C’est le secret de Polichinelle : si un mythe littéraire veut subsister sans se scléroser, sans engendrer un ennui répétitif, il doit jouer sur ses variations et accentuer certains de ses multiples aspects (les « mythèmes », si l’on veut impressionner) au risque de produire des œuvres qui se focalisent tellement sur une caractéristique du mythe qu’elles ne présentent plus, avec le modèle, que des rapports fort ténus – voire plus aucun rapport, au point que l’on peut parler d’un nouveau mythe.[ref]Étudiant le thème de Prométhée (et ses variations) dans la seule littérature européenne, le Professeur Raymond Trousson est arrivé à un ouvrage de quelque 650 pages.[/ref]
Depuis le temps que l’on glose plus ou moins savamment sur les rapports entre vampirisme et érotisme ou pornographie, en reparler évoquerait immanquablement la mise en place d’un bélier pour enfoncer un portail grand ouvert. Après tout, même s’il exagère un peu, Clive Leatherdale a tout synthétisé :
« Un critique a traité le roman [= Dracula] de quasi pornographique. Un autre le décrit comme “une espèce de match de catch opposant l’incestueux, le nécrophile et le sadique oroanal”. Ce monsieur est bien modeste. Une étude sexuelle approfondie du roman déterre les thèmes suivants : séduction, viol, nécrophilie, pédophilie, inceste, adultère, fellation, sexualité de groupe, menstruation, maladie vénérienne, voyeurisme – assez pour titiller l’appétit du plus exigeant. »[ref]C. Leatherdale, Dracula, du mythe au réel, Paris, Dervy, 1977, p. 171-172. Il est étrange qu’il n’ait pas ajouté l’homosexualité à son catalogue.[/ref]
Comme je n’ai pas envie, en outre, de disserter sur les différences entre érotisme et pornographie, je me suis permis un néologisme qui survivra le temps de cet article : l’érographie.
J’ai déjà abordé l’érogaphie dans les récits vampiriques avec « Le Sang n’est pas tout [ref]In : Barbara Sadoul (dir.), Visages du vampire, Paris, Dervy, 1999, p. 140-157.[/ref]» ; je me contente donc de reprendre les charnières de l’article et d’en réparer une.
L’érographie vampirique commence par un retour de veste : de hideux qu’ils étaient dans les folklores, les vampires sont devenus des play-boys de plus en plus efféminés (des rahat-lokoums gominés[ref]David Peel, Frank Langella, Louis Jourdan, George Hamilton, Robert Pattinson.[/ref]) ou des play-girls de plus en plus canons[ref]Annette Stroyberg, Ingrid Pitt, Sharon Tate, Grace Jones, Barbara Steel.[/ref], ce qui explique les nombreux succès remportés auprès du sexe adverse[ref]Pour rappel : le vampire est le plus grand thème littéraire qui soit, puisqu’il accumule ceux du Hollandais Volant, de Faust et de Don Juan. Voir à ce propos : J. Finné, « Le Vampire : thème fondateur et éternel », in : Fantastique, fantasy, science-fiction ; Mondes imaginaires, étranges réalités sous la direction de Léa Silhol et Estelle Valls de Gomis, Paris, Éditions Autrement, 2005. [/ref] – la scène de séduction de Jonathan Harker par les trois femmes de Dracula, dans le film de F. F. Coppola (1992), est devenue un classique. Viennent ensuite de petits développements sur des variations érographiques : homosexualité, inceste, pédophilie, fellation, bestialité, sodomie.
Concernant l’homosexualité, j’avais écrit qu’elle était peu commune dans le monde des vampires – plus rare encore chez les hommes que chez les femmes. Il est temps de nuancer l’affirmation. L’homosexualité masculine était fort rare avant la libération des mœurs – je ne vois guère que le pendant de Carmilla[ref]Stanislas Eric Stenbock, « L’Histoire vraie d’un vampire ». À noter que l’auteur lui-même était homosexuel notoire.[/ref] et, « entre les deux, mon cœur balance », The Adult Version of Dracula (1970), où Hal Kantor faisait du comte un bisexuel-obsédé de la plus belle eau.
