A Girl Walks Home Alone at Night est une découverte singulière. Peu distribué sur le territoire français (13 salles) à sa sortie (novembre 2014), le film, aujourd’hui enfin accessible en DVD, révèle une forme artistique cinématographique et musicale riche. La réalisatrice américaine, Ana Lily Amirpour, dessine, en puisant dans ses racines iraniennes et son bagage multiculturel, un tableau en noir et blanc d’une ville fantomatique, Bad City, à l’image des productions « underground » des années 80.
A Girl Walks Home Alone at Night dévoile, au centre d’un lieu porté par une atmosphère sombre et étouffante, l’image d’une justicière sans nom, à l’instar des héros d’une filmographie western à la Sergio Leone. L’héroïne, une jeune vampire vêtue d’un tchador, erre chaque nuit en quête de sang, dans une ville pétrolifère imaginaire d’Iran.
Sa déambulation nocturne l’amène dans une communauté en marge où se côtoient les dealers, les drogués et les prostituées.
Sheila Vand, porte, dans une dualité latente, un regard dévastateur et sanguinaire sur ses proies masculines, Saeed, (Dominic Rains), le dealer et proxénète, Hossein, le père d’Arash, et le clochard, tandis qu’elle endosse un voile protecteur envers les êtres fragilisés (Atti, la prostituée et le petit garçon). La tentation du sang ne s’exprime qu’auprès d’êtres parasites, néfastes pour Bad City, cette ville corrompue et fait écho au parti pris exploré dans la culpabilité et l’euthanasie auprès de personnes âgées en fin de vie dans Byzantium de Neil Jordan. Pourtant, elle croise, sur sa route, un être différent, un rebelle au grand cœur, Arash (Arash Marandi), et solitaire, avec qui elle partira de Bad City.
A Girl Walks Home Alone at Night, inscrit l’univers du vampire dans une dimension totalement innovante et surprenante. A Girl Walks Home Alone at Night, textuellement la fille qui rentre seule chez elle la nuit, met en scène une jeune femme en tchador et marinière, arborant des crocs rétractables la nuit, auprès d’hommes peu fréquentables.
Alors que la morale iranienne interdit qu’une femme sorte, non accompagnée, A girl absorbe toute vie nécrosée, se laissant surprendre par cette apparition mystérieuse.
Elle, l’est, mais aussi, autant absente que présente, elle est là, où on ne l’attend pas et inversement, comme tout vampire. Ses apparitions sont furtives et obsédantes, A girl observe et surveille Bad City, dans ses errances nocturnes, dans l’obscurité et dans la lumière blafarde des réverbères. Chaque soir, elle marche ou ondule le long des trottoirs de ce no man’s land, vêtue de sa cape vampirique, à l’allure féline et au regard perçant, à l’image du chat d’Arash. Silencieuse, elle captive et surprend, dès lors qu’elle surgit de nulle part.
Au-delà, l’intérêt de A Girl Walks Home Alone at Night, réside dans l’histoire du vampire et de son univers. L’antre du vampire, accessible par une entrée digne des tombeaux de lignées aristocratiques, dévoile une palette de références musicales (posters des Bee-Gees, de Madonna…), de témoignages de voyages (cartes, valises) à l’image du capharnaüm d’Adam de Only lovers left alive de Jim Jarmush.
La réalisatrice casse les codes et se joue du mythe, alors que la vampire rencontre Arash, déguisé en Dracula, au détour d’une rue étonnamment éclairée. Leur rencontre produit un effet dramatico-comique, sous l’effet d’un mimétisme latent. Tandis qu’ils semblent s’apprivoiser l’un l’autre, par de magnifiques jeux de regards et d’une douce musicalité, le magnétisme de leurs corps s’exprime tout en retenue, tout comme dans In the Mood For Love de Wong Kar Wai.
La réalisatrice signe, à travers ce film, une approche humanisante du vampire. La caméra introspective la dévoile frêle et délicate (la scène du bain), exprime sa profonde solitude, lorsqu’elle marche inlassablement, seule la nuit dans Bad City, à la recherche de proies, et qu’elle reproduit, inexorablement, la même quête (alors qu’elle danse, puis se maquille et semble ramper le long des murs), le regard froid et profond, tout comme le personnage de The Limits of the Control de Jim Jarmush, qui poursuit son errance de ville en ville, afin d’accomplir sa mission. Lors d’une interview, la réalisatrice notera l’existence d’un comic-book en plusieurs tomes, sur l’historique du vampire, sur sa volonté de disparaître face au soleil du jour.
Pourtant, la rencontre avec Arash bouleversera ses codes, impuissante face à la pulsion qui l’anime, elle résistera et le laissera entrer symboliquement dans son univers, alors qu’elle se laisse percer les oreilles avec une épingle à nourrice. « Je suis mauvaise », lui dira-t-elle. Presque sans mot, et par la force du mouvement des corps et des regards, l’un pénètre dans la vie de l’autre, pour fuir ensemble Bad City. Cette « union » intemporelle fait écho au film suédois, Morse, alors qu’Oskar, le jeune garçon s’éprend de la fillette vampire, Eli, et part avec elle vers d’autres lieux. Par ailleurs, Ana Lily Amirpour exploite, de manière assez similaire, les décalages de ton entre les deux protagonistes : Arash enlasse A girl parce que sa main est glacée, Oskar enlasse Eli parce qu’elle est malade ; Arash lui propose un hamburger, Oskar lui offre des bonbons, comme si les rapprochements entre les deux personnages étaient universels.
