Augusto Pinochet est né en France, sous le nom de Claude Pinoche, il y a près de 250 ans. À l’aube de la Révolution, le jeune soldat royaliste se découvre un goût pour le sang, prenant conscience de son état de vampire. Ayant développé un sentiment antirévolutionnaire, Claude quitte un temps l’uniforme et se mêle à d’autres guerres civiles un peu partout dans le monde. Jusqu’à ce qu’il pose ses valises au Chili, où il gravit peu à peu les échelons. Devenu général, il est un proche du président Allende, qu’il finit par trahir avant de prendre les rênes du pouvoir. Il restera en place jusqu’en 2000, et sera rattrapé par les multiples exactions commises depuis son arrivée à la tête de l’état, en 1978. Mais le général est, à l’insu de tous, un immortel, capable de feindre son propre décès pour aller trouver refuge dans une petite ville isolée. Là, entre sa femme et Fyodor, son plus fidèle homme de main, il semble progressivement perdre goût à l’existence.
Pablo Larraín est un habitué des biopics qui tordent le réel, avec des longs-métrages comme Neruda (2016, sur Pablo Neruda), Jackie (2016, sur Jackie Kennedy) ou encore Spencer (2021, consacré à Lady Diana). Neruda témoigne parfaitement du jeu que Larraín établit avec la véracité, mélangeant les éléments biographiques avec d’autres tirés directement des textes du poète. D’emblée, El Conde semble s’engager dans une même orientation, appuyant dès l’ouverture l’idée que Pinochet n’est pas mort et qu’il a 250 ans. Si la figure du dictateur n’était pas jusque-là au premier plan dans l’œuvre du réalisateur, elle irrigue néanmoins sa production. Des films comme Tony Manero (2008), Post-Mortem (2010), No (2012) ou Neruda (2016) ont tous un lien avec la dictature de Pinochet, que ce soit au niveau de l’intrigue, de la période où ils se déroulent ou du passé des protagonistes. Et si jusque-là, le réalisateur semblait ancré dans le réel. Il fait donc un pas marqué vers le fantastique avec El Conde.
Dans l’idée de Larraín (voir cette interview du Soir), la liberté, la richesse et l’impunité dont Pinochet bénéficiait au moment de son trépas ont contribué à forger l’immortalité de celui-ci. Larraín imagine un Pinochet qui a dû se résoudre à simuler son décès pour se réfugier secrètement loin de tout. Le personnage paraît rempli d’amertume face à cette situation, se rêvant comme une sorte de superhéros chilien. C’est ce que semblent vouloir nous indiquer les scènes où il survole Santiago, dans son uniforme qui rappelle autant la cape du vampire que celle de Superman. Mais c’est bien le buveur de sang qui prend le dessus au moment où Pinochet atterrit, se nourrissant sans discernement. Alors qu’on pense qu’il n’aspire qu’à cesser d’exister, la tuerie qui ouvre — ou presque — le métrage interroge ses proches. Mais elle suscite également l’intérêt de l’Église, bien décidée à en finir avec le dictateur, en lui envoyant une nonne exorciste.
Dès son titre, El Conde en appelle au patronage du Dracula de Bram Stoker. L’introduction historique a quelque chose du film de Coppola : c’est là que va se faire le basculement vers le surnaturel. L’hacienda isolée et décrépie où vit Pinochet a des réminiscences avec le château du vampire. C’est justement l’irruption d’un protagoniste plus jeune (Harker pour Dracula, Carmen pour El Conde) qui va bouleverser le quotidien de Pinochet. Carmen paraît aussi convoquer la figure de Van Helsing, par l’attirail qu’elle dissimule dans sa valise, et rappelle d’autres chasseurs de vampire par la mission qui lui est fixée par l’Église. La morsure n’est pas ici fondamentale dans la manière de se nourrir des vampires, ainsi Pinochet semble préférer broyer les cœurs de ses victimes au mixeur. Visuellement, le film est tourné en noir et blanc, matière sans doute à rappeler les origines cinématographiques du vampire, et le cinéma d’Universal.
L’idée d’avoir une lecture politique du vampire ne date pas d’hier : Voltaire le faisait déjà dans son Encyclopédie, où il épingle ceux « qui sucèrent en plein jour le sang du peuple ». Marx lui a emboîté le pas dans son Livre Rouge : « Le Capital est semblable au vampire ». De quoi donner naissance à des œuvres hybrides entre pop culture et lecture politique, comme le comics « Buffy the Anarcho Syndicalist », une réinterprétation de la Tueuse de Sunnydale par Tom Sutton (l’un des créateurs de Vampirella). Ici, le fait politique (une élite qui se gorge du sang du peuple) se mêle à l’idée de l’immortalité, atteinte par Pinochet dans l’impunité dont il a bénéficié.
Un film inattendu, aux circonvolutions complexes, qui n’en est pas moins l’une des plus belles réussites du vampire au cinéma pour cette année 2023. Pas parfait, mais un film qui impose sa marque, et joue sur l’ADN politique des créatures de la nuit. Le film est disponible sur Netflix.