Le lesbianisme se révélait un peu plus répandu, mais pas au point de crier au loup. On montrait bien du doigt les deux Carmilla[ref]Celles de J. S. Le Fanu et de Jeanne Faivre d’Arcier, dans Rouge Flamenco, Paris, Presses Pocket, 1998. En fait, cette Carmilla est bisexuelle, mais elle n‘aime vraiment que les femmes : les hommes, elle les considère un peu comme du bétail ou un godemiché.[/ref], ainsi que La Mante au fil des jours (1977), de Christine Renard[ref]Qui me paraît au demeurant une adaptation de « Carmilla ».[/ref], mais les lesbiennes pures et dures restaient rares. En revanche, Jean Marigny me confiait récemment que les femmes vampires étaient bisexuelles pour la plupart. Certes, il est impossible de réfuter l’affirmation quand on lit les exploits « voile et vapeur » de Miriam, dans Les Prédateurs (1981), de W. Strieber mais, si je rassemble les récits réunis dans les deux volumes de Femmes vampires[ref]Tome 1 : Paris, José Corti, 20xx ; tome 2, Dinan, Terre de Brume, 2019.[/ref], je cherche en vain ce genre de dame. Avec la libération des mœurs[ref]Je la placerais à partir des événements de mai 68.[/ref], bien entendu, les vampires ont suivi le mouvement. Une version déformée de Dracula, qui insiste lourdement, entre autres, sur la liaison (possible, mais non certaine dans le roman de Bram Stoker) entre Jonathan Harker et le comte en constitue le meilleur exemple[ref]Tony Mark, L’Autre Dracula, Paris, Éditions Blanche, 1997, suivi de : L’Autre Dracula contre l’Ordre Noir de la Golden Dawn, Paris, Éditions Blanche, 2011.[1] Entretien avec un vampire remonte à 1976.[/ref]. Entre parenthèses, l’auteur fait aussi de Lucy et de Mina deux lesbiennes. Certes, elles sont amies intimes et partagent parfois un même lit, dans le roman de Stoker, mais l’argument me paraît assez mince.
Aujourd’hui, c’est la bisexualité qui règne en maîtresse absolue, par exemple, dans le cycle d’Anne Rice et surtout, discutable bouquet de feu d’artifice, dans Âmes perdues (1992) de Poppy Z. Brite[ref]L’ex-strip-teaseuse s’en est donné à cœur joie avec la publication de deux anthologies de nouvelles vampiriques érotiques : Eros vampire (1995 et 1997).[/ref] – dans celui-ci, surtout, où n’importe qui fornique avec n’importe quoi. À tel point que j’aimerais oser écrire que « Brite et Rice sont les deux mamelles de la bisexualité ». Toutefois, les lesbiennes-lesbiennes ont crevé la surface, en particulier avec deux anthologies de Pam Keesey : Daughters of Darkness (1993) et Dark Angels (1995).
Ajoutons le cas bien particulier d’Anita Blake[ref]Héroïne d’un énorme cycle de Laurell K. Hamilton (28 romans, jusqu’à 2018) qui illustre le courant « bitlit ».[/ref], chasseuse de vampires : sa sexualité laisserait rêveuse une nymphomane. Ses rapports les plus simples se présentent sous forme d’un triangle amoureux[ref]Triangle qu’il lui arrive de transformer en carré ou en pentagone.[/ref] dont deux côtés varient selon ses toquades. Un lecteur s’est plaint amèrement qu’un volume entier, mince il est vrai, se limitait à deux longues scènes sexuelles[ref]Jason, 2014.[/ref].
Je voudrais attirer l’attention sur un écrivain qui a traité l’érographie vampirique avec une profonde originalité : Ray Garton dont aucun dictionnaire, aucune étude spécialisée ne parle – je pense surtout à celle de B. J. Frost[ref]The Monster with a Thousand Face, Bowling Green (Ohio), Bowling Green Tate University Popular Press, 1989.[/ref].
Né en 1962, Ray Garton enseigne l’écriture à l’université de Californie. On murmure que, dans sa jeunesse, une secte l’aurait traqué et persécuté à tel point qu’il a dû fuir, se cacher et déménager plusieurs fois sans laisser d’adresse. De cet épisode peu enviable, est né l’abominable Crucifax (1988)[ref]Titre commun en français et en anglais.[/ref] à l’érographie très explicite – strip-tease, téléphone rose, prostitution, inceste, et on en passe. À part ce roman remarquable, Garton s’est frotté à plusieurs reprises aux prédatrices de la nuit avec une originalité qui explique mal sa méconnaissance.
