Le dernier film de Jim Jarmush est une ballade romantique, rythmée par une union intemporelle entre deux vampires, à l’instar de deux êtres en marge de la société du XXIe siècle. Deux êtres dissemblables, mais tellement attachés l’un à l’autre par un amour indéfectible et puissant, en errance perpétuelle.
Eve (Tilda Swinton), passionnée de littérature, vit au cœur d’une ville corrompue, Tanger, labyrinthique à l’image de Séville dans The Limits of Control, colorée et musicale ; aux côtés de Christopher Marlowe, un dramaturge de l’époque élisabéthaine (John Hurt), auprès de qui elle s’approvisionne en sang humain, et de Bilal (Slimane Dazi), le tenancier du bar, et gardien de leur secret. Plongée dans un ennui profond, elle apparaît sépulcrale et mystérieuse.
Adam (Tom Hiddleston), dandy rock et nostalgique, s’est installé à Détroit, ville fantôme, vestige du déclin américain, mais surtout emplie d’une histoire musicale, underground, chère à Jim Jarmush. Sa mélancolie, et son mépris envers les humains (les zombies) dus à leurs échecs cuisants s’expriment dans un capharnaüm. Seul Ian (Anton Yelchin ) sera autorisé à pénétrer dans l’antre du vampire, telle une bâtisse décrépie dotée d’un escalier, rappelant non moins l’incontournable escalier des châteaux gothiques de la période des films de la Hammer, comme un « sas » entre deux mondes, celui du vampire et l’autre en déclin, post-industriel, où rôdent les zombies.
Ayant pressenti le mal-être de son amant, (il commandera une balle de 38 en laiton), Eve le rejoindra à Détroit. C’est alors que débute leur voyage poétique d’union fusionnelle des corps et de leur amour, mais aussi de leurs regards sur l’évolution de la société et de ses représentations scientifiques et artistiques. Adam incarne l’archétype de l’être en marge, de l’artiste torturé, préoccupé par les valeurs du passé, vivant reclus loin des hommes.
L’arrivée d’Ava (Mia Wasikowska), anticipée par les rêves d’Eve, sa sœur, bouleverse quelque peu la tranquillité de leur idylle, et apporte une certaine fougue et inconscience de la jeunesse à leurs retrouvailles éthérées. On pense ici, à la douce folie d’Alice dans Alice au pays des merveilles de Tim Burton, en une jeune fille vive et lumineuse, au rythme d’un voyage initiatique, comme le sera celui d’Ava, chassée du repaire des vampires. Elle commettra l’irréparable en s’abreuvant à la source, faisant jaillir ainsi une bestialité liée aux débutants, irrémédiablement rejetée par Adam et Eve.
De là, les deux amants, contraints de fuir, s’évaderont pour Tanger, épuisés du voyage, en quête de sang, ils erreront dans les rues serpentées de la ville. Sombrant tous deux dans une inlassable mélancolie, ils assisteront à la mort de Marlowe, enfermé dans une chambre à la « porte-cercueil », contaminé par du sang impur de l’hôpital. Parcourant à nouveau d’autres lieux, ils échoueront auprès d’un bar dans lequel se joue une musique hypnotique et envoûtante.
Jim Jarmush exploite ici un archétype littéraire et cinématographique, une figure de la nuit et en dénature les codes, pour en explorer d’autres, esthétiques et humains. Les vampires, dans Only Lovers Left Alive sont des esthètes noctambules et cultivés.
L’ancrage historique apporte une profondeur à l’histoire des deux vampires, témoins de plusieurs siècles, et offre ainsi une épaisseur à l’artiste en marge, pour en dénaturer les failles et les déviances. On perçoit alors le constat sarcastique du réalisateur sur l’histoire de l’humanité, et de son déclin.
