Quand Requiem voit le jour, en 2000, démarre ta troisième série d’importance, après les Chroniques de la lune noire, Sha et Xoco. C’est également ton deuxième œuvre au long cours avec Pat Mills, après Sha. Tu as été impliqué sur le projet dès le début ? Pourquoi revenir à une série où tu ne signes pas le scénario, alors que tu t’étais entre-temps essayé solo à La Porte Écarlate ?
Après, Sha, avec Pat Mills, on avait décidé de monter notre propre maison d’édition. Donc on a commencé à chercher un projet. Lui m’a proposé un truc où il n’y avait pas de vampires, ça s’appelait Le Résurrectionniste. C’était dans l’esprit de Dark City ou Blade Runner, dans un univers parallèle où le temps fonctionnait à l’envers. Il y avait déjà pas mal de caractéristiques de Requiem. Je lui expliquai que pour lancer une maison d’édition, il nous fallait du succès, et qu’on devait donc transformer ça en fantasy. À cette époque-là, je lisais Anno Dracula de Kim Newman, où tous les vampires classiques se retrouvent à Londres. Le livre étant en premier lieu une réécriture de la fin du roman de Stoker. Ça m’a fait tilt : je me suis dit, tiens en enfer on pourrait avoir de la même façon tous les classiques de la Hammer : les loups-garous, les zombies, les fantômes, les vampires… J’ai remanié le scénario de Pat dans cette optique, et ça l’a enchanté. Entre cet univers qu’il avait imaginé et cette histoire de classes monstrueuses, on a compris qu’on avait à disposition un superbe terrain de jeu.
Pour en revenir à La Porte Ecarlate, ça a été un échec total, qui n’a pas trouvé son public. À l’époque je venais juste d’être papa, il fallait absolument que je gagne ma vie. J’ai donc laissé tomber, tout en gardant le principe de la BD en noir et blanc avec du rouge pour Requiem. C’est également comme ça que le cheminement s’est fait. La trame de l’histoire avec Rebecca était déjà présente, mais on se demandait aussi si on n’allait pas ajouter quelque chose avec un agent soviétique de la période stalinienne. Mais avec cette idée de noir, blanc et rouge et la présence de vampires, on s’est dit que le nazi fonctionnerait mieux en méchant. Moins original, mais plus dans le ton. Tout s’est à peu près mis en place à partir de là. On a monté notre maison d’édition, et ça a plutôt bien marché. Au départ, le scénario de Pat était prévu pour 3 tomes, et on a ajouté des idées à tour de rôle là-dessus. Avec Pat, on ne va pas pour autant dire que je co-écris le scénario. C’est lui qui fait la trame de l’histoire, véritablement, je me repose sur lui. Je lui envoie néanmoins des bouts d’histoires, qu’il remet à sa main, en mieux.
La production vampirique en BD à l’époque basculait timidement vers un fantastique plus urbain (Volunteer), alors qu’elle venait de quelque chose de plus classique (le prince de la nuit, Le roman de Malemort). Requiem, c’est un peu la troisième voie, celle de l’irrévérence et d’un vampire plus extrême dans son approche ?
Pat et moi avons tous les deux des tempéraments iconoclastes. On voulait faire une histoire de vampires, mais on avait aussi en tête de renverser directement la table. L’idée du vampire romantique à la Hammer, on l’a tout de suite évacuée, on trouvait ça nul tous les deux. On voyait plus nos vampires comme des prédateurs qui chassent en meute, à l’image des hyènes ou des loups. Dans le même temps, on retrouve le côté humoristique et satyrique présent sur Sha, et dans mes projets passés et ceux de Pat. Un bon contrepoint pour l’action et l’horreur telles qu’on les pratiquait. Et il y a aussi une dimension de satyrisme social très prégnante dans Requiem. Je me souviens que lui était en Angleterre, à une époque où le politiquement correct commençait à se faire jour, avec la figure de la femme de Tony Blair. On savait que ça finirait par arriver en France. Il y a un certain nombre d’éléments de ce type, où l’on se moque de la société. Dans l’univers de la série, pire les gens sont de leur vivant, plus ils sont récompensés. En réalité, dans notre monde, c’est exactement la même chose. Il y a donc une vision de la réalité assez jouissive, dans laquelle beaucoup de lecteurs se retrouvent, je pense. À ce titre, j’ai eu pas mal de témoignages ces derniers temps, de personnes qui avaient laissé tomber la série pendant douze ans. Là, avec la sortie du nouveau tome, ils l’ont relu et se sont rendu compte que pas mal de trucs qu’ils n’avaient pas perçus à l’époque se sont concrétisés. Cette façon de dézinguer tous azimuts a aussi donné le style de l’ensemble de la série. Aucune critique n’en a jamais parlé, c’est avec le temps que les gens l’ont redécouvert. Et tout ça vient du fait que Pat comme moi sommes tous les deux des anarchistes, des francs-tireurs.
