Draw Distance. Vampire : la Mascarade. Coteries of New York (2019).

Depuis 2019, les éditions White Wolf Publishing ont largement décliné leur franchise principale, Vampire : La Mascarade, en jeux vidéo. Ceci succède à l’achat en 2015 de la propriété intellectuelle du Monde des ténèbres par Paradox Interactive, important producteur vidéoludique, puis, à la suite d’une controverse quelque peu ridicule, de la reprise en main fin 2018 de l’aspect créatif de White Wolf par son nouveau patron. S’il existe un lien de cause à effet entre ces événements, j’admets l’ignorer.

Quoiqu’il en soit, un genre dans lequel les adaptations de l’univers noir et contemporain de La Mascarade ont été abondamment transposées est celui du visual novel, ou aventure textuelle. Je ne rentrerai pas ici dans des arguties concernant les différences entre ces sous-genres, que, je dois avouer, je ne maîtrise guère. Gardons seulement en tête qu’il s’agit de jeux assez statiques (au sens où le gameplay, simple support de la narration, passe par l’illustration et le texte comme mécanique principale ou exclusive de jeu) dans lesquels l’interaction ludique se cantonne souvent à un choix de dialogues ou d’actions en réaction à un synopsis prédéterminé. Somme toute, à première vue, une émulation assez pertinente de la pratique du jeu de rôle traditionnel dont Vampire est un représentant majeur.

Vampire : the Masquerade. Coteries of New York, œuvre du studio polonais Draw Distance, est l’une de ces adaptations. Fermement ancrée dans les spécificités de l’univers du Monde des ténèbres, celle-ci nous permet d’incarner un vampire nouvellement créé d’un clan que je qualifierai de « respectable » (pour les habitués : Brujah, Toréador ou Ventrue), en se gardant de proposer de plus complexes options de personnalisation du protagoniste, sur fond d’intrigues vampiriques new-yorkaises. Formellement, il s’agit d’une succession d’écrans fixes où l’essentiel du jeu consiste à lire ce qu’un virtuel maître du jeu décrit et à choisir la réplique ou l’action la plus pertinente pour faire avancer le scénario. Le contexte narratif est très fidèle au canon de la franchise, y puisant ses acteurs importants et intégrant pleinement divers éléments des plus récentes éditions.

Résumons en quelques mots l’intrigue : créé vampire dans de troubles circonstances, notre personnage sera, après un temps d’adaptation à sa nouvelle nature, associé à la faction dominante, la Camarilla, avant d’être pris sous l’aile bienveillante d’une congénère plus ancienne et influente. La majorité de l’action consistera à former une coterie (un groupe d’intérêt, en gros) avec d’autres jeunes vampires, et, parallèlement, à naviguer à vue entre les sectes et leurs sous-groupes vampiriques, manipulé dans un jeu risqué de rapprochement politique de deux camps antagonistes, pour ultimement jouer un rôle dans un retournement des équilibres de pouvoir, dans un twist final sur lequel on reviendra. Si ces grandes lignes, très schématiques (qui négligent diverses sous-intrigues et s’étalent sur aisément une dizaine d’heures) sembleront quelque peu génériques, notamment aux vétérans, c’est parce que rien de très original n’est proposé sur le front du synopsis.

Je ne m’apprête pas à dire beaucoup de bien de ce jeu, aussi il me paraît honnête de commencer par des compliments. Car, si, certainement, Coteries of New York est truffé de défauts qui en font une œuvre vidéoludique somme toute assez médiocre, le studio Draw Distance a, incontestablement, mis du cœur dans son développement et des matières à éloge existent bel et bien.

Entamons par l’entame : le jeu est assez beau. Certes, et le genre le justifie, il s’agit d’illustrations accompagnées d’un encadré où les dialogues apparaissent. Pour autant, celles-ci méritent qu’on s’y arrête. Ce sont de très élégantes peintures numériques, débordantes d’ambiance, qui jamais ne lassent. Chaque décor est agrémenté de quelques éléments dynamiques (jeux de lumière, pluie battante, ombre qui passe…) qui permettent efficacement de ne pas s’ennuyer et sont subtilement dosés ; les portraits en plan américain des divers personnages sont pour la plupart vivants et convaincants, assez caractérisés pour camper une personnalité par la seule image. Cette qualité graphique est renforcée par des boucles d’ambiance sonore assez compétentes, même si elles sont parfois répétitives, assez discrètes pour faire exactement leur office : évoquer les bruits familiers d’un environnement urbain dans lequel on évolue naturellement, au point de ne plus les conscientiser.

