Bonjour Laurent. Pouvez-vous vous présenter et nous expliquer ce qui vous a mené jusqu’à la sortie du livre Sir Christopher Lee ?
Je suis critique et historien de cinéma. A la base, j’ai une formation universitaire ; j’ai fait une thèse en histoire du cinéma sur le cinéma-bis italien, et depuis je me consacre alternativement à l’enseignement, la recherche, la programmation de festivals et l’écriture. Mon domaine de recherche prioritaire est d’une manière générale l’histoire du cinéma bis en général. Entre 2007 et 2009 j’ai publié deux ouvrages sur ce thème : Cinéma Bis, 50 ans de cinéma de quartier et Les Classiques du cinéma bis. Ces livres ont eu un certain succès, mais mon idée était par la suite de poursuivre en effectuant des coupes « transversales » dans le cinéma bis. Du coup j’ai fait d’abord une publication sur le péplum. Ensuite, l’idée de travailler sur Christopher Lee s’est imposée car retracer sa carrière revenait pratiquement à écrire une histoire du cinéma bis selon un angle particulier : soixante ans de carrière, c’était aussi l’occasion de découvrir les évolutions, les transformations du cinéma aussi bien en ce qui concerne les genres, les cinéastes, les pays que les systèmes de production, de distribution etc. En plus, je m’étais rendu compte en proposant le projet aux éditions Nouveau Monde qu’il n’y avait tout simplement aucun livre en français sur Christopher Lee, ce qui était quand même incroyable compte tenu de la célébrité et de l’importance de cet acteur…
Qu’est-ce qui a rendu cet acteur aussi important pour la génération des cinéastes comme Tim Burton et Peter Jackson ?
Burton, Jackson, mais aussi George Lucas, Joe Dante, John Landis sont des « cinéastes cinéphiles ». C’est à dire que leur formation artistique, leur culture, leur fond culturel provient des films de genre qu’ils ont vu durant leur enfance et leur adolescence. A ce titre, Christopher Lee, est sans doute pour eux une véritable icône. Il symbolise tout le cinéma fantastique des années soixante et en premier lieu celui de la Hammer (qui a tant marqué Tim Burton, il n’est que de voir Sleepy Hollow). En termes plus savants, des cinéastes comme Dante ou Burton travaillent énormément sur l’intertextualité, c’est à dire que leurs films parlent aussi des autres films : l’emploi d’acteurs légendaires, qui s’incluent dans leur univers en amenant avec eux leur propre mythe, apporte forcément un supplément de sens en plus d’une forme d’hommage, de reconnaissance. Les Trois Grands, comme on les appelle, ont chacun connu ce type d’hommage : Vincent Price a tourné pour Tim Burton et John Landis (dans le clip Thriller), Peter Cushing dans la première trilogie de Star Wars…
Pourquoi, selon-vous, Christopher Lee est devenu l’incarnation ultime de Dracula, voire du « vampire en cape », alors qu’au final il parle très peu dans ces films ?
Peut-être pour cela, précisément ! Christopher Lee a une voix magnifique, mais c’est avant tout une silhouette. Son physique est hors-norme. Il est immense, et en même temps son visage n’a rien de particulier, il est très lisse. Sa grande intelligence est d’avoir su utiliser son physique. On le voit au fur et à mesure des films des années cinquante, comment il gagne en force, en prestance. Quant à son visage, il a appris à en faire un véritable masque neutre sur lequel il se plait souvent à mettre un nombre considérable de postiches. Mais dans le cas de Dracula, il pousse à l’extrême la neutralité de son visage tout en forçant l’intensité du regard. Du coup, c’est le spectateur qui peut y projeter ses propres fantasmes. Les dix premières minutes du premier Dracula réalisé par Terence Fisher sont magistrales, tant Lee prend le contre-pied de la tradition établie par Bela Lugosi avec ses envolées oratoires et son accent prononcé. Quand Christopher Lee dit simplement, sur un ton presque absent : « Charming » en regardant le portrait de la fiancée de Jonathan, c’est véritablement glaçant…
Malgré leurs collaborations nombreuses, les relations entre Christopher Lee et la Hammer n’ont pas toujours l’air d’avoir été très faciles ?
Oui, et les versions et les témoignages sont souvent contradictoires… Mais pour autant que l’on puisse reconstituer les choses, voici ce que je peux en dire. D’une part, la Hammer a été très frustrée par le refus de Christopher Lee de faire immédiatement un nouveau Dracula après le triomphe du premier – alors que Peter Cushing avait tout de suite accepté un deuxième Frankenstein. Je crois que Lee a tout de suite craint de se laisser enfermer dans ce personnage (ce qui va finalement lui arriver, mais plus tard), et qu’il a eu peur par dessus tout de connaître le syndrome de Bela Lugosi (Lee ne l’a jamais connu, mais il était très ami avec Boris Karloff qui, lui, a suivi le destin de Lugosi…). On notera qu’ensuite, Lee a eu du mal à avoir les « grands rôles » au sein de la Hammer : il n’a été ni Sherlock Holmes, ni Jekyll, par exemple. Ensuite, l’autre différent a été d’ordre financier. Lee demandait des sommes qui faisaient rugir la Hammer – c’est une des raisons pour lesquelles Lee apparaît si peu dans Dracula prince des ténèbres. Mais par la suite les deux parties se sont retrouvées piégées. Quand la Hammer a envisagé de faire un nouveau « Dracula sans Dracula » (comme pour Les Maîtresses…), qui sera finalement Une messe pour Dracula, les américains, qui étaient les principaux clients, ont clairement fait comprendre qu’il n’en était pas question… En même temps, Christopher Lee a été d’une grande fidélité à la Hammer, en acceptant de poursuivre avec eux dans des films de moins en moins brillants. Il a vraiment renoncé au moment des 7 vampires d’or, là c’était vraiment trop pour lui.. !