Son premier grand succès, Seductions (1985)[ref]C’est volontairement que j’ai laissé le titre en américain. Il existe une traduction française, parue dans la défunte série « Gore » (Paris, Fleuve noir), mais elle est abominablement tronquée – comme tous les titres de cette collection.[/ref], qui n’entre pas dans le thème du vampire, donne déjà le ton dans le domaine de l’érographie. Des créatures vivent, depuis des temps immémoriaux, dans des tunnels souterrains dont elles sortent pour se nourrir. Elles adoptent alors une forme humaine, comme les incubes-succubes, et séduisent leurs victimes. Au sommet du coït, des dents remplacent les lèvres vaginales (quelles délices pour les fanatiques de la psychanalyse!) et, du partenaire, il ne reste plus, au bout de quelques instants, qu’une petite flaque rouge prune. Roman à couper le souffle, mais qui allait céder la place à deux autres, qui pallient un manque dans le mythe vampirique.
Sans doute pour se venger du sort que les humains ont infligé à Lucy, Dracula se matérialise devant Mina, se fait sauter une veine de la poitrine et oblige la jeune femme à s’agenouiller et à sucer son sang. Tant l’acte que la position évoquent une fellation – une des pratiques les plus demandées aux prostituées[ref]Avant la révolution sexuelle, bien entendu. De nos jours, dans l’acte d’amour, la fellation est devenue une sorte de mise en condition, un « bonjour » aussi banal qu’une poignée de main dans la vie courante.[/ref]. Il est dès lors étrange de découvrir si peu de récits où actent des putains vampires. C’est à grand-peine que je puis citer « Pauvre Sonia » (1965), de Claude Seignolle et les prostituées vampires qui détonnent à peine dans une Angleterre aux trois quarts vampirisée (Anno Dracula de Kim Newman, 1992) [ref]Le cinéma n’est pas mieux servi. Les « dames » qui travaillent au Titty Twister, dans Une nuit en enfer (1996) officient sans doute pour la bonne cause, mais leur activité n’est qu’implicite. Plus explicite, Bordello of Blood (1973) met en scène la mère de tous les vampires, Lilith elle-même, qui dirige un bordel soigneusement tapi dans une innocente entreprise de pompes funèbres. Les pensionnaires œuvrent selon les bonnes habitudes, mais ne se font pas payer en beaux billets craquants ni avec une carte de crédit resplendissante… Directement du producteur au consommateur ! Le film est d’un gore à vomir, en particulier la scène où un chaland confiant embrasse Lilith à bouche-que-veux-tu et se fait arracher la langue.[/ref]. Maigre récolte ! Jean Marigny m’a écrit que l’on pourrait (un peu) gonfler le corpus en ajoutant des textes non traduits. Quoi qu’il en soit, c’est plutôt la disette. C’est ici qu’intervient Ray Garton avec deux romans explosifs : Extase sanglante (Live girls, 1987) et Tapineuses vampires (Lot Lizards, 1991).
Qui ne comprendrait Davey Owen ? Bel homme, mais timide, il plafonne au poste de réviseur secondaire dans une minable maison d’édition. Peu heureux, peureux même, sa trop grande gentillesse (sa trop grande mollesse?) l’empêche de comprendre que son amie, aux tendances masochistes évidentes, a besoin d’un aboyeur, non d’un rêveur. Elle l’abandonne pour rejoindre son ancien amant, un petit paumé qui lui offre autant de dérouillées qu’elle le souhaite. Broyant son noir, Davey décide, presque à son corps défendant, d’entrer au Live Girls, un peep-show sordide, dans un quartier sordide qui n’offre que des plaisirs tarifés – donc sordides. Dans sa cabine de voyeur, profitant d’un glory hole, il se laisse offrir une gâterie buccale par la superbe Anya. Un rayon de soleil dans son interminable nuit. Il ne sait pas encore que la jolie effeuilleuse est une vampirette qui, en toute logique, embrasse une partie du corps physiologiquement mieux destinée à recevoir des succions qu’une gorge molle.