Adam interprète une image romantique du vampire, cet être altier et aristocratique, traversant des limites intemporelles entre l’Orient et l’Amérique, à l’image de lui-même, un « Adam » installé dans une représentation universelle. Il évolue ainsi dans une forme d’humanité construite depuis la nuit des temps, entre ombre et lumière, entre l’obscurité de Détroit et les couleurs de Tanger. Au-delà, il sublime sa nostalgie dans la création musicale et en exploite les sonorités (les guitares, l’hommage à Jack White, le concert dans les bars de Détroit et de Tanger), aussi la musique l’accompagne inlassablement depuis des siècles (hommage à Schubert, entre autres, et célébré dans The Limits of Control).
Jim Jarmush poursuit donc, un tableau cinématographique riche de repères. Il offre à travers une palette de photographies d’Oscar Wilde (contemporain de Bram Stoker), de Poe, de Maupassant, de Kafka, des insertions sur la littérature anglaise par la présence du dramaturge Marlowe et concurrent de Shakespeare et du XIXe siècle en compagnie de Mary Shelley et de Lord Byron (poète romantique) lors d’un été (en référence à la création de Frankenstein et de la nouvelle « Le Vampire » de John William Polidori), et enfin sur l’ère victorienne, en référence à Watson. Il aborde également la question du déclin américain de Détroit, une ville sinistrée qui autrefois brillait grâce à l’industrie de l’automobile.
La mise en scène autour du sang est ingénieuse et parfois drôle, elle dénote de l’exploitation galvaudée de l’approvisionnement du sang dans le cinéma de genre, bien que déjà utilisée d’une certaine manière dans Thirst, ceci est mon sang de Park Chan-wook, lorsque le prêtre-vampire s’abreuve du sang perfusé d’un patient hospitalisé.
Ici, les vampires obtiennent le fluide vital grâce à des techniques médicales, la source n’est pas le cou de la victime, mais des poches de sang utilisées en médecine. Jim Jarmush inscrit donc la thématique du vampire dans un contexte sociétal fragilisé, au regard des déviances existantes. Adam endossera le rôle du docteur Faust (encore un mythe), pour obtenir sa nourriture sanglante auprès du docteur Watson, qui le nommera tantôt docteur Folamour (en référence au Docteur Folamour, comédie militaire et satirique du film de Stanley Kubrick), tantôt docteur Caligari (en référence au Cabinet du docteur Caligari, film expressionniste allemand et muet de Robert Wiene), tout comme Marlowe recueillera le sang auprès de l’hôpital de Tanger, pour Eve et lui-même.
Jim Jarmush exalte, ici, un cinéma d’autrefois, et en propose à travers Only Lovers Left Alive (les seuls amants restés en vie) une image différente en réaction au cinéma actuel de séries vampiriques.
Adam et Eve sont raffinés et survivent de manière élégante en absorbant le liquide dans un verre, faisant poindre alors deux canines, ou encore en le suçant sur un bâtonnet de glace. On assiste alors à une vision jouissive du vampire par des plans lents et serrés.
Cette image civilisée du vampire renforce son humanité et annihile toute forme d’animalité.
Ce qui intéresse Jim Jarmush est de montrer une image noble et cultivée du vampire, et la quête du sang contribue à explorer d’autres sphères. Il exploite le besoin vital selon une approche esthétique et médicale, tout comme Neil Jordan, à travers Byzantium l’explore dans la culpabilité et l’euthanasie, auprès de personnes âgées en fin de vie. Chacun à sa manière, mais avec une élégante douceur.
Le jeu des contrastes entretient le mythe, la pâleur d’Eve, son apparence de femme en blanc et la noirceur intérieure et vestimentaire d’Adam contribuent à leur dualité. Eve, revêtue de blanc jusqu’aux gants (aussi présents lors de son rôle de la femme mystérieuse dans The Limits of Control) représente le côté lunaire et sensible de son personnage, tandis qu’Adam exprime physiquement l’artiste « maudit », par ses cheveux longs noirs, son regard fuyant et sa fragilité exacerbée.