Quand je commence un nouveau projet, je suis toujours à faire un tour d’horizon, aller cherche des idées. Et là, avec Requiem, j’ai eu du mal à trouver des références. Ça sentait plutôt bon pour nous : on s’orientait vers quelque chose d’assez inclassable. Il y a toujours une sorte de fil rouge imaginaire quand on se lance dans une aventure comme celle-ci, une sorte de fil d’Ariane. Et là, vu qu’on ne parvenait pas à raccrocher à quelque chose de préexistant, je sentais qu’on tenait quelque chose.
Dès le premier tome, il y a vraiment ce choc entre les univers nihilistes de Mills et le baroque de ton dessin. Y a-t-il des influences visuelles particulières à considérer dans ton approche graphique de cet univers ? Il y a un peu du Dracula de Coppola (via son armure) dans ta représentation du maître de Résurrection. Et en même temps des allusions comme l’île des morts de Böcklin, à Alexandre Nevski d’Eisenstein…
Oui bien sûr, Requiem a depuis le début un côté un peu mille-feuille : littéraire, cinématographique, etc. Il faut aussi savoir que pour ceux qui le lisent en anglais, certains jeux de mots ne parleront que dans cette langue. Il y a même encore plus de clins d’œil, je dirais. Pour nous c’est un jeu. Il y a ainsi des pages dans certains albums où l’on fait une référence par case. Tu peux trouver dans la même page le type qui sort la tête de l’eau, comme dans Apocalypse Now, puis l’épée qui fend la surface comme le requin des Dents de la Mer, ou dans Excalibur. On arrivait de cette façon à additionner tout un tas de clichés socioculturels, revus à notre sauce. C’est pour ça que tu retrouves Eisenstein à côté d’Hellboy, de Coppola, etc.
À côté du métal aussi, parce qu’il y a un album où il y a tout un échange en fond entre deux personnages qui sont autant d’allusions au heavy metal.
À l’époque, on était harcelé par un club de fans de Requiem. Du coup, on avait décidé de faire quelque chose sur les travers des fans. C’est comme ça qu’on a eu l’idée de cette bande de fans de metal qui se retrouvent en enfer, et qui trouvent ça assez jouissif, de se voir plongés dans leur univers. Tout ça parce que cette bande de fans qui nous suivait partout nous coupait un peu du reste du public. On s’était déjà aventuré dans ce genre de choses lorsque Pat s’était aperçu qu’en France, il y avait un large public féminin, dans l’univers gothique, quand on a commencé à tourner. On avait un ancrage underground : on ne faisait pas les festivals de BD, plus ceux consacrés au tatouage, les bars de nuit gothiques… Pat était scié de voir toutes ces jeunes filles suivre la série. Je pense qu’en Angleterre, le public était beaucoup plus masculin. Il m’a dit « puisque c’est comme ça, il faut qu’on les soigne, ces femmes ». Sa manière de faire, ça a été d’intégrer énormément de blagues sur le sexisme, dans les deux sens. Comment les femmes peuvent être sexistes, comment elles en viennent à apprécier les mecs virils alors qu’elles disent le contraire. À mon niveau, c’est une période à partir de laquelle j’ai davantage dessiné Requiem torse nu, avec des pantalons moulants qui lui mettent en valeur les fesses. Là aussi, pour faire plaisir aux lectrices. Dont le metal, ça partait d’une même idée : pour que les fans se reconnaissent dans leurs travers.
