Corneel de Roos, Hans. Interview avec le (re-)découvreur de Powers of Darkness [addendum 2]

Cher Hans, notre dernier entretien date d’il y a quatre semaines. Étant donné votre vitesse de travail, j’imagine qu’il y a quelques nouveautés ?

Plusieurs choses sont remontées, en effet. La dernière fois, nous avons parlé d’Anders Albert Andersson-Edenberg, comme l’homme qui avait probablement traduit et publié Mörkrets makter, la version suédoise de Dracula.  Il semble que mes soupçons étaient fondés. J’ai passé en revue les articles qu’Andersson-Edenberg avait écrit et publié pour le Svenska Familj-Journalen, un magazine mensuel illustré. Il a contribué aux articles de ce magazine dès 1867, il devint ensuite membre de l’équipe régulière et, en 1877, fut promu rédacteur en chef. j’ai découvert que beaucoup d’idées et de métaphores qui apparaissaient dans Mörkrets makter trouvaient leurs racines dans ces textes précoces.

Pouvez-vous donner quelques exemples ?

Il y en a bien trop ! Mörkrets makters mentionne Der Freischutz et Preciosa, deux opéras romantiques de Carl Maria Weber à propos desquels Anderson-Edersson a écrit en 1872. Il se réfère également à Robinson Crusoé, à «La belle au bois dormant» de Perrault, à l’alchimiste Cagliostro, à la chaîne de montagne des Tatras, à l’amour et à l’or comme les vrais dirigeants de ce monde – des sujets sur lesquels s’était penché le Svenska Familj-Journalen. Le comte parle des fleurs qui éclosent l’été mais meurent en hiver – de la même façon qu’Andersson-Edenberg en parlait dans « Sista resan » (1872). Harker décrit le fog londonien «comme un terrible vampire, qui s’abreuve de la force et du liquide vital du peuple, empoisonnant le sang et les poumons des enfants, apportant des maladies sans fin». Dans le Svenska Familj-Journalen de 1879, un certain « Herm. H-g » écrivait «De nombreuses réminiscences de cette époque sont parvenues jusqu’à nous, de cette époque où la guerre dans sa forme la plus sombre suçait le cœur de la Scanie, tel un vampire toxique».

Dans la version étendue de Mörkrets makter, Vilma (Mina) décrit l’une des infirmières de l’hôpital proche du château de Dracula comme «Une vraie Valkyrie des Hautes Terres Bavaroises.» Cette formulation pourrait puiser ses racines dans le Svenska Familj-Journalen de l’année 1876, qui contient un article illustré au sujet du Temple du Walhalla, situé près de Donaustauf, en Bavière, à 420 mètres au-dessus du niveau de la mer, et d’un poème d’Andersson-Edenberg, intitulé Valkyrian.

Vous parlez d’une version étendue ?

Dans notre première interview, j’ai expliqué qu’il existait une version longue et une version plus courte, de 264 pages seulement. La version longue a été publiée dans Dagen et plus tard dans Tip-Top, en 1916-1918. Juste avant Pâques, j’ai reçu de nouveaux scans en provenance de Stockholm. Il apparaît maintenant que la version de 264 pages a été publiée en feuilleton dans Aftonbladets Halfvecko-upplaga, un semi-hebdomadaire appartenant au même groupe de presse. J’ai découvert que, dans Dagen et dans Aftonbladets Halfvecko-upplaga, la partie transylvaine était identique – elle a été imprimée à partir de la même matrice, laquelle a également été utilisée pour les scans que j’ai reçu auparavant. La présentation ne commence à diverger qu’à partir de la page 196. La version sérialisée de Dagen se poursuit sur le mode du journal intime, alors que la version semi-hebdomadaire bascule sur un mode de narration traditionnel. La version islandaise s’appuie donc sur la version de Aftonbladets Halfvecko-upplaga, et non sur le feuilleton publié dans Dagen. La version de 264 pages que j’ai reçu le 8 mars a également été assemblée à partir de cette version, ou alors il s’agit d’une réimpression bonus, utilisant une nouvelle fois la même matrice.

