Bonjour Gilberto. Tout d’abord pouvez-vous vous présenter pour les internautes de Vampirisme.com ?
Bonjour (ou bonsoir, si vous êtes des créatures de la nuit). Je m’appelle Gilberto Villarroel, je suis né à Santiago du Chili en octobre 1964 et avant de devenir romancier, j’ai travaillé comme journaliste, éditeur de livres et comme scénariste et producteur pour le cinéma et la télévision. J’ai un fils franco-chilien de 13 ans et je vis à Paris depuis 2014. Aux Forges de Vulcain et Pocket ont publié mes quatre romans de la saga Lord Cochrane, traduits par Jacques Fuentealba. Je suis également co-auteur d’un livre en français, La Terre c’est…, illustré par Jack Koch. Et en février 2024, les Forges de Vulcain ont publié mon roman Zona Cero, traduit par Carole Fillière.
La traduction française de Zona Cero vient de sortir aux éditions des Forges de Vulcain. Jusque-là, on vous connaissait avant tout pour les aventures maritimes de Lord Cochrane. Pouvez-vous nous raconter la genèse de ce roman ?
À l’origine, cette histoire, Zona Cero, était une BD. J’ai commencé à travailler sur ce projet en 2013 avec l’illustrateur Christian Luco, avec qui nous avions réalisé la BD Le Modèle de Pickman (2009), une version libre de la nouvelle de H.P. Lovecraft que j’avais précédemment écrite et produite pour le cinéma sous le titre Chilean Gothic (2000). Christian et moi avons fait un safari photo à travers Santiago du Chili pour choisir les lieux de tournage, et nous avons réussi à élaborer les premiers chapitres. Mais en 2014, j’ai déménagé en France et j’ai commencé à écrire mon premier roman, Cochrane vs Cthulhu.
En août 2019, je me suis séparé de la mère de mon fils et, pour la première fois, je me suis retrouvé seul pendant la moitié de l’été. J’ai repris l’écriture de Zona Cero, qui est ensuite devenu un roman. Je l’ai terminé le 11 septembre 2019, à l’occasion d’un nouvel anniversaire du coup d’État de 1973. La Constitution de Pinochet était toujours en vigueur. Et cette rage a imprégné mon livre. Le mois suivant, l’explosion sociale au Chili a commencé. J’ai appelé mon éditeur chez Penguin Random House et je lui ai dit : « Ce livre devait être publié hier ». Il a accepté. Nous avons reporté les volumes 3 et 4 de la saga Cochrane et, en juin 2020, la première édition espagnole de Zona Cero est arrivée dans les librairies chiliennes. Le livre a reçu de bonnes critiques et a remporté, par vote populaire, le prix du meilleur roman de l’année sur le site web https://www.nerdnews.cl.
Pourquoi avoir choisi de faire de la figure du vampire l’antagoniste principal de vos personnages ? Et pourquoi tout spécialement Vlad Tepes, qui n’a aucun lien avec le Chili ?
Mon éditeur français, David Meulemans, a publié Le Vampire de Polidori aux Forges de Vulcain. Nous sommes tous deux d’accord pour dire que la figure du vampire dans ce roman est une critique sociale de l’aristocratie, une allégorie de ceux qui abusent de leur pouvoir. J’ai voulu saisir ce même esprit et c’est pourquoi je me suis éloigné de la figure de Dracula, qui est généralement présentée comme un amant romantique et mélancolique, pour me tourner vers le personnage historique qui l’a inspiré, Vlad Tepes. Un guerrier médiéval, un conquérant. La société chilienne, à bien des égards, est encore très médiévale. Et ce personnage qui cherche à s’imposer par la force, comme un dictateur, m’offrait le potentiel nécessaire à mon allégorie. Pour justifier sa présence au Chili d’un point de vue narratif, il m’a suffi d’établir que l’Église catholique connaît le secret du vampirisme, qu’elle a capturé Tepes il y a des centaines d’années et qu’elle l’a enfermé dans un tombeau secret au bout du monde. Où ? Au Chili. Mais c’était sans compter sur le fait qu’un grand tremblement de terre détruirait cette crypte secrète et le ramènerait à la vie.
Vous avez une manière très « médicale » de décrire vos vampires, en insistant sur l’idée d’une mutation, voire de la propagation épidémique du mal. C’était important pour vous ?
Je voulais donner un registre réaliste à la narration. L’idée d’une épidémie me semblait appropriée en septembre 2019. C’est quelque chose qui va nous obliger à isoler la ville, d’ailleurs. Quelques mois plus tard, en 2020, la pandémie a commencé et nous avons tous dû apprendre à nous isoler, d’une manière ou d’une autre, partout sur la planète. Les écrivains ont parfois ce genre d’intuitions. Mais je voulais aussi faire un parallèle entre les suceurs de sang contaminés par Tepes et le capitalisme sauvage imposé au Chili depuis 1975 par un « traitement de choc » de l’économie, qui a fait prospérer toute une caste de spéculateurs proches du régime militaire. Une autre sorte de suceurs de sang.
Au fil du roman, les péripéties auxquelles font face vos personnages paraissent être un moyen de faire émerger les cicatrices du passé chilien, entre influence de L’Eglise et des Etats-Unis et dictature chilienne. Le vampire, pour vous, c’est aussi un moyen d’exhumer un passé dont les répercussions sont encore bien présentes ?