Il y a une vraie osmose entre le dessin et l’univers imaginé. Dès le premier tome, il y a des éléments qui semblent émerger d’une cohérence entre toi et Mills. Je pense aux lance-pieux et à leur fameux « Tsepesh », l’idée de la messe inversée des vampires…
On communique quasiment par infrasons avec Pat. Lui ne parle pas le français, et moi pas l’anglais. Mais ça ne nous a jamais empêchés d’être en parfaite synergie. Lui me connaît, il écrit des choses où il sait que je vais m’éclater, et de mon côté j’en rajoute parce que j’ai l’habitude son humour. Par exemple, Pat a une collection de nonnes en plastique. Enfin il avait, je ne sais pas s’il l’a encore. Il en avait qu’on peut remonter dans le dos, des casse-noisettes, etc. C’est ça qui m’a donné l’idée des nonnes bénédictines de l’enfer qui fabriquent le sang. Il était aux anges quand je lui ai montré ça, il est reparti chez lui et il a planché sur tout un scénario autour de ça. On a toujours fonctionné de cette façon. Là, sur le dernier tome, je lui ai dit que j’aimerais bien qu’on exploite l’idée d’un carnaval des enfers, où ils fêteraient la victoire. Et que dans le même temps, ça soit comme la gay pride, quelque chose d’actuel. On n’avait rien sorti pendant douze ans, il fallait donc raccrocher les wagons sur la période contemporaine. C’est pour ça qu’on parle des LGBT, des abus de la science… de sujets qui sont prégnants aujourd’hui. Quand on relira cet album dans quinze ou trente ans, on verra qu’il a été écrit en 2023-2024. On n’a jamais cherché à faire original vis-à-vis de ce qui se passait à notre époque : on a au contraire essayé d’y coller au maximum, parce que ce n’est pas possible de faire autrement. Plus tu essaies de t’en détacher, plus en règle générale tu es passé de mode assez rapidement. Et c’est pour ça que ça n’a pas toujours marché, parce que le reflet de notre société n’est pas toujours agréable à regarder. C’est pour ça que Requiem fait aussi un peu grincer des dents.
D’où l’idée du « changement de sectes » ?
Quand j’ai proposé à Pat l’idée d’une référence aux luttes LGBT, je me demandais bien comment il allait s’en sortir. Et comme d’habitude, il a eu ce trait de génie. « On va changer de secte, je me définis comme vampire “C’était parfait. En ce moment on est en train de travailler à une petite histoire pour le Hellfest. À l’entrée du festival, il y a un détecteur de metal. Dans l’esprit de Pat, c’est pour voir si les gars sont assez metalleux, sinon ils sont traités au lance-flamme. Il a tout le temps de genre d’idées, simples et d’apparence un peu bourrines, mais très efficace. C’est vraiment un super collaborateur.
Il y a chez toi une quasi-systématisation de l’éclatement du cadre de la planche, avec dissolution des cases, un sens de lecture qui s’étale parfois sur la double page, et comme une obsession à éliminer le vide. Jusqu’à ce tome 12, où tu vas jusqu’à proposer des planches en rabats. D’où te vient cette approche ? Techniquement, cela doit demander une certaine préparation (et là encore une bonne synchronisation avec le scénariste) !
Dès la conception du storyboard, il faut que ça me plaise, qu’il y ait une beauté qui se dégage de la forme, de l’enchaînement et de la juxtaposition des cases. J’ai donc déjà un travail de composition abstrait sur les planches. Ensuite, bien sûr, je sais placer le point fort de l’image, etc. Et ce côté éclaté permet dans le même temps de faire des illustrations plus grandes, avec les bords perdus. L’avantage, c’est que quand tu atteins les bords perdus, c’est comme s’il n’y avait pas de limite, comme si la page pouvait continuer au-delà du livre. Une sorte d’illusion d’optique que j’aime bien utiliser.
J’avais commencé à faire ce genre de travail avec Xoco, puis Sha, avec Pat. Pour Sha, il m’avait écrit un scénario plutôt taillé pour du comics, avec 5 à 6 cases par pages. Quand il a vu que j’arrivais à tout caser en 5/6 pages, il a dit, bon ok, on va faire comme une BD française, on va partir sur 10/12 cases par planche. Là, c’était trop. Vu la densité de ce que ça raconte, le nombre de bulles, et se retrouver avec entre neuf et douze cases, je me suis vu face à un casse-tête chinois de composition, à essayer de tout mettre et harmoniser en même temps. C’est comme ça qu’on est arrivé à ce style du « hyper-baroque », du « beaucoup trop ».
