Farkas, Jenő. Interview avec un universitaire hongrois

Jenő Farkas est un universitaire et traducteur hongrois. Ses principaux domaines de recherche sont la littérature roumaine et les mouvements d’avant-garde. Dans le même temps, ses travaux autour de Dracula font de lui une figure des Dracula studies. Il a ainsi été le premier à exhumer le scénario du film Drakula halála. Pour la présente interview, qui retrace son parcours et son apport aux recherches liées à Dracula, Jenő Farkas a répondu directement en français à mes questions. Les traductions en français dans les textes ont également été effectuées par Jenő Farkas.

Bonjour M. Farkas. Pouvez-vous vous présenter pour les lecteurs de vampirisme.com ?

Si je comprends bien votre question, je dois expliquer comment on devient spécialiste de Dracula et vampirologue. On commence d’abord en tant qu’amateur, puis on devient fan et passionné, ensuite collectionneur ciblé sur le thème (films, BD, romans, monographies) et finalement, on se met à écrire et publier de petits comptes rendus, articles et des monographies. Certes, une part de hasard est nécessaire. Par exemple, naître en Transylvanie, c’est déjà un avantage pour étudier les histoires sur Dracula, puisque depuis le roman de Bram Stoker, cette contrée est considérée comme « le pays de Dracula ». Mais l’apprentissage est un peu plus long.

Forcée par la Seconde Guerre mondiale, ma famille s’est réfugiée en Hongrie en 1944. Pendant le voyage en train, qui a duré deux semaines jusqu’à Budapest dans un wagon de marchandises, moi, le nourrisson, j’ai été atteint d’un asthme sévère, avec des crises de toux presque permanentes. Mon frère a découvert dans une vitrine de la ville un petit cercueil en jubilant : « Voilà, c’est juste pour mon petit frère. »

Suite à une longue crise de toux là où nous habitions en Hongrie, ma famille a finalement accepté la proposition d’un médecin militaire qui a suggéré d’essayer de me soigner, âgé de quatre mois, à l’aide d’un vaccin pour adultes. « Nous devons essayer, en fin de compte, il n’y a pas d’autre moyen », disait-on. Après l’injection, le jeune médecin me tenait dans ses bras pendant un quart d’heure ; moi, dans un état de lévitation entre la vie et la mort, soudain mon corps a changé de couleur et j’ai commencé à bouger. À partir de ce moment-là, trois fois par an, j’ai reçu de ma mère des transfusions sanguines directes, de bras à bras, par voie artérielle, sans qu’on ait analysé nos groupes sanguins. Pendant quatre ans, chaque intervention, même pour les médecins spécialistes, comportait des risques.

Ainsi, on comprend mieux pourquoi je lisais avec une passion particulière la scène du roman Dracula de Bram Stoker, lorsque les docteurs Seward et Van Helsing ont tenté de sauver la vie de Lucy Westenra, victime du vampire Dracula, par une transfusion sanguine (voir le Chapitre 10). Voilà, après la Transylvanie, la transfusion sanguine est un nouvel élément de mon dossier de draculologue et de vampirologue.

Ma famille, revenue en Transylvanie, habitait près de la ville de Sighișoara (Schäßburg), ville saxonne avec une citadelle datant du XIVe siècle. Elle est considérée par l’historiographie courante comme la ville natale du voïvode Vlad Țepeș [l’Empaleur], dit Dracula. Même si les documents à ce sujet sont peu fiables, Vlad Dracul, le père de Vlad Țepeș et sa famille avaient habité sans aucun doute dans ce château fort, entre 1431 et 1435. Voilà donc une nouvelle page dans mon dossier, concernant notre thème. Très tôt, mes parents professeurs de français m’ont initié à la lecture de L’Humanité et des Lettres Françaises, sous le noble prétexte de « l’entraide fraternelle envers la classe ouvrière de France ». Ces journaux, soutenus financièrement par l’URSS et les pays socialistes à travers des abonnements, reflétaient une certaine « solidarité ». Maîtriser une nouvelle langue dans une Transylvanie multilingue était un atout précieux. Ainsi, j’ai poursuivi des études à la Faculté de lettres, en spécialité français-roumain, à l’Université de Bucarest. Par la suite, j’ai travaillé pendant une décennie à la rédaction d’une petite revue pédagogique.