Quelqu’un a-t-il découvert comment Dracula est arrivé en Suède en premier lieu ?

Je peux juste parler pour moi-même, mais j’ai désormais une théorie. Comme vous vous en rappelez sans doute, Andersson-Edenberg et Harald Sohlman, le rédacteur en chef du groupe Aftonbladet, étaient actif au sein du Publicistklubben, l’association nationale des journalistes suédois. Dans le Aftonbladet du 14 décembre 1896, nous avons ainsi appris comment la tâche de préparer le 4ème Congrès International de la Presse, prévu pour se dérouler du 25 au 28 juin 1897 durant l’ Exposition Générale d’Art et d’Industrie à Stockholm, échut à Sohlman et à son comité. Ma première présomption était que les journalistes anglais avaient pu présenter Dracula à Sohlman, ou à Anderson-Edenberg, ou aux deux. Le livre de Stoker était paru un mois auparavant, le 26 mai, et il avait attiré une certaine attention à Londres. Mais j’ai découvert que les journalistes anglais n’avaient pas fait le déplacement à Stockholm. En 1896, le British Institute of Journalists s’est retiré du processus de création d’un organisme permanent et international, dont il en avait été question durant le premier Congrès International à Antwerp en 1894, et durant le second à Bordeaux en 1895. La création de l’IUPA, l’International Union of Press Associations, n’a été adoptée que lors du troisième Congrès International, à Budapest en 1896. Mais bien que les Anglais étaient les initiateurs de l’idée, ils avaient le sentiment que l’IUPA étaient dominé par une initiative continentale. Ils étaient également trop occupés pour faire le voyage à Stockholm en raison du Jubilée de la Reine Victoria.

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Donc la première piste s’est avérée caduque ?

Oui, mais cela s’est avéré très utile de dénicher ces détails. Par-dessus tout, j’ai noté que les Hongrois avaient une forte présence à Stockholm. De nos jours, l’image de la Hongrie est troublée par 50 ans de Guerre froide. Mais dans les années 1900, Budapest était une des villes les plus modernes au monde. Le troisième Congrès International c’était tenu là en 1896, durant les célébrations du Millénaire, et il était hébergé par l’association de presse hongroise Otthon. Le président d’Otthon, et celui du troisième Congrès International se nommait Jenő Rákosi (1842-1928), le rédacteur en chef du Budapesti Hírlap (1883-1939), le plus important journal hongrois. Au Congrès de Stockholm, il tenait lieu de vice-président, et a pris la parole durant les cérémonies d’ouverture et de clôture, parmi d’autres; il était francophone, la langue officielle du Congrès. Après ce dernier, il est resté en Suède quelques temps. Le Svenska Dagbladet du 20 juillet rapporte que Rákosi, accompagné d’un groupe de journalistes français, projetais une excursion au Cap Nord pour admirer le soleil de minuit. Le frère de Jenő, Viktor, qui avait également un rôle clé au Budapesti Hírlap, se trouvait également à Stockholm à cette période. En juin 1895, Viktor avait pris la parole durant une rencontre internationale de journalistes, à Copenhage. En 1896, le Dagens Nyheter l’appelait le « Mark Twain hongrois ». En septembre 1897, quand Jenő Rákosi fût décoré par l’Empereur Guillaume d’Allemagne, le Dagens Nyheter le surnomma « un des plus fameux participants du Congrès de la Presse ». Harald Sohlman, d’un autre côté, en tant que représentant d’un des plus grands journaux suédois, était aussi un des participants les plus prestigieux; lui et son frère Arvid étaient membres de du comité local d’organisation. Durant le Congrès, Aftonbladet publia l’Édition de dépêches en français. En juin 1896, durant le Congrès International de Budapest, l’association Otthon (Maison) de Rákosi supporta la candidature de Stockholm pour le Congrès International de 1897, au détriment de Lisbonne, pointant « les interactions littéraires qui s’étaient développés entre les auteurs suédois et hongrois au fil des ans ». Otthon étant l’une des plus importantes associations de presse en Europe, avec 700 membres, son vote a pu être décisif. le Aftonbladet du 17 juin 1896 rapporte d’ailleurs ce support bienvenu. Le 5 juillet, il y est rapporté un autre message de Jenő Rákosi, où il déclare espérer visiter Stockholm. On peut présumer que Sohlman prit le temps de parler avec Rákosi durant le Congrès de 1897.