Depuis lors, tout va de mal en pis pour Davey : besoin impérieux de revoir Anya, perte d’appétit, teint de paumé du petit matin, mains qui sucrent les fraises.
Petit à petit, il découvre qu’Anya ne forme qu’un des maillons d’une puissante organisation de vampires qui exercent leurs activités dans des bars nocturnes et dans certains établissements très spécialisés où le sang s’achète contre un peu d’amour tarifié. Avec l’aide de Beneck, un journaliste avide de venger son beau-frère, vampirisé lui aussi et qu’il a dû déchiqueter de ses propres mains [ref]Le beau-frère a d’ailleurs suivi exactement le même chemin que Davey dont il constitue une sorte de double.[/ref], Davey-vampire finit par faire exploser le Live Girls, y compris la cave où grouillent et croupissent d’ignobles débris à peine humains et perpétuellement assoiffés de sang. Davey et sa nouvelle amie (aussi vampirisés l’un que l’autre) décident de fuir New York pour se réfugier… la campagne peut-être où le sang des bœufs apaisera les besoins quotidiens de Davey et de sa compagne sans risquer de dépeupler la terre. Le retour à la nature, somme toute. Pourquoi un vampire ne pourrait-il devenir écologiste ? Twilight nous présente bien un vampire végétarien !
Le résumé est traître, comme tous les résumés. Ce roman érographique, sombre comme une après-rupture[ref]Un des rares romans fantastiques où ne perce aucune lueur d’humour.[/ref], constitue une grande réussite dans le traitement particulier du thème vampirique. Non que les vampires soient fort originaux comparés à certains autres : on retrouve, par exemple, le vampire-vengeur (Davey assassine une vieille peau qui ne lui a pas donné la place qu’il ambitionnait sous le fallacieux prétexte qu’il refusait de coucher avec elle), doublé d’un vampire- justicier (le même Davey déchiquette le demi-sel qui tabassait son ex-amie avec un peu trop d’enthousiasme).
En revanche, jamais un auteur ne s’était avancé aussi loin dans l’emploi systématique de la prostitution vampirique qu’il unit à l’érographie : rien n’est voilé, toutes les scènes sexuelles semblent extraites de publications naguère vendues dans des officines spécialisées. Ce triangle vampire-putains-érographie confère au thème une sorte de manteau tout neuf, comme un morceau de massepain enrobé d’une nouvelle sorte de chocolat.
Autre originalité : pour la première fois, dans le développement du thème, un auteur présente des vampires sages et prudents qui évitent autant que possible de sucer le sang des drogués ou des séropositifs. Davey, devenu vampire, fait d’une pierre deux coups en buvant le sang de la petite gouape qui maltraitait son ex-amie. Mal lui en prend ! C’était oublier que ce genre d’individu consomme autant de drogue qu’un gosse, du chocolat : Davey est donc malade comme un chien. Cette liaison entre vampirisme et sida, d’autres auteurs, l’exploiteront jusqu’à former le centre même de leur narration[ref]Le sommet de cette veine est, sans doute, Les Fils des ténèbres, de Dan Simmons (Children of the Night, 1992). Traduction du titre fort discutable, puisque « les enfants de la nuit » constituent une expression qu’utilise Dracula pour désigner les loups. Alain Pozzuoli laisse entendre que le Dracula de F. F. Coppola, constituerait (entre autres) une métaphore pour parler des dangers du sida.[/ref].
À ces atouts thématiques s’ajoute une très belle écriture[ref]En tout cas en français : j’ai lu bien des plaintes de lecteurs anglais ou américains concernant le style de l’auteur.[/ref], très sobre, même si elle verse parfois dans le « gore » à grand spectacle, et un excellent rythme narratif – le genre de livre, comme Crucifax, qui ne tombe pas des mains à la troisième page de lecture[ref]Un spécialiste en littérature vampirique, lisant le roman, a oublié de descendre à son arrêt de bus.[/ref]. En prime, la cause de l’explosion finale est inattendue et… effrayante : s’il ne s’agit pas d’une invention de romancier, n’importe qui peut s’improviser artificier de haut niveau – et le livre devrait se retrouver à l’index. À noter, pour conclure, une très belle et très cruelle description de la métamorphose d’un homme en vampire (semblable à la transformation en loup-garou dans L’Heure du loup, de Robert McCammon, 1989).