Lors de mes nombreuses randonnées à travers le pays, j’ai découvert les lieux emblématiques où Dracula vivait : Târgoviște, Poienari, Sighișoara. J’ai aussi visité les régions où Vlad l’Empaleur effectuait ses « excursions » annuelles, dévastant les villes et villages du sud de la Transylvanie (Brașov, Sibiu, Codlea, Biertan). Ses raids lui servaient à se ravitailler et à punir ses opposants, souvent prétendants à son trône de Valachie, soutenus par ses ennemis.

Grâce aux commerçants saxons de Transylvanie, les produits du Levant circulaient vers les grandes cités européennes (Vienne, Munich, Nuremberg, Strasbourg, Lübeck, Colmar). Mais ce ne furent pas seulement des marchandises qui traversaient les frontières : des brochures de 8 à 12 pages, appelées Flugblatt, circulaient aussi. Ces feuillets illustrés, dédiés aux atrocités incroyables de Vlad III, surnommé Dracul, devinrent très populaires. Vendues par des typographes habiles, ces brochures mettaient en avant des portraits terrifiants de Dracula ou des scènes sanglantes. Elles comptent parmi les premières œuvres de « littérature à quatre sous ». Un exemplaire unique d’un incunable allemand est d’ailleurs conservé à la Bibliothèque Nationale Széchényi de Budapest.

Farkas, Jenő. Interview avec un universitaire hongrois

« Du tyran en tant que le voïvod Dracole. »
Portrait de Dracula, environ 1480, conservé dans la Bibliothèque Nationale „Széchényi” de Budapest.

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« D’un tyran méchant, nommé le voïvod Dracole ». Chaque chapitre commence par une majuscule et présente une petite histoire sur les méfaits de Dracula.

N’oublions pas que les XVe et XVIe siècles ont vu l’émergence d’un genre littéraire inédit : les contes peuplés de géants, de sorcières et d’ogres. Charles Perrault, quant à lui, a cherché l’étymologie de l’ogre dans le mot hongrois. Il est fascinant de constater que la formation du corpus des histoires sur le « cruel Dracula » se déroulait en parallèle avec celle des contes de fées. Un sujet de recherche des plus passionnants

En 1982, j’ai déménagé à Budapest, en Hongrie, où j’ai entamé une carrière universitaire au Département de roumain de l’Université « Eötvös Loránd » de Budapest. J’y ai soutenu une thèse sur la littérature fantastique roumaine, qui m’a valu le titre de docteur ès lettres. C’est à partir de ce moment que j’ai commencé à publier des études et des articles dans plusieurs revues, en trois langues : hongrois, roumain et français. Ce n’est pas un hasard si l’on m’a confié la rédaction d’un ouvrage sur Dracula pour une série prestigieuse des Éditions de l’Académie de Budapest.

Entre-temps, j’ai participé à mon premier colloque international avec une conférence intitulée Le vampire dans le folklore roumain, publiée dans Artes Populares 16-17, Folk Narrative and Cultural Identity lors du 9e Congrès de la Société Internationale pour la Recherche sur le Récit Populaire, en 1995. Cette conférence a été présentée par moi en français, le 16 juin 1989, le jour même de la cérémonie de réinhumation des dirigeants de la Révolution de 1956, exécutés sur ordre de János Kádár le 16 juin 1958.