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Et en quoi cela fait-il sens ?

Jenő Rákosi  a été le premier à traduire et à adapter en feuilleton Dracula, dans le Budapesti Hírlap, dès le 1 janvier 1898. Peut-être Sohlman a-t’il juste copié l’idée de Rákosi, tout comme Ásmundsson copia pus tard l’idée de Sohlman. Sohlman et Rákosi avaient beaucoup en commun : ils étaient tous deux des libéraux conservateurs, et par là même d’ardents nationalistes. Rákosi rêvait d’une Grande Hongrie, Sohlman ne voulait pas que la Norvège devienne indépendante de la Suède. En 1896, Rákosi fonda un nouveau journal, en plus du Budapesti Hírlap; il l’appela Esti Ujság. Cela signifie Le journal du soir – le même nom que l’Aftonbladet de Sohlman.  Mais le plus important, c’est que Rákosi et Sohlman sont apparemment restés en contact après le Congrès International de 1897.

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Il y a des preuves de cela ?

Il y a quelques indices significatifs. Tout d’abord, le 18 septembre 1897, Aftonbladet publia un télégramme que Rákosi, au nom de ses collègues de la presse hongroise, avait envoyé deux jours plus tôt, pour féliciter le Roi Oscar II de Suède lors de son Jubilé d’Argent. Le télégramme ayant été apparemment envoyé à Aftonbladet au lieu du Roi lui-même, on peut supposer que Rákosi et Sohlman avaient une relation de confiance. Le 6 novembre de la même année, Aftonbladet relata un meeting du Publicistklubben, durant lequel un autre message de Jenő Rákosi avait été réceptionné, remerciant l’association suédoise d’avoir hébergé le quatrième Congrès. Le 2 mars 1898, Dagens Nyheter signala un numéro de La Presse Internationale, pour lequel Rákosi avait contribué par un article sur les relations entre la Suède et la Norvège. De manière évidente, le sujet l’intéressait. Et la 24 juillet 1899, Aftonbladet publia une protestation internationale contre la censure russe à l’égard de la presse finlandaise. Le nom de Sohlman était le premier mentionné en-dessous de l’article. Juste derrière ses collègues journalistes danois, les principaux journalistes hongrois étaient cités, avant les Anglais, les Américains, les Portugais, Les Espagnols, Les Hollandais, les Belges, les Italiens, les Suisses, les Français, les Autrichiens, les Allemands et les Tchèques. Viktor Rákosi signait la protestation en tant que représentant du Budapesti Hírlap, en compagnie du Dr. Szor Beldi. De cela on peut conclure, directement ou indirectement, que Sohlman était toujours en contact avec les Rákosi à ce moment-là. Ce qui est logique, étant donné que les grands journaux européens étaient constamment en train d’échanger des informations les uns avec les autres. Dans le Aftonbladet des années 1890, on trouve plusieurs articles d’actualités mentionnant le Budapesti Hírlap comme source, et inversement. Des exemplaires de journaux étaient envoyés de Budapest à Stockholm, et vice versa, tous les jours.

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Et qu’en est-il de Bram Stoker là-dedans ?

