petit doigt m’a dit que vous devriez garder un œil sur la région lyonnaise ; il y a du Tarot dans l’air..

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