Ce jour-là, en 1989, plus de trois cent mille personnes ont assisté à cet événement marquant. Imaginez la coïncidence : János Kádár décède le 6 juillet 1989, après avoir régné sur la Hongrie pendant trente ans, hanté par les fantômes de ses amis proches, condamnés à mort pour leur rôle dans la Révolution. Ce décès survient juste après la réhabilitation officielle de ces victimes. Un curieux motif vampirique se cache dans cette histoire politique : les martyrs de 1956 ont été enterrés selon des croyances traditionnelles — principalement d’origine russe — sur les vampires. Les cadavres des exécutés étaient attachés avec du fil de fer et enterrés face contre terre, pour empêcher leur transformation en revenants-vampires capables de tourmenter les vivants.

C’est ainsi que le folklore et l’histoire des croyances sont devenus aussi des sujets importants de mes recherches. Au début des années 1990, j’ai participé à plusieurs colloques d’ethnographie, notamment à Saint-Martin-Vésubie, dans les Alpes, et à Innsbruck, en Autriche. À proximité de cette ville se trouve le Château d’Ambras, où l’unique copie d’un portrait à l’huile de Dracula était conservée. C’est là que j’ai enfin pu contempler l’« authentique » Dracula, une copie du XVIe siècle. De nos jours, ce portrait se trouve à Vienne, au Kunsthistorisches Museum. Sur cette toile, Dracula, vêtu en prince de son époque, regarde vers la droite, et non vers la gauche, comme on pourrait le croire.

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Dracula, huile sur toile, anonyme allemand, daté du XVIe siècle (Kunsthistorisches Museum, Vienne)

Les monographies sur Dracula offrent des présentations variées de ce fameux portrait. Prenons deux exemples : la couverture de l’ouvrage de N. Stoicescu est correctement mise en page, tandis que l’autre ne l’est pas. Si vous cherchez sur internet les différentes couvertures des livres consacrés à Dracula, vous ne manquerez pas de trouver de quoi vous divertir !

Farkas, Jenő. Interview avec un universitaire hongrois

La couverture du livre de Stoicescu, Nicolae: Vlad Țepeș. Prince of Walachia, 1978, Bucarest

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Andreescu, Ștefan: Vlad Țepeș (Dracula). Între legendă și adevăr istoric, 1998 (1976), Bucarest

Quand et comment avez-vous commencé à publier ?

En ce qui concerne mes activités littéraires, je dois mentionner qu’en 1993, j’ai fondé ma propre maison d’édition, Palamart. Cet espace m’a permis de publier des traductions, des essais, des recueils de poésie, ainsi que des entretiens sur la littérature et des ouvrages de grammaire, en hongrois, français et roumain. J’ai eu le plaisir de traduire et publier des auteurs français en hongrois (Michel DeguyEmile CioranMarc Delouze et Maurice Hennequin), ainsi que de collaborer avec des écrivains français pour éditer des livres en français (le drame Une étoile sur le bûcher d’András Sütő, avec Christian Doumet, et Le chien aveuglé par la Lune de Tibor Zalán, en collaboration avec Marc Delouze). À travers cette maison d’édition, paraissaient également des romanciers, des poètes, des historiens roumains traduits en hongrois (G. AdameșteanuD. ȚepeneagE. UricaruM. Petreu, I. Mureșan et E. Lovinescu), ainsi que mes propres ouvrages.

Depuis 1989, j’ai été le principal collaborateur de l’Encyclopédie de la littérature universelle, une œuvre monumentale en 19 volumes, publiée par l’Académie des Sciences de Hongrie, entre 1973 et 1996. En France, la revue en ligne Secousse de Paris a publié l’un de mes entretiens avec Marc Dachy, sur le mouvement Dada. Une étude intitulée L’artiste de l’Est en route vers l’Ouest a ensuite été publiée dans la revue Hippocampe. À cela s’ajoutent mes deux livres consacrés à Dracula, parus chez Palamart sur une période de deux décennies.

Pour conclure, je me permets d’évoquer une conférence que j’ai donnée en 2012 sur le roi Matthias Rex (1458-1490), intitulée Le Dialogue entre le souverain et le vassal : Matthias et Vlad l’Empaleur. (https://renaissance.elte.hu/wp-content/uploads/2013/09/Jeno-Farkas-Le-dialogue-entre-le-souverain-et-le-vassal.pdf). Cette présentation montre à quel point on revient sans cesse au même mythe pour en explorer les multiples facettes et aspects les plus divers.