Personnellement, je ne regardais pas ce qui se faisait dans les autres BD. J’avais l’impression d’être déjà allé beaucoup plus loin que la plupart. Je n’avais plus de référentiel quand j’avançais sur Requiem. Sur le tome 11 comme sur les autres, j’ai progressé en roue libre, en me demandant où on allait pouvoir aller, autant dans la déconstruction des planches que dans le baroque. Pour moi, la composition et la couleur sont des formes d’expression en elles-mêmes, au-delà du dessin. Sur certaines pages de Requiem, ils ne se passe pas grand-chose de très violent. Mais la composition, les contrastes et les couleurs, et la violence que j’y intègre donnent l’impression que ce qui se déroule à ce moment-là est également violent. Il y a des giclures derrière, comme du sang, plein d’artifices de ce genre que j’utilise. Pour mettre le lecteur dans une expérience un peu intense.
C’est une approche qui remonte aux albums de Philippe Druillet. C’est lui qui a inventé ça. Il est arrivé bien avant moi, et a fait déjà à son époque la fête à la composition en tuiles, après c’était fini. Certes, ça continue, mais il aura permis de faire découvrir au lecteur et aux artistes qu’il y avait une autre voie. Et il a aussi une chose que j’aime bien, en dehors de ses côtés iconoclastes, c’est son approche de peintre. Dans la période contemporaine, quand on t’apprend à faire de la BD en école, on t’’explique qu’il faut faire des storyboard, et tout préparer. Pour en avoir discuté avec lui, Druillet me disait que ce n’est pas comme ça qu’on est censé faire de la BD, on doit le faire en improvisant, en ne préparant rien. C’est vrai que lui, c’était clairement sa spécialité. Il buvait un coup et se lançait ensuite dans un truc, sans filets. J’ai aussi retrouvé ça chez Amano, le dessinateur japonais. Lui non plus ne fait pas de croquis initiaux. Le fait de ne pas préparer, et de se faire confiance à soi-même, pour laisser s’exprimer son émotion du moment, sa folie, etc. dans la composition et le dessin, ça donne une puissance et une spontanéité que tu ne retrouves pas dans tout un tas d’œuvres extrêmement virtuoses. Druillet a beau être pas top niveau graphisme et anatomie, mais son esprit compense ses carences techniques. Et c’est quelque chose qui devient rare, je trouve, de laisser cette partie irrationnelle et instinctive du cerveau prendre le dessus. Ça existe également au cinéma. Tu peux être spontané, et réfléchi en même temps.
Bien sûr, j’ai aussi travaillé sur des projets pour lesquels je me suis préparé. Mais tout au long de ma carrière, que ce soit sur les Chroniques de la Lune Noire, ou Requiem, il y a un côté très spontané. Sur la longueur, ça manque peut-être de cohérence, mais personnellement je ne trouve pas. C’est ma cohérence interne qui se retrouve sur le papier. Je n’ai d’ailleurs pas reparcouru les dix premiers tomes quand j’ai attaqué le onzième. Je relis rarement, de toutes façons. C’est pour ça qu’on peut déceler des fluctuations dans les personnages. C’est pour ça que ceux qui reprennent après moi les séries, comme Tacito pour les Chroniques, ils me disent souvent : « On a regardé ça de près, il y a des choses qui changent tout le temps ». Ceux qui vont travailler sur Requiem, il aura toujours le même nombre de boucles d’oreilles. Tandis que moi, vu que j’improvise, j’ai une image mentale de mes personnages, je ne vérifie pas vraiment comment je l’avais dessiné la fois d’avant. C’est comme ça que tu as tout qui bouge : les tatouages ne sont jamais les mêmes, on est dans l’univers de la création et de l’inconscient, du subconscient, des rêves. Il y a quand même cette espèce d’incohérence qui fait partie du truc. Il y a une cohérence ok, si tu regardes de près, mais elle est irrationnelle. Je suis très attentif à ce genre de choses, pour mes propres créations.
La manière dont tu expliques comment tu travailles me fait aussi penser à ce que disait George Bess, qui s’est lancé dans une adaptation de Dracula sans relire le roman.
Alors que ça va un peu à contre-courant de la tendance actuelle, où quand tu prends des libertés, tu as des hordes de fans prêts à te clouer au pilori. L’idée, pour moi, c’est que lorsque tu changes de medium tu dois te l’approprier. Tu changes ce que tu as envie de changer.