Comment avez-vous procédé à la sélection des films qui sont détaillés dans votre ouvrage ? Aviez-vous mis en place une grille de lecture ?
Il n’y a pas eu de vraie sélection, étant donné que le livre tente de recenser et d’analyser tous les films tournés par Christopher Lee, y compris les œuvres pour la télévision et les épisodes de séries télévisées. Ce qui nous amène à environ 260 références ! Je dis « environ », car je dois dire qu’il y a encore quelques zones d’ombre concernant ses activités à la télévision dans les années cinquante ; et puis se pose le problème des versions simultanées en plusieurs langues ! J’ai par contre renoncé à étudier une de ses activités récentes, à savoir ses participations à des jeux vidéos.. sans parler de sa discographie. J’ai aussi renoncé à lister les nombreuses apparitions anecdotiques de Lee en tant que simple narrateur ou commentateur (ou « Host », comme on dit en anglais) pour des documentaires ou des émissions de télévision. Restent donc, d’une part tous les films sorti
s en salle d’une part, et d’autre part toutes les œuvres de fiction, cinéma ou télévision. Pour ce qui de la grille de lecture, elle est apparue en fait au fur et à mesure de la recherche, comme je l’avais supposé au début du projet. Il a vite été évident que la carrière de Christopher Lee peut se découper en un certains nombres de « chapitres » qui recoupent une phase particulière de l’histoire du cinéma : le cinéma britannique d’après guerre, l’âge d’or du cinéma européen des années soixante, les crises des années 70, la période américaine, le déclin, la renaissance, etc…
Quelles ont été vos premières et dernières rencontres avec un vampire (littéraire et/ou cinématographique) ?
Ce sont des souvenirs d’enfance et ils sont assez flous. Je crois que la toute première a été une diffusion à la télévision du Nosferatu de Murnau, puis, dans mon ciné-club quand j’étais au collège, du Dracula et les femmes de Freddie Francis, qui reste d’ailleurs mon préféré du cycle avec Christopher Lee après bien sûr le premier film de Fisher. Sur le plan littéraire, avant d’avoir lu Bram Stoker, j’avais découvert Sheridan Le Fanu dont je reste un admirateur sans borne… Et plus récemment, bien sûr, Morse, un film magnifique. Et je suis un grand fan de Buffy !
Pour vous, comment peut-on analyser le mythe du vampire? Qu’est ce qui en fait la pérennité ?
J’ai beaucoup travaillé – et encore maintenant – sur l’histoire des mythes. Sur le vampire et Dracula, il faudrait des heures ! Le mythe est d’une force immense car le vampire est l’archétype de la figure du Double – ce qui explique que dans une certaine tradition il n’a ni ombre ni reflet : il est la propre projection de la psyché humaine. En ce qui concerne le mythe vampire, ce qui m’intrigue le plus, en fait, plutôt que sa pérennité, ce sont ses métamorphoses. Par exemple, d’un personnage totalement transgressif (par son érotisme, sa menace contre les structures sociales, ce que des cinéastes comme Fisher ou Carpenter ont parfaitement saisi), on est passé avec la saga Twilight à un discours ultra -réactionnaire… étonnant et inquiétant, car les mythes structurent les idées et la pensée…
Avez-vous encore des projets de livres dans la même lignée ? Par exemple des ouvrages sur Cushing ou Vincent Price, qui seraient complémentaires à celui-ci ? Quelle va être votre actualité dans les semaines et les mois à venir ?
J’ai participé à un ouvrage collectif sur les adaptations littéraires au cinéma qui vient de sortir (100 films du roman à l’écran). Je n’y traite pas de Dracula, mais quand même de Jekyll, de l’Homme invisible, etc…A priori mes prochaines publications, surtout des articles de fond, devraient de nouveau concerner le péplum en raison de nombreuses manifestations autour de ce thème. Je ne pense pas écrire sur Cushing ou Price, d’une part parce que j’évite autant que faire se peut de me répéter, ce qui serait inévitable, et que j’ai l’impression que ces deux comédiens n’ont pas en France l’envergure mythique de Christopher Lee (en dehors d’un cercle étroit). Je préférerais travailler sur Klaus Kinski, par exemple, car ce serait l’occasion de prendre un autre axe (une carrière différente, une technique de jeu à l’opposé de celle de Lee, une autre traversée de l’histoire du cinéma bis), mais se pose aussi la question du marché de l’édition…