Votre importante bibliographie contient deux livres autour de Dracula : Drakula vajda históriája (1989) et Drakula és a vámpírok (2010). Comment passe-t-on de l’étude des langues et littératures roumaines à Dracula ?

Excusez-moi de trop insister sur ces trois disciplines qui se sont complétées au fil des années dans ma carrière : spécialiste de la littérature roumaine, du folklore et du mythe de Dracula.

En 1989, l’Académie des Sciences de Hongrie a publié mon premier livre, L’Histoire du voïvode Dracula (Drakula vajda históriája), dans une collection intitulée 4 D (La Quatrième Dimension) exactement cent ans après la publication en hongrois du roman Dracula de Bram Stoker. Cette collection se concentrait sur des ouvrages traitant de sujets liés aux croyances populaires, aux sorciers, aux démons et chamans du Tibet, ou encore aux francs-maçons — des thèmes délicats qui dépassaient les cadres culturels rigides imposés par le parti avant 1989. Finalement, ce petit livre sur Dracula a été un succès, vendu à quarante mille exemplaires. Sa sortie coïncidait avec l’éclatement de la Révolution roumaine en décembre 1989. Cela me donne parfois l’impression que Dracula est associé aux grands événements sanglants, comme l’avait observé un auteur français.

Farkas, Jenő. Interview avec un universitaire hongrois

Sz. Farkas Jenő : Drakula vajda históriája (l’Histoire du voïvode Dracula), Editions de l’Académie, Budapest, 1989, p. 154 (La lettre „Sz.‟ devant le nom marquait à l’époque la différence par rapport aux auteurs hongrois vivants, ayant le même nom)

Le livre est structuré en cinq chapitres : l’histoire de Dracula ; les témoignages écrits (latins, allemands, russes, turcs et hongrois) ainsi que les incunables de l’époque concernant le prince de Valachie, à l’aube de l’imprimerie inventée par Gutenberg, puis une brève histoire du vampirisme dans le folklore et la littérature ; Les deux derniers sont : Bram Stoker et son célèbre roman Dracula et une courte filmographie sur le thème du vampirisme.

Il s’agit du premier ouvrage en hongrois sur le mythe de Dracula, qui avec le chef-d’œuvre de Francis Ford Coppola (Dracula, 1992) a suscité un intérêt croissant chez les cinéastes, romanciers et folkloristes en Hongrie. À partir de là, les polars, les études sur les vampires, ainsi que les émissions de télévision et de radio se sont multipliés en abondance en Hongrie. À cette époque, j’étais fréquemment interviewé au sujet de Dracula. Il m’arrivait souvent de croiser des enfants dans mon quartier qui, en me reconnaissant, s’écriaient à leurs mères : « Voilà le vampire ! ».

Grâce aux bourses de l’Institut Français de Budapest, j’ai eu l’opportunité d’effectuer de longs séjours en France pour travailler dans des archives, où j’ai découvert de nouveaux documents sur Dracula et le vampirisme. En tant que professeur invité, j’ai donné des conférences sur Dracula à l’Université d’Arras ainsi qu’à l’Université Catholique de Leuven.

En 2010, dans le cadre du Département de folklore de l’Université de Budapest, j’ai dispensé un cours à l’Université Eötvös Loránd sur les vampires et Dracula, qui a suscité un vif intérêt, avec plus de deux cents étudiants participants. La plupart ont écrit des histoires de vampires, à la fois inspirées et humoristiques, mettant en scène les atrocités de l’Empaleur dans un contexte universitaire, où ils « punissaient » notamment les doyens, les professeurs et les étudiants. Le défi était simple : une bonne histoire bien écrite sur Dracula pouvait rapporter une bonne note en fin d’année. Cinq de ces récits figurent dans mon deuxième livre Drakula és a vámpírok (Dracula et les vampires, 2010), né de cette expérience directe de ces histoires vivantes de jeunes.

