Milieu des années 1990, New York. Des corps de jeunes femmes SDF ou fugueuses sont découverts de façon répétée dans la ville. La presse relaie l’actualité, mais la police ne paraît pas s’inquiéter outre mesure de la situation. Athena, une travailleuse sociale d’origine chinoise, apprend que l’une des femmes qu’elle suivait fait partie des victimes. Décidée à investiguer, elle remonte une piste qui lui fait franchir le seuil du Carmilla, une boite de nuit interlope installée dans une ancienne église. Là, elle fait la connaissance de Violet, une employée avec qui elle finit par tisser des liens.
Karen Berger a été à la tête du label du label Comics Vertigo de DC de sa création de celui-ci en 1993 jusqu’en 2012. En 2017, Dark Horse annonçait que Karen allait prendre la tête du label Berger Books, dans une optique proche de ce qu’elle avait pu faire chez DC. Vertigo est un label qui a particulièrement pesé dans l’évolution du vampire contemporain pour le format comics, avec des séries telles que Bite Club (2004-2006) American Vampire (2010-2013), The Lost Boys (2016-2017), Preacher (1995-2000), Vamps (1994-1999), Blood : A Tale (1996-1997). Carmilla naît ainsi de la rencontre de la scénariste Amy Chu (qui a travaillé pour DC Comics, Dynamite ou encore Marvel) avec Karen Berger. Comme l’explique Amy Chu dans un à propos de l’album, en s’attaquant à Carmilla, elle avait conscience de l’importance du texte dans le parcours du vampire en tant que figure de fiction. Mais il était tout aussi crucial pour elle de montrer que le vampire n’est pas uniquement une créature occidentale, tout en proposant une approche contemporaine.
Le résultat tient dans cet album qui s’intéresse aux minorités tout en puisant dans le livre de Le Fanu matière à raconter une histoire sise dans les années 1990. Il ne s’agit pas d’une adaptation stricte du roman, mais celui-ci plane d’un bout à l’autre de l’ouvrage. L’idée du vampire qui s’invite chez la protagoniste centrale transpire dans la façon dont débute la relation entre Violet et Athena. La présence d’un ancien chasseur de vampire rappelle dans le même temps la dernière partie de la trame d’origine. De même que les jeux d’inversion entre Carmilla/Millarca et les différentes facettes de Violet. Le roman est également un des éléments moteurs du récit, Athena se lançant dans la lecture après avoir découvert de quoi Carmilla était le nom. La dimension saphique du texte est enfin bien prégnante.
Carmilla est une variation réussie autour du livre éponyme, qui renvoie le lecteur non pas au XIXe siècle, mais dans les années 1990, à New York. Là, les autrices choisissent de s’intéresser aux laissés-pour-compte, à ceux dont le devenir ne mobilise que peu la police et les politiques. La scénariste est née aux États-Unis, mais ses parents sont d’origine hongkongaise, ce qui a sans doute influencé la création d’Athena, à cheval entre les deux mondes. Une idée qui est également soulignée par la position de l’héroïne, qui se découvrira un rôle de protection du réel vis-à-vis de la menace surnaturelle. L’ambiance est réussie, la galerie de personnage intéressante, d’autant que la scénariste ne laisse pas de protagonistes sur le banc de touche.
Visuellement, le trait de Soo Lee est de belle tenue. Si elle se présente comme indépendante, l’illustratrice est tout sauf une débutante, ayant travaillé pour DC Comics, Dynamite, Skybound, Dark Horse, Archie, IDW et Image. Concernant la figure du vampire, elle a fait quelques couvertures pour Vampirella. Si la couverture de ce premier volet de Carmilla a quelque chose de très original — et une approche graphique qui flirte avec l’aquarelle — l’intérieur est plus classique. Le dessin de l’illustratrice est en revanche dynamique, et sa mise en couleur épouse les différentes ambiances du roman. Cette réinvention se pare ponctuellement d’attraits gothiques (notamment via le personnage de Violet), mais d’autres atmosphères viennent s’y mélanger visuellement, notamment l’ancrage asiatique.
Si la figure de Carmilla est au cœur de la narration et du récit, il ne devient une réalité que dans la dernière partie du livre, après que Violet ait finalement compris et accepté son héritage. On l’a dit, le roman est présent en tant que tel dans l’histoire, servant de moteur pour le lecteur — et l’héroïne — à faire un lien de cause à effet. S’il y a bien un vampire au cœur de la trame, il diffère de la conception occidentale de la créature, et se trouve particulièrement ancré dans le folklore asiatique. Les rayons du soleil ne sont ainsi pas un danger pour lui, et le personnage paraît se moquer du domaine religieux. Le feu semble néanmoins en capacité de détruire le vampire.
Une réinterprétation intelligente du roman de Le Fanu, où l’on retrouve de nombreux éléments narratifs et thématiques du récit original tout en proposant une lecture contemporaine et moins occidentalisée de celui-ci.