Sans doute plus important dans un tel genre de jeu, les personnages sont bien écrits. Même, ils sont crédibles, voire attachants. Ceci est, un peu paradoxalement, particulièrement vrai des acteurs mineurs à l’échelle de la société vampirique ; étant donné notre propre statut social, ils sont les seuls que nous avons une légitimité à fréquenter, et ainsi, dans notre référentiel, deviennent essentiels. Il n’est pas particulièrement facile d’imaginer un personnage qui soit à la fois cohérent et suffisamment outré dans sa personnalité pour être aussi bien un acteur mémorable de fiction qu’une personnalité convaincante. Ici, quoiqu’ils ne soient, à mon goût, pas assez présents et que l’on aimerait les suivre plus longtemps et plus en détail, la plupart méritent qu’on s’y arrête. Un détective Nosferatu qui s’exprime en citation de polars, une Malkavian à la psyché fractionnée capable d’émuler son propre chat virtuel à elle seule, un baron de l’information arpentant New York dans une limousine remplie d’écrans, un chef de gang vicieux et brutal ayant gardé ses habitudes du xixe siècle… Tous ont du goût, une vraie saveur de personnages pensés et construits, dont on se plaît à suivre les histoires secondaires. Tous ? Non, un village d’irréductibles New-Yorkais résiste à la qualité d’écriture : les personnages de l’élite vampirique. Ce sont en effet les dominants de la société vampirique qui brillent par leur fadeur (à la notable exception de Qadir Al-Asmai, le glaive aveugle de la justice du prince de la ville, personnage complexe et nuancé). Peut-être les auteurs n’ont-ils pas voulu trop s’avancer à développer des personnages canoniques de La Mascarade ; ou peut-être est-il moins aisé d’imaginer un salopard manipulateur de deux cents ans qu’un jeune vampire encore engoncé dans son humanité.

L’enrobage technique est donc satisfaisant, comme l’est l’écriture de la plupart des personnages. Malheureusement, plusieurs éléments me paraissent tirer l’ensemble de l’œuvre vers le fond.

En premier lieu, parlons du médium. Le genre de l’aventure textuelle ou graphique, par construction, repose sur un mécanisme d’arborescence. C’est un genre qui date des premiers temps du jeu vidéo, et qui n’est pas très différent du principe du « Livre dont vous êtes le héros ». Une trame narrative est écrite au préalable, et le joueur naviguera au cours de celle-ci, faisant face à des choix qui, éventuellement, mèneront à des impasses (un échec, donc) ou à une progression. Le détour est possible, mais le chemin allant du début à la fin (ou à l’une des fins, dans les cas les plus élaborés) est prédestiné. Avec l’âge de la maturité des supports vidéoludiques, l’ambition des créateurs croissant, nombreux ont cherché à imaginer des scénarios plus poussés, où l’agentivité du joueur serait réelle, où les dilemmes moraux auraient des conséquences, où les choix généreraient de véritables narrations parallèles. Il se trouve que ce genre d’ambition n’est pas aisé. Cela impose la rédaction d’une pléthore de lignes de dialogue, une variété d’options narratives substantielle, et comme ici, souvent, le choix se révèle, in fine, une illusion. Plutôt, les conséquences d’une décision sont une illusion : s’il peut paraître avoir un poids, un choix, moral par exemple, aboutira toujours à un résultat similaire, à quelques blocs de texte près. On entend parfois ironiser sur ces « choices matter games », et nous sommes ici face à un bon représentant. Le synopsis est inévitablement sacré et ne pourra dévier de son écriture préalable, ce qui, fondamentalement, remet en question jusqu’au caractère ludique de l’entreprise. L’expression de « roman visuel » ou « virtuel » est, au fond, assez pertinente, si l’on pense qu’elle renvoie à la passivité nécessaire du lecteur face à un livre. Ajoutons que la difficulté réelle d’atteindre une cohérence malgré la diversité des choix de dialogue ou d’action possible implique ici, comme souvent dans le genre, l’occasion de sélection d’options auxquelles votre personnage ne devrait pas avoir accès ; l’élément perturbateur qu’est le libre arbitre du joueur risquant à tout moment de chambouler l’architecture initialement prévue (par exemple, notre personnage aura parfois la possibilité de mentionner une donnée de la société vampirique qu’il devrait ignorer, puisque nouveau-né, mais dont il prendra éventuellement connaissance plus tard).