Farkas, Jenő. Interview avec un universitaire hongrois

Farkas Jenő: Drakula és a vámpírok, Éditions Palamart, Budapest, 2010, 317 p. (Dracula et les vampires)

Quelles ont été vos premières découvertes ?

J’ai souligné parmi les premiers que « la détention en fer de Dracula dans les prisons du roi Matthias entre 1462 et 1476 » était une histoire destinée aux enfants, puisque le roi hongrois défendait Vlad l’Empaleur face à ses nombreux ennemis, surtout turcs, puisque Dracula était un pivot précieux dans la lutte de Matthias contre les Turcs. Une des cousines de Matthias, nommée Jusztina vers 1473 s’est mariée à Vlad Dracula et le couple avait habité pendant des années dans la ville de Pécs, au sud de la Hongrie, dans une maison offerte à Dracula par le roi de Hongrie. Un document de 1489 ‒ publié et commenté dans mon livre par un médiéviste connu ‒, atteste que la maison, située au centre de la ville de Pécs appartenait au voïvode Dragulia (« condam Dragwlya waywode «), maison reprise par le roi hongrois après la mort de Dracula et de sa femme. C’est l’unique document en latin du XVe siècle, attestant le statut officiel de propriétaire d’une maison du voïvode roumain Vlad Țepeș-Dracula.

C’est une nouveauté que j’ai incluse dans mon livre, ainsi que sept auteurs : des témoins comme l’autrice mondialement connue pour son roman The Red Lion, la nonagénaire Mária Szepes et l’écrivaine Noémi Saly, professeur de littérature française dont la grand-mère était la première femme de Béla Lugosi, l’historien Tamás Fedeles qui a découvert la maison de Dracula à Pécs au sud de la Hongrie, le romancier Leslie L. Lawrence, qui a rédigé deux romans à partir de mon premier livre sur Dracula et le metteur en scène de danse, Zoltán Zsuráfszky, le créateur d’un spectacle de danses populaires abordant le sujet de Dracula. C’est dans ce livre que j’ai publié pour la première fois en hongrois le scénario du film Drakula halala de Karoly Lajthay.

En 2010, le chercheur Gary D. Rhodes, alors à la recherche du film perdu Drakula halála, rappelle dans un article que vous avez été le premier à remettre l’existence de ce film sur le devant de la scène. Qu’est-ce qui vous a amené à creuser du côté de la production cinématographique hongroise ? Par ailleurs, c’est également à vous qu’on doit la redécouverte de la novélisation du film, quelques années plus tard ?

Je vous remercie pour cette question, car vous êtes le premier spécialiste étranger (à l’exception de László Tamásfi) à vous intéresser à l’histoire authentique de la découverte du scénario du film Drakula halála, publié en 1924.

« Être le premier à remettre l’existence de ce film sur le devant de la scène » c’est une manière élégante de dire ce qui dissimule la vérité d’être le premier à remettre le scénario au-devant de la scène. Monsieur, j’ai découvert le scénario de Drakula halála, en 1996, j’ai publié un article dans la revue Filmvilág en 1997, dans lequel j’ai largement présenté le sujet. Et ce qu’on oublie souvent : j’ai publié deux fragments du scénario en question dans cet article, exactement treize ans avant la traduction par M. Rodhes du texte de Drakula halála.

Puisque vous me demandez, je vous raconte l’histoire de la découverte du scénario du film Drakula halála, le tout premier film Dracula au monde, dont les copies ont été perdues.