Tandis qu’Eve marche dans les rues de Tanger, s’expose en compagnie de Marlowe sur le port de Tanger et ira à la rencontre d’Adam, Adam, lui est dans l’immobilisme, la léthargie, l’un est dans le mouvement, l’autre dans l’arrêt. Au-delà, cette dualité s’installe métaphoriquement dans la modernité des moyens de communication pour Eve et l’attachement au passé pour Adam.
Ils se complètent l’un l’autre dans leur éternel amour. La musicalité des corps qui dansent et qui tournent sur eux-mêmes, à l’image du tourne-disque filmé en plongée, symbolise leur propre éternité, et leur incessante errance. La musicalité omniprésente et inhérente à toute l’œuvre de Jim Jarmush authentifie le caractère nostalgique de ces deux êtres solitaires, et les assemble dans une douce mouvance des corps. Adam et Eve regardent tous deux dans la même direction, lovés l’un contre l’autre.
Leur amour évoque, enfin, la quête inhérente au vampire, celle de l’impossible solitude, dans la recherche d’un autre, différent. Eve se révèle en guide pour son aimé (elle l’enlace, le soutient, l’amuse), elle s’inscrit dans l’ouverture au monde et assiste au dérèglement de la nature (les champignons – la contamination du sang – l’eau polluée), alors qu’Adam contemple la décadence d’une ville fantomatique (le musée transformé en garage) et autrefois industrialisée (l’automobile). L’un est dans la lumière (la robe d’Eve), l’autre est en marge, refusant d’exprimer sa musique au monde qui l’entoure. Only Lovers Left Alive oscille ainsi entre l’état de veille et l’état de sommeil, entre le présent et le passé, vers la marginalité de l’artiste- esthète.
Tilda Swinton dira, lors d’une interview, que Jim Jarmush a toujours fait des films de vampires, et c’est d’une certaine manière, tout à fait révélateur de sa filmographie teintée de voyages initiatiques et mystérieux, à l’image de William Blake dans Dead Man, l’artiste « mort » renié par sa communauté et contraint à l’errance.
Adam vit en ermite, dans une maison où ne défile que Ian, qui déniche pour lui des instruments de musique. Car Adam est un musicien, qui compose au gré de ses humeurs, mais ne veut pas que sa musique sorte de chez lui. Eve vit elle aussi en solitaire, mais à Tanger, à l’autre bout de la planète. Son seul contact avec le monde, elle le doit à Marlowe, un vieil ami qui lui fournit le sang dont elle a besoin pour survivre. Car Adam, Eve et Marlowe sont des vampires, des créatures immortelles qui ont traversé les siècles, et ne peuvent se nourrir que du précieux liquide, se reposant la journée et n’ayant une vie active que la nuit. Mais Adam sent les siècles peser de plus en plus lourdement sur ses épaules, et l’envie d’en finir l’assaille. Sentant que quelque chose se passe dans l’esprit de celui qu’elle aime, Eve décide d’aller le rejoindre à Detroit.
Si je n’avais à ce jour jamais eu l’occasion de voir de films de Jim Jarmush, deux choses se sont rapidement imposées à moi lors du visionnage d’Only Lovers Left Alive : une bande-son lancinante (et pour être plus large, la place prépondérante accordée à la musique, à tous les niveaux) et une photographie particulièrement léchée, qui impose rapidement une ambiance quasi incantatoire au film. Si la galerie de personnages n’est pas immense, elle se concentre essentiellement autour d’Adam, Eve et Marlowe, trois vampires qui ont traversé les siècles. Des créatures qui semblent s’être elles-même mises en marge du temps, ne prenant plus goût à fréquenter ces humains qu’elles rapprochent de zombies, ces créatures qui ne voient pas qu’elles scient la branche sur laquelle elles sont assises. Adam, Eve et Marlowe quant à eux ne vivent que pour leur lien à l’art : la musique pour Adam, la lecture pour Eve et l’écriture pour Marlowe, tous trois plongés dans un cycle lancinant qui vire à l’extase quand ils s’abreuvent de sang.