Il est étrange qu’Extase sanglante n’ait jamais tenté un producteur !
Loin d’atteindre ce sommet, Tapineuses vampires vaut tout de même un petit détour. Sierra Gold Pan est une aire de repos où s’assemblent routiers, camionneurs et touristes. La neige bloque tout ce beau monde. Un petit ennui : deux chauffeurs transportent la « Reine des vampires » et une cohorte de donzelles vampirisées qui jouent aux « lézards », c’est-à-dire aux putains pour routiers. En prime, elles volent tout ce que possèdent leurs clients pour acheter le silence des transporteurs – simple variante de la prostitution traditionnelle. Détail rare : elles sucent le moins de sang possible et évitent même de s’abreuver deux fois au même cave, non par grandeur d’âme ou manque d’appétit, mais pour que la victime ne devienne pas vampire elle-même. Un jour arrive l’erreur : une gourmande suce sa proie avec un peu trop d’enthousiasme, et Bill Ketter, la victime, entre dans la corporation. L’enthousiasme manquant, il aidera un serveur du restoroute (Byron!) à se débarrasser de toute ces canailles aux dents aiguës : il suffit de bouter le feu à l’établissement où elles s’étaient réfugiées – un joyeux plaisantin avait farci d’ail tous les cercueils des camions.
On découvre beaucoup de Stephen King et de Dynasty dans cette intrigue. Certaines naïvetés[ref]La facilité avec laquelle Byron convainc son auditoire qu’ils affrontent des vampires, par exemple.[/ref] s’ajoutent à quelques lieux communs, surtout dans les psychologies monolithiques – la chef du personnel grande gueule[ref]Tellement antipathique qu’elle mériterait l’abominable appellation de « cheffe ».[/ref], les drames du divorce (mari divorcé et malheureux, adolescent qui ne peut oublier son père), la femme agressive flanquée d’une marmaille piaillante, le puceau amoureux d’une serveuse cougar, le bon gros nègre (Byron) qui se sacrifie pour tous ces braves blancs – et jouera aux dominos, une fois au paradis, avec Bill Ketter qui est resté dans l’aventure, lui aussi[ref]Par grandeur d’âme, Bill essaiera de survivre en absorbant du sang humain volé aux banques mais, comme le fait cyniquement remarquer la Reine, « tu ne tiendras pas le coup de cette manière ». Seule sa mort l’empêchera de s’attaquer aux humains.[/ref]. Quant à la Reine des vampires, c’est le Mal à l’état pur. Je fourre également dans le sac des lieux communs le thème du village (ici, un restoroute) isolé en raison de la neige.
Dans son emploi de l’érographie, Tapineuses vampires se démarque d’Extase sanglante dans la mesure où les scènes de sexe (peu fréquentes) sont redevenues « normales », la fellation n’étant plus qu’un hors-d’œuvre, hormis le bouquet final : la succion à la gorge. Si les accouplements se raréfient, les scènes écœurantes se multiplient, telles la mort de Byron, déchiqueté par les vampirettes devenues hystériques après la mort de leur Reine et, surtout, la mort de celle-ci (voir infra)[ref]Je classerais volontiers dans le « gore » la description de la Reine des vampires toute nue, tant elle est castratrice.[/ref]. À tel point que je classerais davantage le roman dans le courant « gore » que dans l’érographie, encore que celle-ci soit bien présente au cours de certaines scènes d’intimité.
En revanche, le thème vampirique se pare d’originalités nouvelles (ou de retrouvailles). Par exemple, Ray Garton, ne se contente pas de rappeler, en passant, les faiblesses du vampire (ail[ref]Et comme par hasard, un camionneur transporte un chargement d’ail ![/ref], lumière, obligation de dormir dans un cercueil, force hors du commun[ref]Une frêle demoiselle vampire projette Byron (130 kilos) contre un mur, après un vol plané de trois mètres.[/ref]). En outre, Byron raisonne fort bien dans son désir de se débarrasser des prédatrices : quand il comprend que la Reine des vampires est morte pour avoir sucé une enfant malade, Byron enduit des balles avec du sang contaminé et tire sur les tapineuses. En théorie, elles devraient tomber comme des mouches. Hélas, théorie et pratique s’unissent aussi mal que le bourbon et le « coke light ». Au moins, la tentative, originale, en valait la peine.