Après avoir publié mon premier livre sur Dracula en 1989, j’ai continué a trouver des reportages sur le tournage du film La Mort de Dracula et des interviews de Lajthay dans plusieurs revues théâtrales hongroises et autrichiennes. Un ami historien, bibliothécaire-chercheur de l’Országos Széchényi Könyvtár (Bibliothèque Nationale Széchényi) a fait en 1996 pour moi une photocopie du texte du scénario usé et déchiré. J’ai écrit plusieurs articles à ce sujet, en hongrois. En 1998, l’Américain Lokke Heiss a publié un article correct sur le film de Lajthay dans le numéro d’octobre 1998 du magazine new-yorkais Cinefantastique conformément aux informations que j’ai fournies à M. József Pocsai (collaborateur du film The Road to Dracula) à ce sujet.

Farkas, Jenő. Interview avec un universitaire hongrois

M. J. Pocsai a conçu ce poster en se basant sur la couverture originale qui était moins choquante

Est-ce que le film de Lajthay a jamais été réalisé ? Au moins une centaine de documents (articles, photographies, interviews, annonces des projections du film, en 1921 et entre 1923-1928, partout en Hongrie) attestent l’existence du film de Lajthay. Tout d’abord, examinons deux informations révélatrices que j’ai récemment découvertes, relatives à l’existence du film Drakula halála. Une petite annonce parue dans une revue de théâtre de Budapest en 1922 — six mois avant la sortie du Nosferatu de Murnau dans les cinémas de Budapest — indique : « Károly Lajthay, réalisateur en chef, dont le film intitulé Dracula a récemment remporté un immense succès à l’étranger, est rentré au pays pour tourner les scènes en studio de sa ballade cinématographique dalmate… Un collaborateur de notre journal s’est rendu aux studios de la Société de Production Cinématographique Corvin pour assister aux prises de vue impressionnantes du film. »

Neuf ans plus tard, en 1931, un autre quotidien de Budapest mentionne Lajthay : « Un éminent réalisateur hongrois d’après-guerre, Károly Lajthay, surtout connu pour avoir réalisé de nombreux films à succès en Hongrie et à l’étranger — notamment célèbre pour avoir signé la première adaptation cinématographique de Dracula — est actuellement à Budapest pour négocier la réalisation de deux films sonores hongrois. »

Ces deux sources montrent de manière incontestable que le nom de Lajthay est étroitement associé à son film Dracula. Il ne faut pas oublier que la date de l’annonce est le début de l’année 1922, soit avant la projection de Nosferatu à Budapest. Le titre du film de Lajthay est Dracula (et non La Mort de Dracula), ce qui souligne clairement son intention de rattacher son œuvre à la paternité de Bram Stoker. Pourquoi cela ? Parce que le roman de Stoker a été largement médiatisé en Hongrie entre 1898 et 1910, notamment grâce à Jenő Rákosi, écrivain prolifique ayant publié une quarantaine de volumes. Il était également le propriétaire du journal Budapesti Hírlap, très influent en Hongrie, et a mené une campagne publicitaire soutenue entre 1898 et 1910 pour promouvoir « son » Dracula hongrois, qui fut publié en feuilleton entre le 1er janvier et le 29 mars 1898 dans ce quotidien — une première mondiale. Cela s’est produit seulement deux semaines après la Foire du livre de Noël à Londres, où Stoker avait finalement rencontré le succès avec son livre.

Il est important de souligner que ce quotidien de Budapest avait un tirage de trente mille exemplaires, distribués dans toute la Hongrie, et exerçait une influence considérable sur l’opinion publique hongroise. En tant que traducteur de Shakespeare et de la littérature anglaise et américaine, J. Rákosi avait également traduit le roman Dracula de Stoker, qui fut publié en 79 fragments, numéro après numéro, pendant trois mois. Le personnage de vampire Dracula s’est révélé être une véritable mine d’or pour ce journal de Budapest. Je souligne que le roman Dracula de Bram Stoker a eu trois éditions consécutives (1898, 1906, 1908) en un tirage de plus 20 000 exemplaires. « Découvrir » aujourd’hui ce livre relève de la plaisanterie. Il y a six traductions différentes en hongrois du roman Dracula de Stoker, la dernière date de 2021. En 2024 trois traductions différentes sont disponibles en librairie, et il y a de quoi faire pour la fin d’année.

