Julia Popek étudie et vulgarise l’histoire du shōjo manga et ses catégories dérivées. Elles s’intéresse tout particulièrement aux œuvres appartenant aux registres de l’horreur, de l’étrange et de l’occulte. A ce titre, elle a signé plusieurs articles sur le site Club Shôjo, notamment L’horreur derrière le masque de la shōjo (2023) et L’horreur, un genre qui s’accorde au féminin (2023). Suite à un échange relatif à l’article « Manga et vampire : histoire d’une appropriation culturelle » de Vampirologie, elle a accepté de répondre à nos questions sur la place du vampire dans le shōjo manga.
Qu’est-ce qui selon toi, différencie fondamentalement Le clan des Poe de Moto Hagio et l’utilisation que font des vampires des mangakas comme Mizuki ?
La série de Moto Hagio explore avant tout la question de l’altérité. Si l’on prend par exemple le personnage d’Edgar, il est doublement autre : il n’est pas humain, et il n’est pour autant pas accepté par ses semblables vampires, vu qu’il est un enfant. La solitude est au cœur de son existence, ce qui aboutit à une exploration très romantique du sujet. Chez Mizuki, de ce que je vois, c’est avant tout une question d’utilisation du folklore, une sorte de thème. Chez Hagio ça apparaît plus comme un prétexte pour s’emparer de motifs tels que l’exclusion, la solitude, à quoi sert la vie. Ça paraît beaucoup plus humain. C’est déjà quelque chose que l’on retrouve dans la production de celles et ceux qui ont précédé Hagio, par exemple Shōtarō Ishinomori, qui explorent la psyché de l’individu. Le vampire y est un être incompris, au ban de la société. On retombe sur la définition gothique du monstre, qui permet de décrire un autre. Là, en plus, on prend le point de vue des vampires : on a leurs affects, ce qui permet une identification plus facile. Je pense que ça explique le succès du Clan des Poe à l’époque : ceux qui se sentaient à la marge se sont reconnus dans les personnages d’Edgar ou d’Alan.
Chez Mizuki, le focus est plus mis sur Kitarō : Dracula, Elite et les autres vampires ont davantage la place de sidekick. S’il y aurait plein de choses à dire sur l’humanité de Kitarō, c’est plus difficile d’approfondir ce qu’il en est pour les autres créatures qu’il côtoie. Ce sont des yōkai parmi d’autres.
Junji Ito et Moto Hagio ont tous les deux proposé des histoires de vampires destinées à une cible shōjo. Pourtant, leur approche est radicalement différente, comment l’expliques-tu ?
Pour moi la réponse est simple : les deux auteurs ne publient pas dans les mêmes genres. Moto Hagio et Le Clan des Poe, c’est du kaiki roman, qu’on peut traduire en français par romance gothique. À l’époque, dans les années 1960, il y a eu un courant autour de ça au Japon. Et en parallèle, il y a aussi un registre davantage marqué par l’épouvante, ce qu’on nomme le kyōfu, et qui voit le jour avec Kazuo Umezu. Les deux registres ont très vite cohabités dans le shōjo, sans pour autant se chevaucher. Il y a quelques exceptions, comme Hana no Yō na Lilibeth (1973) de Masako Watanabe, mais en règle générale ce sont des genres qui ne se mélangent pas. La veine gothique cherche à explorer ce qu’est un autre, le vampire est un outil pour analyser l’altérité. Alors que dans l’épouvante, on est dans la continuité de Mizuki, où la figure du vampire est un monstre parmi d’autres. Chaque récit met en scène des créatures particulières, et les auteurs passent d’une entité à une autre.
Dans le manga, il semble y avoir une certaine profusion de chasseuses de vampires, de Miyu à Saya. Comment l’expliques-tu ?
Je n’ai pas tant lu énormément de choses récentes sur le sujet. Pour autant, j’ai quelques pistes de réflexion. D’un point de vue narratif, les séries de manga horrifiques — dès leur émergence au sein du shōjo — ont toujours eu un côté assez épisodique. On y retrouve l’idée d’une jeune fille confrontée à des phénomènes paranormaux les uns après les autres. Il faut aussi avoir en tête que dans le shintoïsme, ce sont avant tout les femmes qui font la porte entre les deux mondes, avec notamment l’exemple des prêtresses Miko. Pour moi, ce genre de figures vient de là. On trouve ça dès les années 1970, avec des personnages féminins qui vont faire face à des fantômes ou d’autres créatures surnaturelles. Elles sont dotées de pouvoirs psychiques, leur permettant d’apaiser le monstre ou de le vaincre. Si on considère le vampire comme un yōkai, ce n’est de fait pas illogique que l’héroïne puisse avoir cette fonction-là.
