Dracula s’ennuie ferme dans son château, l’éternité finissant par lui peser. Il y convie alors l’écrivain et voyageur Étienne Hauterue, avec lequel il a pris contact par l’entremise de Jonathan Harker. L’auteur se voit proposer un marché : s’il parvient à intéresser par le récit de son dernier voyage le maître des lieux, de dernier lui permettra d’assurer son immortalité… littéraire. Mais dans le cas contraire, Étienne ira grossir les rangs de ceux qui ont déçu le prince des vampires… dans la non-vie.
Atypique est le premier mot qui me vient en tête après avoir terminé la lecture de cette copieuse bande dessinée (192 pages). Tout dans ce projet l’est, à commencer par son histoire. L’auteur avait auparavant publié 3 tomes sous le titre L’itinérêve d’un gentilhomme d’infortune, et a décidé de revoir à la fois le récit-cadre, une bonne partie des dessins (retouchés via le numérique), tout en adjoignant 8 nouvelles planches à celles qui existait déjà. Le résultat, cette intégrale rebaptisée Le prince de l’Ennui, édité par les Éditions du Long Bec.
Le voyage que raconte Etienne Hauterue (anagramme à peine voilée du nom de l’auteur) à Dracula bascule très vite dans l’onirisme, tout en se rattachant avec les grands noms de l’imaginaire anglais. Sa découverte des menhirs et autres cairns semblent l’amener de façon récurrente à rencontre les divinités qui y étaient vénérées, il croise le chemin de Pierre Lapin (dont il souffle l’idée à Béatrix Potter), celui de Perceval, d’Alceister Crowley, de fantômes… tout en découvrant rapidement qu’une vague de crimes secoue le pays, et que la police paraît incapable de stopper. Sherlock Holmes étant occupé à démêler une sombre histoire qui jette l’opprobre sur les Baskerville, Scotland Yard s’attache à résoudre le mystère… en mettant sur l’affaire deux de ses plus fameux limiers : Aberline et Lestrade.
Il y a quelque chose des Mille et une nuits dans ce récit à tiroirs dans lequel se lance Hauterue, autant pour sauver sa peau que pour parvenir à inscrire son nom parmi la liste des auteurs qu’il révère. Et si les premiers temps de la narration sont ancrés dans le réel, son parcours à travers l’Angleterre et l’Écosse ne cesse de le faire basculer dans un ailleurs imprégné de culture de l’imaginaire. C’est donc à un intinéraire aux multiples dimensions que nous convie, nous et Dracula, l’auteur. Un voyage exploratoire dans les lieux les plus emblématiques du Royaume-Uni, prétexte à en explorer aussi bien l’histoire (l’indépendance de l’Irlande, représentée par le personnage de Michael Collins) que les racines imaginaires… qu’elles soient classiques (le roi Arthur) ou moderne (Highlander).
Graphiquement, il faut avouer que ce Prince de l’Ennui est une petite merveille. L’auteur a opté pour des aquarelles, qui viennent renforcer un trait aussi personnel qu’homogène. La couleur colle à chaque temps de l’intrigue. Ainsi, les sépias du récit principal de Hauterue cèdent la place à des couleurs plus vives quand il se retrouve face à des créatures de fiction, voire basculent vers un bleu plus glacial lors des retours au récit-cadre, où Dracula est à l’écoute.
Le thème du vampire est relativement diffus dans l’oeuvre, l’auteur y puisant avec parcimonie. Dracula, immortel, propose donc à un écrivain de le distraire, avec à la clé soit la promesse d’une immortalité littéraire… soit celle d’une immortalité de mort-vivant. Par la suite, c’est durant le périple du narrateur en Angleterre que le lien se tisse à nouveau : c’est lors de celui-ci qu’il rencontre Jonathan et Mina Harker. On y apprend que le couple est fiancé depuis peu, et que Jonathan est un jeune avoué promis à un bel avenir. Plusieurs références au roman de Stoker émaillent ainsi le récit. Mais, surtout, c’est eux qui mettront en relation Hauterue et Dracula, après que Harker soit revenu du château. Enfin, montrer un Dracula qui s’ennuie, c’est quelque part raccrocher l’ouvrage à la thématique de la solitude du vampire.
Un album très inattendu, qui propose un voyage tous azimuts au lecteur. Si l’utilisation de la figure du vampire reste mince, elle n’en intègre pas moins à la fois le récit-cadre (via le personnage de Dracula) que les pérégrinations d’Etienne Hauterue (par sa rencontre avec un couple bien connu et quelques références éparses). Superbe, quoi qu’il en soit.