Je vous présente ces informations en détail pour dissiper les idées reçues concernant la première traduction du Dracula de Stoker. Elle n’était ni pirate, ni illisible, mais bien conforme aux normes littéraires de l’époque. J. Rákosi a su créer un excellent « branding » pour le roman de Stoker en Hongrie. Il est important de dire également que selon la publicité soutenue autour du roman de Dracula, parue dans les deux journaux Budapesti Hírlap et Kakas Márton (revue satirique du frère de Jenő Rákosi), l’éditeur a manifesté une forte volonté de renforcer le côté de polar, littérature divertissante et sensationnelle de Dracula. C’est comme si, Dracula était une affaire de famille.

Farkas, Jenő. Interview avec un universitaire hongrois

L’article intitulé « Dracula. Le tout dernier film de Károly Lajthay » (Mozivilág, 6. 01. 1921)

Qu’avez-vous découvert sur la genèse d’un film ?

Revenant au film Drakula halála nous devons rappeler parmi les documents révélateurs l’article intitulé « Dracula. Le tout dernier film de Károly Lajthay », paru dans la revue Képes Mozivilág, 6 janvier 1921, avec la fameuse faute (Stoker/H.G. Wells). Je cite le passage qui précise dès le début le lien étroit entre le film et le roman de Stoker : « Il y a environ vingt ans, le roman de l’écrivain anglais G. H. Wells [Bram Stoker], l’un de ses récits les plus palpitants et les plus intéressants, Dracula, a été publié en feuilleton dans le Budapesti Hírlap, puis édité sous forme de livre dans notre pays. À l’époque, le roman a suscité un énorme engouement, car son intrigue captivante, riche en rebondissements, tenait l’attention des lecteurs du début à la fin. »

Je continue à citer cette source précieuse pour reconstituer les étapes de la genèse du film : « C’est à partir de l’idée principale de ce roman à grand succès que Károly Lajthay, l’excellent réalisateur hongrois, a réalisé son film. Chargé par le studio de cinéma de Vienne, il travaille actuellement sur les scènes en intérieur à Budapest, dans le studio de la Société de Production Cinématographique Corvin. Cette semaine, Lajthay terminera les scènes intérieures et poursuivra ensuite les tournages en extérieur dans la région de Wachau, près de Vienne, ainsi qu’à Steinhof et aux alentours du village de Melk. »

L’article présente également Lene Myl, la star d’origine serbe des studios de Vienne, Berlin, Rome dans le rôle principal du film, et son partenaire Paul Askonas du Deutsches Volkstheater de Vienne. Mais il paraît que l’actrice supportait mal les méthodes rigoureuses de Lajthay et elle a quitté le réalisateur, puisque peu de temps la presse hongroise commença à parler de Margit Lux, comme protagoniste du film Drakula halála. Nous n’avons pas de sources sur l’organisation des premières projections du film à Vienne, mais probablement il y eut au mois de février 1921 des projections au moins pour justifier le budget très élevé du film. Les journaux de l’époque rapportaient que les studios de cinéma en Hongrie étaient à l’arrêt, que les cinémas ne diffusaient aucun « nouveau film », partout il n’y avait que des « reprises ». Les distributeurs de films n’avaient aucune intention d’acheter de nouvelles productions, un silence oppressant, une inactivité morne et, ce qui est le plus terrifiant, une incertitude totale pesaient sur toute l’industrie cinématographique en raison de la censure extrêmement rigoureuse de l’époque.

Et pour ce qui est de la sortie et de la diffusion du film ?

Ce n’est que deux ans plus tard en 1923 que les cinémas de Budapest vont présenter le film Drakula halála. Les raisons en sont multiples. Peut-être Lajthay n’avait pas l’autorisation de la veuve de Bram Stoker qui demanderait des réparations financières importantes, et c’est ainsi que les copies sont restées en hibernation pendant deux ans.