Le fait d’aborder le sujet de Dracula me fait aussi penser que pour ce personnage, j’avais proposé à Pat des anecdotes qui concernaient Vlad Tepes. À un moment ils sortent les pals, à un autre ils clouent un masque sur la tête d’un scientifique. Des faits tirés de la vie du vrai Dracula. Dans le même temps, Pat aime bien ajouter lui également des petites choses. On fait un mélange constant entre la pop culture et la réalité historique. Celle-ci est d’ailleurs souvent plus originale que ce qu’on peut puise dans la culture pop contemporaine.
Douze ans ont séparé les tome 11 et 12. Il y a bien sûr eu la fin de Nickel, et la reprise par Glénat. Mais 12 ans, c’est quand même long. N’avais-tu pas peur d’avoir perdu en route une partie du lectorat ? D’autant que tu dis en interview que Mills et toi étiez désireux d’apporter une conclusion à la série. Laquelle a démarré il y a désormais ving-quatre ans, mine de rien.
Quand la fin de Nickel est survenue, on s’est retrouvé un peu comme deux ronds de flan. Nous on avait prévu d’en faire dix-neuf, au moins. On avait envisagé de continuer jusqu’à ce que les gens en aient marre. La situation s’est pourrie sur deux ans, et la boîte a fini par couler. Ce qui a fait s’écrouler Nickel, c’est aussi que notre associé, le gérant, avait un trait de caractère particulier. Il avait toujours envie de faire des réserves d’albums, on avait donc des stocks monumentaux. Parfois presque 20 000 exemplaires par tome. Il faisait imprimer en Slovénie, ça ne coutait pas cher alors il en faisait plein. Résultat quand la maison d’édition a sombré, il a tout mis sur le marché de l’occasion. On voyait chez Glénat qu’on avait des ventes moyennes, mais que dans l’occasion, il s’en était écoulé des dizaines de milliers. Il y avait donc une tonne de lecteurs qui étaient passés sous le radar, mais étaient bien présents. Ça a été d’autant plus perceptible lorsque le Youtuber Alt236 a fait une émission sur Requiem : ça nous a permis de raccrocher les wagons avec une nouvelle génération. Avec l’éditeur, c’est là qu’on s’est dit qu’il fallait s’y remettre. On en parlait, entre les fans de la première heure, les lecteurs qui avaient découvert ça via l’occasion et ceux qui ont été embarqués par ce qu’en disait Alt236. On va sortir le livre, mais il y a du potentiel. Glénat a été très prudent sur les tirages. Au bout de 15 jours, les alertes automatiques ont commencé à remonter. Ils ont donc refait un tirage, avant même que le premier lot soit totalement épuisé. On va voir où cela nous amène. Avec Momie Folies, on a fait un exemplaire en couverture blanche, un peu vintage. Eux se demandaient la même chose : est-ce qu’on en fait 500, 600, 1000 ? Ils ont finalement opté pour 700, en ayant l’impression de prendre un bon risque. Et tout est parti dans la journée.
L’an dernier, il y a eu aussi une exposition assez spectaculaire à Angoulême. Deux jours avant, les grandes banderoles qui ornaient l’entrée ont été volées. Les organisateurs n’étaient pas très contents, moi je me suis dit que c’était un très bon signe. Le public de Requiem a toujours été plus hardcore que tous les autres. Les autres séries sur lesquelles j’ai travaillé, il y avait du public aussi, mais rien d’aussi intense. J’ai d’ailleurs beaucoup aimé cette exposition, son côté immersif, entre la statue rotative, la bande son. Et le lieu, bien sûr. Je me suis improvisé scénographe à cette occasion. J’avais déjà fait des expos avec quelqu’un du métier, qui m’avait expliqué comment ça marchait. Ça m’a aidé pour après cogiter et faire une exposition un peu spectaculaire. L’entrée était gratuite, certes, mais on a fait un très gros volume de visiteurs. Plus de 10 000 personnes sont venues la voir, ce qui est vraiment pas mal.
Après, je dois avouer qu’à la base le tome 11 était censé sortir pour Angoulême, mais j’étais en retard. Du fait que j’ai rajouté beaucoup de pages, je n’étais plus dans les délais. Étant donné qu’on avait plus de moyens avec Glénat, j’ai pu me permettre la quadruple page, et dilater un peu l’album niveau longueur. C’est peut-être aussi plus conforme à la période contemporaine. Les séries d’albums de 50 pages, comme on le faisait, avant, c’est moins courant de nos jours, depuis que le roman graphique s’est imposé. Je pense que les lecteurs aiment avoir des choses plus denses.