Il y a également la question du pourquoi ces chasseuses sont très souvent des hybrides, pas totalement humaines.
L’hybride, c’est aussi quelque chose qu’on retrouve dans Le Clan des Poe, mais avec une approche différente, avec Edgar qui n’est ni enfant ni adulte. Dans le même temps, il n’est ni vraiment vampire, ni vraiment humain, dans la perception que s’en font les deux groupes. C’est notamment quelque chose qu’on retrouve dans le Tokimeki Tonight de Koi Ikeno, sans doute une des séries shōjo les plus vendues dans le genre (mais pas traduite), et un manga de vampire incontournable. Sur Wikipédia, il fait partie de la liste des 100 mangas les plus vendus sur la planète. Le père de l’héroïne est un vampire, sa mère une louve-garou. La famille contrôle la porte qui permet de se rendre dans le monde des démons : ils vivent ainsi à la frontière entre les deux. C’est une comédie romantique publiée dans les années 1980, où l’on retrouve ainsi cette thématique de l’hybride. Et c’est une approche différente de Miyu, vu qu’ici c’est davantage le roi des démons qui s’oppose aux personnages, qui ne sont pas censés frayer avec les humains. Ce qui est intéressant, aussi, c’est qu’il s’agit d’un manga ouvertement influencé par Le Clan des Poe. Koi Ikeno l’a dit lors d’une interview croisée avec Moto Hagio, à l’occasion d’un anniversaire de publication de Tokimeki Tonight. Hagio est la mangaka favorite d’Ikeno, qui explique que c’est à cause de cela que sa série met en scène des vampires. Tokimeki Tonight anticipe également Miyu, même si les registres sont très différents. Avec l’œuvre de Narumi Kakinouchi et Toshiki Hirano, on est plus proche du goth emo, là où Tokimeki Tonight propose quelque chose de plus romantique, plus léger, qui s’adresse à un public plus jeune.
Qu’en est-il de ce besoin qu’ont les vampires de vouloir se regrouper. On voit ça dans le Clan des Poe, avec le noyau familial, qu’on retrouve dans des titres plus récents comme RH+. Jusqu’à l’idée de vampires qui cherchent à construire leur propre société, dans Dance in the Vampire Bund.
J’ai surtout la connaissance du versant shōjo manga. Le vampire peut y incarner deux choses. D’un côté, il peut être une entité fondamentalement triste et seule, qui va se déplacer de lieu en lieu sans pouvoir se fixer. Une figure dramatique. Et de l’autre il y a la dimension romantique, souvent exploitée sous la forme de comédie. L’idée de la construction du refuge, elle me semble s’enraciner dans la première acception. Et le vampire échoue la plupart du temps à bâtir ce sanctuaire, faisant de lui une sorte d’errant éternel. C’est à rapprocher de la recherche de rédemption du personnage, qui est très souvent mise en scène ,mais là aussi rarement atteinte.
Analyser les vampires du manga au travers du prisme de ce qui sort en France, c’est forcément trompeur non ? On a une masse de shōjo vampiriques focalisés sur la dynamique du triangle amoureux d’un côté, et quelques seinen de l’autre.
J’ai mon propre biais d’analyse, en étant plutôt bloquée dans les années 1970. De ce que j’en vois, il y a une certaine tendance, notamment dans le seinen, à suivre des personnages qui se transforment en vampire et vont essayer de lutter contre cela. Mais effectivement, tous les mangas dans la lignée du Clan des Poe, où le ou la protagoniste est vampirisé(e) et va se retrouver seul(e), ça me paraît en effet beaucoup moins commun en France. On a en effet davantage de récits où l’héroïne humaine se retrouve entre des soupirants vampires ou autres. Et il semble même y avoir un certain boom de ce genre d’histoire, jusqu’à récemment avec des titres tels que Vampire Dormitory ou Chocolate Vampire. Alors que l’inverse existe, comme on l’a vu avec Tokimeki. L’idée d’une héroïne vampire qui tombe amoureuse d’un humain, et ce qu’on va en faire. C’est un courant qui me paraît peu représenté dans l’offre. Pourquoi ? Difficile à dire.