Au mois de mars 1923 la revue Színházi élet a publié un faire-part plein d’humour avec le titre « Celui qui annonce sa naissance avec un faire-part de décès ». Voilà le texte « C’est avec une profonde émotion que nous portons à la connaissance de tous ceux que cela intéresse que la toute dernière production de l’industrie du cinéma hongroise, et en même temps sa fierté, l’attraction cinématographique en cinq actes intitulée Drakula halála, a été acquise et sera prochainement mise en circulation. Cette nouveauté sera présentée dans quelques semaines dans l’un des principaux cinémas de la capitale lors de sa première semaine d’exploitation, et la Société de Distribution Cinématographique de Jenő Tüchten, en tant que parent adoptif du film, attire par la présente l’attention des honorables représentants de la profession sur cet événement. »

Donc à partir du mois de mars 1923 le film de Lajthay sera distribué dans toute la Hongrie, jusqu’a 1928/29 Drakula halála. Drame en 5 actes était inclus dans les films programmés dans les cinémas.

Connaissez-vous des témoignages directs concernant le réalisateur Károly Lajthay et son œuvre cinématographique ?

Les collaborateurs hongrois des spécialistes étrangers ont passé sous silence un document d’importance capitale pour sur le réalisateur Lajthay et ses films. En 1998, j’ai demandé à Mária Szepes, écrivaine de renommée internationale, d’écrire une préface pour l’édition du scénario La mort de Dracula de Károly Lajthay et Mihály Kertész, ce qu’elle a accepté avec plaisir : « Je trouve intéressant et symbolique que Jenő Farkas m’ait demandé d’écrire la préface à son étude sur le destin du film La mort de Dracula de Károly Lajthay, ainsi qu’à l’analyse du scénario de ce film et du phénomène de Dracula. Quant à moi, mon humble personne née sous la Monarchie et qui, avec ses facultés intellectuelles, demeure en cette époque étrange et troublée, d’innombrables couches de souvenirs se rassemblent en structures cohérentes en contemplant cette vie incomparable. Et cela, avec la mémoire photographique d’une écrivaine. »

Mária Szepes (1908-2007), l’autrice hongroise, grande dame de la littérature ésotérique internationale par son roman, Le Lion Rouge (The Red Lion – en hongrois A vörös oroszlán), qui non seulement connaissait bien le metteur en scène, mais elle a joué à quatorze ans dans un film de Károly Lajthay :

« J’ai rencontré Károly Lajthay à l’âge de 14 ans, au café New York de Budapest, où mes parents m’avaient emmenée pour la fête du réveillon du Nouvel An des cinéastes. C’est là qu’il a demandé à mes parents de me confier un rôle dans son film en préparation, Leánybecsület (L’Honneur d’une fille). Nous n’avons pas pris son offre au sérieux et l’avons même oubliée. Mais lui, il est revenu à la charge. Nous avons tourné mes scènes dans la serre en verre, glaciale, de Pasarét en plein hiver. »

Pendant nos nombreuses rencontres, elle se souvenait des personnalités marquantes du cinéma hongrois de l’époque :

« À la lecture de l’étude de Jenő Farkas, des noms, des figures et des souvenirs douloureux ressurgissent en moi. Je sais ce que ce XXe siècle, tant attendu et accueilli avec tant d’enthousiasme, a fait des espoirs des petites gens et des grands esprits : pratiquement rien. Mais il a offert beaucoup en termes de désillusion, de tristesse, de deuil et d’échec. Encore plus en termes d’expériences, de prises de conscience des chemins qui ne mènent nulle part. Et sur les conséquences fatales des décisions erronées ».

Il faut rappeler que le mystère créé autour du film de Lajthay est ravitaillé sans cesse. Je viens de lire ces jours-ci dans une revue de théâtre que les studios américains surveillaient attentivement les travaux de Lajthay pour acquérir le film La Mort de Dracula.

Il y a toujours de quoi rêver, n’est-ce pas ?

Farkas, Jenő. Interview avec un universitaire hongrois

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