Only Lovers Left Alive met en scène des vampires certes immortels mais dont la survie est incertaine. Car Marlowe s’est fragilisé au fil des années, ne se déplaçant plus qu’en béquilles et les difficultés qu’éprouvent tous trois à se nourrir, en prenant garde à la qualité du sang dont ils s’abreuvent, met leur destinée sur le fil du rasoir. Chacun a ainsi ses combines pour récupérer le précieux liquide carmin, essentiellement au travers du circuit hospitalier. Mais d’autres vampires plus jeunes ne comprennent pas que leurs aînés se figent peu à peu dans le temps, refusant de se nourrir à la source, à l’image d’Ava, jeune sœur d’Eve. Adam est à cet égard le plus emblématique, dans le sens où il vit dans le passé, et limite au maximum ses interactions avec le monde moderne (il a même bricolé son propre groupe électrogène, ne dépendant pas ainsi des horribles installations humaines). À noter également des clins d’œils appuyés au mythe (la thématique du seuil, celle de l’ail – brièvement évoquée par Ava – et des allusions récurrentes à la rencontre de Byron et Mary Shelley, lors de la fameuse soirée à la villa Diodati).
Les vampires de Jarmush sont des créatures qui ont besoin de sang pour survivre (ils s’épuisent vite, notamment quand ils doivent faire de longs trajets), même s’ils ont appris à ne plus boire à même la gorge des humains. Pour le reste, ils se reposent la journée, sombrant dans une torpeur dont ils ne sortent que lorsque le soleil se couche. Les rayons de l’astre solaire, le bois dur et le sang impur semblent être leurs seules Némésis.
Le film de Jim Jarmush est une œuvre à part dans le paysage vampirique actuel, à ranger aux côtés des Morse, Byzantium et autre Thirst. Le réalisateur de Broken Flowers y met en scène des buveurs de sang qui se désintéressent peu à peu de la société humaine, prenant leurs distances avec ces humains qui n’ont aucun respect pour le monde dont ils sont issus. Jusqu’à ne plus accepter de se nourrir directement à leurs veines. Un film particulièrement lancinant (ce qu’il doit à sa bande-son psychédélique en diable) et hypnotique (par les jeux de couleurs et les scènes d’extase que provoque l’absorption de sang chez les vampires) qui s’avère une très belle découverte.
Je me suis beaucoup délectée d’un parallèle possible (hasardeux ?) avec l’œuvre de Neil Gaiman, la très réussie série de comics The Sandman dont il a d’ailleurs récemment entrepris le préquel. Quelques similitudes jetées en vrac : les prénoms bibliques appartenant à la mythologie humaine ; la fréquentation de génies humains ; l’observation de l’humanité et l’humeur qui en découle pour un être éternel qui bien qu’il veuille s’en détacher y est à jamais lié ; point de Shakespeare mais un Christopher Marlowe ; et surtout une figure d’immortel humanisé, rocker maudit dont la silhouette même ramène aisément à Dream des Éternels et dont la femme même pourrait renvoyer à la joyeuse Death accompagnant son frère dans une nouvelle façon d’exister au monde humain, s’y reconnecter – ce qui se traduit ici par le fait de retourner à la morsure sauvage de la chair.
Bien bel article 🙂 Je n’ai pas évoqué dans le mien l’humour de Jarmusch, j’avais pris quelques notes dans ce sens, et puis oublié 🙂 Mais vous relevez cet aspect, et c’est important, car Jarmusch, au delà de l’élégance de son style, de la beauté de l’histoire, de la très grande culture dont il fait preuve, ne se prend pas, pour autant, au sérieux, et les docteurs Faust, Watson, et compagnie, apporte une dose de légèreté bienvenue à l’ensemble 🙂 Et il y a très longtemps que je n’avais pas acheté une BO de films 🙂 Musique fascinante !