Illustré musicalement par des tonalités culturelles différentes, sur un morceau en farsi du groupe iranien, Kiosh, dès le début du film, faisant écho à la musique tzigane de Kusturica, ou le groupe Federale, ces empreintes musicales soulignent et participent à la narration cinématographique, tantôt lente, tantôt violente, du vampire et des protagonistes.
Par une mise en scène en demi-teinte, jouant sur les contrastes et les mouvements de caméras, Ana Lily Amirpour, présente un contexte décalé et intemporel, et revendique son appartenance à des références cinématographiques et musicales qui lui sont propres. La tonalité en noir et blanc, ainsi que l’ancrage industriel, participent à cette imagerie sombre et glauque. La touche Lynch est bien réelle, Eraserhead, ou Elephant Man, notamment à la fois par son « anormalité » et par la symbolique industrielle, qui marque une forme d’oppression et de répétition des forages pétroliers.
Terrains vagues, rues désertes, décharge remplie de corps inertes, concourent à une forme d’inhumanité et d’immobilisme latent.
Bad City est une « coquille » vide étouffée par le silence et la peur. Tant bien que mal, certaines âmes perdues arrivent encore à survivre, et dansent, tels Atti, la prostituée, ou le travesti, chacun à son propre rythme, dans une intimité et poésie bouleversantes.
A Girl Walks Home Alone at Night, apporte une dimension nouvelle à la filmographie vampirique, à la fois par son caractère symbolique, une jeune femme vampire en tchador, représentant la condition féminine en Iran (focus des médias en début de film), et de par son statut d’entité solitaire à l’image de la femme iranienne, mais au-delà, le film emprunte, par des résonances multiples, une forme cinématographique autre : western vampirique, drame iranien, étude de mœurs en Iran…, bien que la réalisatrice se défende d’avoir construit un film sur la femme en Iran. Ce qu’elle a voulu exprimer est un hommage, en quelque sorte, au mythe du vampire (elle cite le Nosferatu de Murnau) et à son universalité.
À l’aide de petits boulots, Arash parvient à entretenir son père Hossein, qui a sombré dans la drogue. Le seul trésor du jeune homme est une voiture qu’il est parvenu à s’offrir à force d’économiser. Mais Saeed, le dealer de son père, fait main basse sur le véhicule, prétextant les sommes importantes que Hossein lui doit. Jusqu’à ce que sa route croise celle d’une étrange jeune femme à la démarche évanescente. Attiré par la jeune femme, le malfrat l’invite chez lui. Pendant ce temps, Arash cherche un moyen de rembourser Saeed et récupérer sa voiture.
Tourné en noir et blanc, le film d’Anna Lily Amirpour a su faire parler de lui l’année de sa sortie, ayant eu des retours pour le moins positifs lors de son passage en festival. Il nous aura cependant fallu attendre la sortie en DVD/BR, le film n’étant malheureusement pas sorti en salle par chez nous (une vraie épidémie ces temps-ci). Visuellement, le film happe rapidement l’attention du spectateur. Toute l’intrigue s’articule autour d’une galerie de personnages assez réduite, qui hantent le jour (mais surtout la nuit) les rues de la ville de Bad City. L’image et la photographie sont aussi léchées que le décor est dépouillé, les rues de la ville apparaissant perpétuellement désertes. Ce qui frappe dès les premières minutes, après une entrée en matière somme toute légère (Arash récupérant son chat avant de rentrer chez lui), c’est la violence qui secoue la ville une fois la nuit tombée. Drogue, prostitution, violence envers les femmes sont de mise, ponctionnant l’énergie des protagonistes (la pègre, représentée par Saeed, ne semblant pas gênée par qui que ce soit) à l’image des derricks qui extraient le pétrole, seule activité industrielle apparente à Bad City.
J’ai lu plusieurs comparaisons entre A Girl Walks Home Alone at Night et The Addiction de Ferrara. Si les deux films partagent une image en noir et blanc et le thème de l’addiction (pour les drogues et le sang), ce dernier n’est cependant pas aussi central chez Amirpour que chez Ferrara. C’est davantage la défense des violences faites aux femmes qui s’impose dans le présent film, voire tout simplement la violence perpétrée par les hommes en général, à l’encontre des femmes, ce qui donne à la vampire du film l’image d’une protectrice de ces dernières. Une protectrice qui n’hésite pas à châtier, et à menacer les hommes qui n’ont pas encore tranché entre le bien et le mal (la rencontre avec le petit garçon est à cet égard assez révélatrice).
Niveau vampirique, le mythe est concentré autour du vampire féminin qui hante les rues de Bad City. Si elle ne sort qu’à la tombée de la nuit (et semble se réveiller au moment où le soleil se couche), rien ne dit qu’elle ne peut pas se déplacer en journée. En tant que vampire, elle doit se nourrir de sang à un rythme quasi journalier, mais choisit précisément ses victimes. Hormis sa rapidité, sa force physique, sa démarche évanescente et la possibilité de moduler sa voix, on ne lui connaît pas de pouvoirs particuliers. Et si elle porte le chador, ce dernier n’a pas de connotation religieuse à ses yeux, officiant ainsi comme une cape de circonstance.
Un film à part parmi les productions récentes sur le thème du vampire. Difficile de parler de scénario, sans pour autant que cela nuise à l’intérêt du film, qui possède une ambiance particulièrement réussie, travaillée aussi bien via l’image que la bande-son (qui mélange rock et musique iranienne). À noter que le bluray incluT un livret sous forme de bande-dessinée qui propose deux histoires qui s’apparentent à des trailers, l’une s’intégrant dans la temporalité du film, l’autre le précédant.