Les vampirettes elles-mêmes (jeans et vestes de cuir) se démarquent carrément de celles, plus sophistiquées, d’Extase sanglante – se démarquent d’ailleurs des vampirettes traditionnelles, adieu, Carmilla ! La Reine, cruelle, quasiment immortelle, a des ailes immenses, sait tout, sent tout, punit la moindre faute commise par un membre de sa horde, se nourrit surtout de jeunes enfants et présente un aspect aussi peu ragoûtant que certaines créatures de Lovecraft. Elle représente une des rarissimes vampirettes affreuses de la littérature. Sa hideur est atroce, et sa puissance télépathique, monstrueuse. C’est par ce lien qu’elle inflige ses punitions sadiques, et la mort de la bête provoquera, chez le troupeau des putes, un chaos hystérique dont Byron fera les frais, littéralement déchiré par ces furies qui tentent de chercher refuge dans le restoroute. Elle finit par se décomposer de manière atroce parce qu’elle a bu le sang d’une fillette atteinte du sida. La scène de sa mort devrait entrer dans une anthologie « gore » :
« Elle continua à menacer Bill ainsi, alors que son corps se putréfiait et que ses ailes se racornissaient à la manière de longs rubans de papier brûlé. Ses cheveux formèrent une petite mare grise autour d’elle. […] Ses yeux se mirent littéralement à fondre, se répandant en larmes laiteuses sur ses joues. Enfin, ses mâchoires se détachèrent. Malgré le vacarme des clients en proie à une terreur sans nom, Bill entendit le léger craquement que produisit la nuque, lorsque la tête soudain sectionnée tomba sur le sol et roula sur plusieurs centimètres. Elle s’arrêta non loin du pied de Bill, les orbites vides d’aveugle fixées sur lui. Alors, les bras se brisèrent net à hauteur des articulations. Le corps déjà racorni se dégonfla comme un ballon crevé, dégageant des odeurs pestilentielles qui firent vomir tripes et boyaux à plusieurs personnes. La peau noire s’écailla par plaques, laissant les os à nu, qui s’émiettèrent comme de la craie. D’innombrables et minuscules débris s’amoncelèrent en tas de poussière qui remplaçait désormais ce qui avait été le corps de la Reine.[ref]Tapineuses vampires, Paris, J’ai Lu, 1993, p. 196.[/ref] »
Le sida sert parfois, certes, mais, dans ce cas, il apporte une trêve, non la victoire : une reine de perdue, dix de retrouvées. Telle est la morale peu optimiste de ce roman peu moral.
Toutes les vampirettes de Ray Garton, des prostituées peu présentes en littérature fantastique, dégagent un arôme d’érographie – plus nettement dans le premier roman que dans le second. Répétitives, les scènes piquantes suscitent toutefois une question : à quoi servent-elles[ref]Je ne parle pas de l’aspect psychanalytique rencontré dans Séductions.[/ref] ? Elles peuvent conférer au thème une certaine cohérence, placer la vampirette dans une perspective nouvelle ou, au contraire, devenir un luxe narratif, un motif pour mieux vendre, une surcharge, une gâterie, somme toute. En 1995, j’écrivais : « Il n’est plus qu’à attendre, non sans impatience, la prochaine livraison de Ray Garton pour savoir jusqu’à quel point son érographie relève de l’originalité, de la gratuité ou d’un désir d’homogénéité. »
Ray Garton a laissé ses prostituées, mais poursuivi ses publications (quelque 60 titres). Il s’est même permis de faire revivre Davey Owen, « vingt ans après », dans Night Life (2005). Toutefois, il n’y est plus question de prostitution. Les survivants du massacre final ont traqué Davey à travers toute l’Amérique[ref]Avant de « crever » (je ne vois pas d’autre mot, tant sa mort est atrocement décrite), une des principales vampirettes de l’intrigue avait menacé : « Partout où tu iras, je te retrouverai ! »[/ref]. Ils viennent de le retrouver et ne lui veulent pas beaucoup de bien. Histoire de vengeance, donc, non d’amours tarifiées – fût-ce au prix du sang[ref]Bon nombre de lecteurs n’ont manifesté qu’un enthousiasme mitigé, après lecture du roman.[/ref].