Toujours concernant l’aspect proprement vidéoludique de Coteries of New York, l’expérience se révèle assez frustrante. L’intrigue en effet devra, sans vous en avoir informé au préalable, se dérouler dans l’espace d’une vingtaine de nuits. Sur le principe, pourquoi pas, l’urgence n’ayant pas à être prévisible. Mais, dans le même temps, le jeu vous ouvre chaque soir un large choix de trames narratives à suivre, promesse de pouvoir organiser à votre gré votre emploi du temps et d’explorer chacune à l’envi. L’inique décision du synopsis d’accélérer certains événements à un moment donné et sans crier gare a de bonnes chances de vous laisser avec, sur les bras, pas mal de bouts inachevés d’histoires pourtant prometteuses. Bien sûr, la rejouabilité a été pensée en amont, grâce aux trois clans disponibles, mais, en fin de compte, je doute que beaucoup considèrent que le jeu vaille la chandelle d’une voire deux parties supplémentaires. Et ce, pour des raisons scénaristiques.

Revenons sur les événements : très jeune vampire, à peine créé, faisant face à la perspective d’une mort rapide, puisque né hors des lois de la société vampirique, nous sommes in extremis sortis d’affaire par une ancienne vampire qui, selon l’angle de vue, est un mentor autant que nous sommes son pion inconscient. Nous voici ainsi happés dans les jeux politiques de plus puissants que nous, sans être dotés des outils nécessaires à les comprendre. Assembler notre coterie sera le principal objectif, ponctué par des missions exigées par notre bienfaitrice, sans que nous comprenions bien de quoi il en retourne. Ces objectifs deviendront progressivement diplomatiques, entre les principales forces en présences vampiriques (Camarilla et Anarchs), avant de – quoi d’autre ? – assister à un retournement de situation orchestré par de plus retors que nous. Cela vous parle ? Bien entendu : c’est l’un des plus classiques canevas de récit possibles dans le monde de La Mascarade. Et cela peut être considéré comme un problème. Il s’agit d’une sorte de didacticiel diégétique destiné à un joueur novice à cet univers, pertinent seulement parce que votre personnage est, effectivement, aussi perdu que le serait un néophyte. Ce scénario extrêmement commun n’est pas, en soi, un mal ; mais il ne peut efficacement s’adresser qu’à quelqu’un qui découvrirait ce monde, ce qui, il me semble, n’est pas très cohérent avec l’idée de vendre (certes, bon marché) un produit culturel estampillé d’une franchise connue.

Toutefois, le véritable péché de ce scénario, que je n’ai volontairement que balayé, repose sur la faute fondamentale de ne pas avoir respecté le pacte de lecture qu’Agatha Christie ou Alfred Hitchcock ont portant largement défini : le lecteur (ici, joueur également) devrait posséder l’intégralité des éléments nécessaires au cheminement déductif donnant la possibilité d’accéder à la conclusion que l’auteur a prévue. En d’autres termes, il n’est pas raisonnable, en tant que narrateur, d’imposer un dénouement où l’assassin de la rue Morgue dans la chambre jaune de l’Orient-Express est, en réalité, un boulanger de Châteauroux auquel il n’avait à aucun moment été fait allusion dans le récit. Coteries of New York fait cette erreur de débutant en révélant un antagoniste final au-dessus de tout soupçon parce que presque absent du cours de l’histoire. Certes, l’idée consiste, maladroitement, à faire comprendre que chaque vampire est manipulé par un vampire plus vieux ou plus sournois. Mais, même après plusieurs playthrough, force m’est de constater que rien dans l’intrigue ne permet au joueur d’envisager cet ultime retournement franchement bancal, peu satisfaisant, pour ne pas dire frustrant, qui montre un peu plus, s’il le fallait, qu’intégrer de l’interactivité dans une narration figée est une gageure.

La volonté d’interpréter Vampire : la Mascarade sous un format de récit interactif part incontestablement d’une idée appropriée ; il s’agit au fond d’un jeu qui, à son époque, a mis un point d’honneur à privilégier la narration sur la mécanique ludique ou la simulation. Sans nul doute, Coteries of New York est une œuvre issue de bonnes intentions, créée par des passionnés, et dont les bases sont saines. Malheureusement, le résultat est anecdotique, sans être infamant, faute de profondeur, de maturité, et peut-être de moyens.

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