On peut aussi se poser la question en termes de marché, avec des séries davantage influencées par ce qui se publier ailleurs, notamment dans la sphère anglophone. Parce que l’idée du triangle amoureux, c’est un lieu commun de l’urban fantasy.
Il y a quand même des éléments spécifiques à la production japonaise, comme le motif de la rose, qui a été beaucoup plus associée aux vampires du manga que la croix (et autres). Ça, c’est issu de Shōtarō Ishinomori, et de son Kiri to bara to hoshi to, qui est influencé par Et mourir de plaisir (1960) de Roger Vadim, et est par rebond une adaptation de Carmilla. Sachant que le titre international du film est Blood and Roses, et qu’il est sorti au Japon en 1962. Il y a également une adaptation manga de Carmilla datée de 1973, Kamilla de Miyuki Saga. Ça se passe dans le Japon contemporain, et l’histoire met en scène une jeune fille blonde qui apparaît à l’occasion d’un accident de voiture, et est pris en charge par une jeune fille.
Dans les années 1960, la production de manga en la matière convoquait cet imaginaire occidental et catholique associé au vampire. Dans l’adaptation de Carmilla dont on a parlé plus haut, l’un des protagonistes brandit une gousse d’ail, par exemple. Mais c’est vrai que ça a un peu disparu. À l’origine, je pense que ce sont les films de la Hammer qui ont alimenté ça. Et par la suite, c’est un imaginaire qui a été exploité par des œuvres comme les Castlevania. Mais vu que ça ne fait pas sens d’un point de vue religieux, compte tenu de la faible importance du catholicisme au Japon, ces éléments sont peu à peu sortis des productions du genre.
Ça me fait aussi penser que dans les années 1930, il y a eu une adaptation libre de Dracula : The Death’s Head Stranger, par Seishi Yokomizo. Le vampire y campe une figure historique qui a essayé de diffuser le christianisme au Japon. Ça va de pair avec la façon dont les Japonais utilisent les chrétiens dans leurs récits, où ces derniers incarnent de manière récurrente le mal. Les anges ont ainsi un côté assez démoniaque. Et les prêcheurs chrétiens sont des vampires tout trouvés.
Est-ce qu’on peut également dire qu’on a longtemps eu un biais lié à un effacement de la place des femmes dans l’histoire du manga ? Les mangas de vampires de Tezuka et Mizuki sont disponibles en français depuis des années. Et à côté de ça on a le Clan des Poe qui arrive tout juste dans notre langue.
C’est une certitude. Des femmes mangakas, il y en a dès les années 1930. Et elles ont constitué un noyau important à partir des années 1960. Sauf qu’à cette période, il y a peu de mangas publiés en volumes reliés. On perd d’une certaine façon le nom de ces autrices à cause de cela, et elles sont peu connues du grand public aujourd’hui, même au Japon. Il faut réellement attendre les années 1970 pour que les volumes reliés se standardisent. C’est en effet à cette époque que Moto Hagio ou Riyoko Ikeda, l’autrice de La Rose de Versailles, se font connaître. C’est donc elles qui vont être les premières dont on va retenir le nom et les oeuvres. Et là encore, on a plus tendance à mettre en avant des auteurs comme Mizuki et Tezuka. On pourrait dire que c’est une forme de misogynie. Mais il y a aussi des mangakas hommes qui sont passés sous silence. Shōtarō Ishinomori, dont on parlait, plus haut, est une figure très importante. Alors qu’en France, il est très peu connu.
C’est un problème contre lequel on essaie de lutter avec un mouvement comme « Libérer les shôjo ». On tente par ce biais de remettre en avant les shôjo, et par extension les femmes mangakas.
Si l’on en revient au vampire, on a déjà dit que c’est une figure que les femmes se sont très vite approprié. Alors qu’en France, on ne voit sur le sujet quasi que des auteurs masculins, ou s’il s’agit de mangakas femmes, des histoires très clichées. Il y a de fait énormément de choses publiées par des autrices sur le thème. On pense à des titres tels que Vampire Host de Yuki Kaori. Ce n’est pas anodin que celle qu’on considère comme l’autrice gothique du manga des années 2000 ait proposé un récit sur le sujet.