C’est de cela qu’il s’agit dans ce livre. Tout comme Polidori se vengeait symboliquement de Lord Byron à travers la figure de ce vampire noble et abusif, j’ai essayé d’écrire une lettre d’amour aux Chiliens, qui ne s’étaient pas rebellés contre leurs oppresseurs depuis longtemps, dans le cadre d’une éternelle transition démocratique réalisée sous la Constitution politique de Pinochet, réformée mais pas éliminée. Je pense que le livre fonctionne bien sur les deux plans, comme un roman de fantaisie urbaine, l’histoire d’un homme se frayant un chemin à travers une ville polluée pour rencontrer sa compagne, et comme une radiographie du Chili de ces dernières décennies. Ou de tout pays dont les dirigeants tentent d’imposer, à grand renfort de répression policière, un modèle capitaliste de moins en moins régulé. Les premiers lecteurs français ont bien compris cette allégorie, dans la mesure où eux aussi, en tant que citoyens, ont commencé à perdre certaines de leurs garanties sociales historiques.
Depuis quelques années, on note un nombre croissant de textes qui confrontent la figure du vampire avec les schémas du roman survivaliste, voire post-apo : La Lignée de Guillermo Del Toro et Chuck Hogan, Le passage de Justin Cronin, le comics et la série TV V-Wars. Comment expliquez-vous ce choix de cadre pour une créature (le vampire) qu’on a plus l’habitude de voir évoluer entre récit fantastique et urban fantasy ?
Pour moi, la BD et la première saison de The Walking Dead étaient également des références importantes. Dans les deux cas, le ton se veut réaliste, il s’agit de supposer ce qui se passerait si les zombies existaient vraiment. En fait, le mot zombie, qui fait déjà partie de la culture populaire, n’est jamais mentionné, bien que son origine haïtienne, comme l’a bien documenté l’anthropologue Wade Davis, soit liée à une punition sociale appliquée au moyen d’un empoisonnement temporaire. Dans la série et la BD, on parle de « walkers », ce qui permet également une double lecture : qui sont les « morts qui marchent », eux ou nous ? J’ai essayé de soulever un doute similaire avec les « suceurs de sang ». Dans les deux cas, il s’agit finalement d’une critique sociale, d’une allégorie politique. Car dans ces situations d’urgence, certaines personnes montrent le meilleur d’elles-mêmes. Et d’autres, le pire. Ou peut-être étaient-ils déjà comme ça ?
Pour vous, comment peut-on analyser le mythe du vampire ? Qu’est-ce qui en fait la pérennité ?
Comme l’a montré l’exposition de la Cinémathèque de Paris, la survie de ce mythe tient au fait qu’il est très vaste, très élastique, ouvert à de nombreuses interprétations. À certaines époques (début du XIXe siècle et début du XXIe siècle), il est plus proche de la critique sociale. Dans d’autres, comme dans les années 1970, il permet d’aborder des thèmes tels que la libération sexuelle. L’aspect érotique est très intéressant, mais ce n’est pas ce que j’ai voulu explorer dans ce roman.
C’est le charme des mythes, ils semblent toujours avoir quelque chose à nous dire sur la condition humaine. Et le message semble toujours frais et contemporain, car les mythes ne perdent jamais leur pertinence. Et ils peuvent avoir un écho universel.
Quelles sont vos premières et dernières rencontres avec un vampire (littéraire et/ou cinématographiques) ?
Je suis né à la fin de l’année 1964, j’appartiens à la génération qui a vu l’apparition de la télévision dans sa vie. À partir de l’alunissage, j’ai en mémoire des images de l’aspect impressionnant des astronautes à leur arrivée sur Terre, avec leurs casques sans visage et leurs combinaisons géantes. Une telle différence de taille avec les marins qui les accueillaient me faisait douter de leur humanité totale, c’étaient des images très puissantes, je n’avais rien d’antérieur à quoi les comparer. À la télévision, j’ai vu Le Bal des Vampires de Polanski, qui m’a fait rire et m’a fait peur en même temps, une combinaison surprenante ; l’adaptation de Salem’s Lot, qui m’a donné de vrais frissons ; Dracula avec Bela Lugosi et les films d’Abbott et Costello contre les monstres. Ce sont là mes premiers souvenirs. Je pense que les vampires sont d’abord entrés dans ma vie sous forme audiovisuelle, puis par le biais de la BD et de la littérature. C’est peut-être pour cela que lorsque j’écris, je pense en images. Je pense à mes histoires comme à un film et ce sont ces images que j’essaie de transmettre, dans les moindres détails, à mes lecteurs, pour qu’ils puissent eux aussi imaginer ce que je vois.
Je garde un très bon souvenir du film Shadow of the Vampire, car je l’ai vu pour la première fois en 2000 lors de la Semaine du film fantastique et d’horreur de Saint-Sébastien, dans la section « Best of the Year ». Dans cette même sélection se trouvait un film indépendant, le premier que j’ai produit et écrit, Chilean Gothic, ce qui a été un grand honneur pour moi.
Quels sont vos prochains projets éditoriaux ?
J’ai fini d’écrire (en espagnol) le cinquième roman de la saga Cochrane, qui clôt le cycle de Cochrane et Cthulhu, qui a été un mélange entre la saga navale napoléonienne, inspirée par la vie du vrai Lord Cochrane, et l’hommage à l’horreur cosmique de H.P. Lovecraft. À l’avenir, il y aura de nouvelles aventures de Cochrane, mais dans d’autres genres et d’autres époques. C’est un beau défi que je me suis lancé en tant qu’auteur. J’écris actuellement un roman qui est un mélange de polar et de SF, inspiré d’une nouvelle que j’ai écrite en français en 2023 et qui n’a pas été publiée. Ensuite, je vais reprendre l’écriture (en français) d’un polar commencé en 2022 à Val de Briey, lors d’une résidence à la Cité Radieuse de Le Corbusier, grâce à l’invitation du Ministère de la Culture et de la mairie de Val de Briey. Et pour le Chili, nous préparons avec Christian Luco une biographie illustrée de Lord Cochrane, destinée aux jeunes lecteurs.
Merci beaucoup pour cet entretien !