Pendant que j’y suis, il va y avoir une adaptation manga de Requiem. Seban, le dessinateur (qui a 24 ans), a prévu de tomber ses 200 pages dans l’année. Mais ce n’est certes pas la même narration, le même sens du détail, le même nombre de cases que la BD franco-belge. À titre personnel, ça fait des années que je ne lis plus que du manga, et que j’ai mis de côté le comics ou la BD telle qu’on la connaît chez nous. Après avoir lu Gou Tanabe ou Berserk, tu lis du franco-belge, tu te fais chier. C’est peut-être méchant dit comme ça, mais il faut que la production se renouvelle. On a l’impression qu’ils sont là pour faire plaisir aux journalistes, et rester cantonné à une certaine bien-pensance. En tant que lecteur, ça ne m’intéresse pas.
Tu travailles sur la figure du vampire depuis plus de 20 ans. Comment définis-tu la créature ? Est-ce que ton avis a évolué, parce qu’il s’en est passé des choses en 20 ans pour les vampires (notamment Twilight) !
Twilight est sorti à peu près au début de Requiem. En regardant ça, on se disait, voilà tout ce qu’il ne faut pas faire. On avait pour ambition de faire une série qui séduise les adultes avec un cerveau normal. On voulait jouer avec le mythe, le tordre sous tous les angles, et l’amener vers quelque chose de totalement imprévu. Je me rappelle de ce moment où j’avais réalisé des croquis de vampire avec leurs cercueils sous le bras. Ils devaient se rendre dans un bateau. Et j’ai dit à Pat : « Tu ne trouves pas qu’on dirait des surfers comme ça ? ». Il a essayé de trouver s’il pouvait en faire quelque chose, mais même si ça n’a pas abouti, ça donne une idée de l’état d’esprit qui est le nôtre sur cette série. On a tous les deux grandi avec les vampires de la Hammer, avec Christopher Lee. Mais ce n’était pas ce qu’on voulait faire. Encore que, on se retrouve dans l’approche iconoclaste de certaines œuvres vampiriques phares. Chez la Hammer, il y a un érotisme sous-jacent. Le roman de Stoker s’attaque quant à lui aux relations extra-conjugales. Le vampire a toujours été un bon support pour faire des choses un peu choquantes. Tant qu’à faire une histoire de vampire, autant être iconoclaste.
Tu as cité Anno Dracula un peu plus haut. C’est vrai qu’on y retrouve cette multitude de références, de personnages, qui est aussi au cœur de Requiem.
Sa manière de visiter le mythe m’avait beaucoup plu. Et surtout, l’ironie qu’il y a derrière. Parce que l’idée de Dracula sur le trône d’Angleterre, avec la reine Victoria, nue avec un collier de chien et une laisse… On sent que le gars avait envie de se marrer.
Et le futur de Requiem ?
Il va y avoir l’année prochaine, un manga Requiem, fait par une équipe de Péruviens. C’est un projet de longue haleine pour moi, ça faisait un moment que je voulais une adaptation manga. J’ai toujours eu le feeling que le thème pouvait coller. Ça permettait aussi d’avoir une revisite de l’univers et une autre approche. Et c’est exactement ce qui se passe avec leur travail. La directrice de collection japonaise n’était pas trop chaude pour qu’il y ait du nazisme, alors ils ont remplacé ça par un immense trafic de drogue, la drogue de l’oubli. Ça donne un autre souffle, assez différent. C’est un jeune créateur qui en veut, plein d’idées.
Ensuite, pour les lecteurs du Requiem 12, je me mettrais au travail en 2025, et l’album arrivera logiquement en 2026. Probablement à Noël. Je pense qu’on va refaire en 75-80 pages. On a encore des choses à raconter, autant finir en beauté. On verra quelle apparence ça va prendre. On voulait déjà boucler sur l’intrigue avec Rebecca, Dracula… mais après je pense qu’on va continuer sur cet univers avec des spin-offs, des invités. C’est encore un peu secret, mais j’ai commencé à travailler avec des dessinateurs chevronnés qui veulent s’approprier la série le temps d’un épisode, à leur sauce. Ça, c’est quelque chose auquel je crois beaucoup.