C’est difficile à dire. Son nom n’apparaît pas dans les actualités – ni en Suède, ni en Hongrie, ni en Islande. par l’appel international de 1899, on peut voir que Sohlman était toujours en contact avec ses collègues anglais, même si leur association n’avait pas rejoint l’IUPA. Un des signataires était un certain J. B. Atkinson du Manchester Guardian; dans Mörkrets makter, “Atkinson” est le nom de la famille anglaise chez qui Vilma loge à Budapest. Et parmi les participants au deuxième Congrès International à Bordeaux, en 1895, on trouve Jane Stoddart, la seule journaliste à avoir conduit une interview de Bram Stoker. Qui sait si elle n’a pas transmis la nouvelle de la publication de Dracula à Rákosi, qui était lui aussi au congrès de Bordeaux ? Toutefois, dans le Budapesti Hírlap, on trouve des actualités sur Trilby, sur Henry Irving, Ellen Terry et les productions du Lyceum Theatre, telles qu’Hamlet,  Faust et Madame Sans-Gêne; le journal mentionne Sullivan, Comyns-Carr et Beerbohm-Tree, mais pas Stoker. Le 31 décembre 1897, Rákosi présente Stoker à ses lecteurs comme un auteur américain, ce qui veut dire qu’il n’était pas très informé sur lui. Comme auparavant, essayer de trouver comment Dracula est arrivé en Hongrie, puis en Suède, et enfin en Islande, reste un jeu de devinettes et d’intuitions. Mais étudier la manière dont les principaux hommes de presse ont coopéré à travers l’Europe dans les années 1890 est certainement un bon point de départ, car les trois premières traductions étrangères ont été conduites par des journalistes, pour être découpées en série dans les journaux – les livres qui en ont découlé n’étant plus ou moins que des produits dérivés.

Vous nous avez envoyé il y a quelques jours votre article sur une des premières adaptations en série de Dracula, pour le journal de Chicago Inter Ocean, publiée du 7 mai jusqu’au 4 juin 1899. Vous avez-écrit que la faute de typographie “Western” dans le nom de Lucy avait été repris dans l’adaptation suédoise. Comment cela se connecte-t-il avec la version hongroise ?

Dans l’annonce du Inter Ocean de début mai 1899, on trouve uniquement le terme « Western », alors que dans le feuilleton on trouve aussi bien « Westerna » (faute de frappe) que « Westenra (l’orthographe attendue) l’une à côté de l’autre, par exemple dans les épisodes des 12 et 16 mai. Peut-être que ce nom hollandais était trop perturbant pour le typographe américain. Le Charlotte Daily Observer utilise « Westerna » tout au long du texte, mais pas « Western ». La version suédoise utilise uniquement « Western ». Pour un compositeur-typographe suédois, cela ne devait pas poser trop de difficultés de reconnaître « Westenra », étant donné que le Hollandais et le Suédois ont beaucoup en commun. Mais si Andersson-Edenberg avait eu la version du Inter Ocean devant lui, l’orthographie « Western » dans l’annonce aurait pu être perturbante. Ou il a peut-être trouvé plus sage de simplifier le nom pour les lecteurs suédois, après avoir vu cette variante dans le Inter Ocean. Le projet de faire un feuilleton d’un des romans de Stoker avait déjà été annoncé dans le Aftonbladet en décembre 1898, toutefois, plus de quatre mois avant que le Inter Ocean ne démarre la sienne. Dans Mörkrets makter, différents apports ont pu survenir de concert : la traduction antérieur de Rákosi pour le Budapesti Hírlap, l’erreur d’orthographe sur le nom Westenra dans le Inter Ocean, et peut-être une forme de communication avec Stoker, profitant de ses idées initiales pour la trame élaborée dans ses notes préparatoires. Le quatrième facteur est le volume de références et de métaphores déjà développées par Andersson-Edenberg depuis 1864, par exemple dans le Svenska Familj-Journalen. Chacun de ces facteurs a pu influencer Mörkrets makter – mais nous n’avons de preuves définitives pour aucun de ces éléments. Au moins, ces quatre scénarios possibles sont désormais sur la table, avec une bonne dose de détails sur le contexte, deux mois après que j’ai entendu parler pour la première fois de l’existence possible d’une version suédoise. C’est bien plus que je ne pouvais espérer.

Hans, merci à nouveau pour cette interview.

REFERENCES:

  • Articles variés dans la presse suédoise et hongroise
  • Actes des Congrès Internationaux de la Presse, pour les années 1895-1899 (en français)
  • Nordenstreng, Kaarle et. al. A History of the International Movement of Journalists – Professionalism Versus Politics. New York: Palgrave Macmillan, 2016.

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