Cher Hans, vous avez répondu à notre interview il y a quelques jours, le 22 mars. Aujourd’hui, cela fait trois semaines que vous avez annoncé le lien découvert par Rickard Berghorn dans le Children of the Night Dracula Conference Bulletin – lien entre les versions suédoises et islandaises de Dracula. Il semble désormais évident que Valdimar Ásmundsson a traduit depuis le suédois. J’ai relu vos réponses, et remarqué que vous ne nous avez pas parlé du traducteur anonyme de Mörkrets makter, la version suédoise de Dracula. Avez-vous une idée de son identité ?
À dire vrai, oui. Mais il n’est pas facile de trouver des preuves, bien entendu. Les auteurs qui utilisent des pseudonymes ne veulent en général pas être découverts. Quelquefois, leur identité reste à jamais cachée.
Mais vous avez une hypothèse ? Pourquoi ne pas nous en parler ?
La preuve est encore très mince. Mais d’un autre côté, je ne sais pas si j’arriverais à aller plus loin [rires]. Depuis des années, j’essaie de trouver des connexions personnelles entre Bram Stoker et Valdimar Ásmundsson. Je ne suis jamais parvenu à trouver des preuves indiscutables. Mais c’est un lien indirect. Aujourd’hui, je me penche sur les versions suédoises, bien sûr, car je suis curieux de savoir qui a été impliqué sur la version suédoise. Pour les versions en feuilleton dans les journaux Dagen et Aftonbladet, qui démarrent en 1899, et pour la republication ultérieure dans l’hebdomadaire Tip-Top, le traducteur – rédacteur est toujours le même. Ce qui s’applique aussi à la réimpression en épisodes que j’ai reçus de Stockholm, et contient 264 pages. Il ou elle utilise le pseudonyme « A-e ».
Si toutes ces versions ont été éditées par la même personne, il serait important de savoir de qui il s’agit. Personne ne l’a encore découvert ?
Peut-être quelqu’un l’a-t-il déjà découvert – mais il n’a rien publié à ce sujet. Tout du moins, pas dans une forme à laquelle j’aurai pu avoir accès via Internet. Comme vous pouvez le voir dans l’interview dans le Conference Bulletin du 5 mars 2017, Rickard Berghorn m’a annoncé avoir «une idée assez intéressante sur qui IL pourrait s’agir». Mais il ne m’en a jamais dit davantage. On peut juste suspecter à travers ses mots qu’il s’agit d’une personne de sexe masculin. Ce qui corroborerait ma propre hypothèse.
Et quelle est votre hypothèse ? Vous parlez à nouveau par énigmes ?
Malheureusement, je ne connais pas grand-chose encore à la littérature et au journalisme suédois du XIXe siècle. Donc, je pensait que c’était mieux de laisser Rickard présenter sa théorie en premier lieu. Mais il y a une piste sur laquelle j’ai buté relativement tôt et hier, j’avais un peu de temps, et je m’ennuyais et était curieux en même temps. Un état très dangereux ! Du coup, je me suis penché à nouveau sur le sujet.
Quel a été votre point de départ ?
J’étais convaincu que si le traducteur-rédacteur, s’il ne s’agissait pas d’Harald Sohlman lui-même – le directeur en chef de Dagen et Aftonbladet – devait être quelqu’un de très proche de ce dernier, un auteur ou un journaliste en qui il avait confiance. En Hongrie et en Islande, c’est le rédacteur en chef (des journaux qui publiaient le roman en feuilleton) qui a lui-même traduit Dracula. C’est comme dans toutes les entreprises, je pense. Le patron n’a jamais le temps pour rien, mais il veut décider quelle peinture exposer sur les murs de son bureau, ou quelle sculpture est installée dans le hall d’entrée. L’adaptation en feuilleton du roman de Stoker était un projet d’importance, à la fois en Suède et en Islande. Les journaux ont essayé d’attirer de nouveaux lecteurs avec une histoire exceptionnelle, et de gagner de nouveaux inscrits. Donc, je pense que Sohlman n’aurait pas laissé la traduction – ou plutôt l’adaptation, étant donné que les Suédois font de Mörkrets makter est une « transformation suédoise » – à un subordonné ou un auteur inexpérimenté. Mörkrets makter montre que le traducteur/auteur devait être une plume efficace de manière à créer des épisodes journaliers et les réimprimer plus ou moins simultanément. Quelqu’un qui pouvait écrire avec aisance et possédait une bonne érudition – partant du principe qu’il a a minima ajouté quelques détails lui-même. Un auteur professionnel ou un journaliste senior. C’était un de mes points de départ.
Le deuxième point de départ est le pseudonyme de cet homme mystère. «A—e» suggère que cette personne avait un nom débutant par A et se terminant avec un e. Ou que le « A » et le « E » étaient des lettres importantes d’une autre manière.
Et où vous ont conduit ces réflexions ?
J’ai commencé par chercher des personnes qui répondraient à tous ces critères :
A. Auteurs professionnels ou journalistes
B. Avaient un lien personnel avec Harald Sohlman
C. Avaient également une certaine autorité, une bonne éducation ou une certaine ouverture d’esprit et
D. Avaient les lettres «A» et «E» en bonne place dans leur nom
Mathématiquement parlant, je cherchais les croisements ou intersections de quatre ensembles différents. Mais ne connaissant pas grand-chose de Sohlman et ses collègues, j’ai décidé de commencer par les archives des journaux suédois, partant du principe qu’un anonyme, pour autant également traducteur, auteur ou journaliste respecté ressortirait tôt ou tard dans les journaux. Et comme cette personne devait avoir une connexion avec Harald Sohlman, j’ai commencé par chercher les articles mentionnant Sohlman, espérant que Mr X y soit mentionné également. J’ai uniquement sélectionné des articles parus entre les 1er janvier 1890 et 21 décembre 1901, le contact entre le dernier lien entre les deux ne devant pas avoir plus de 10 ans, et les personnes qui pourraient être associées à Sohlman uniquement après 1901 ne me semblant pas pertinentes.
Et qu’avez-vous découvert ?
J’ai déjà été confronté à un problème trivial : le nom de Sohlman, étant le rédacteur en chef à la fois de Dagen et Aftonbladet, était imprimé en haut de chaque journal. Cela a généré beaucoup de bruit dans mes données. J’ai dû sélectionner uniquement les entrées où Harald Sohlman était mentionné à côté d’autres personnes avec qui il travaillait, ou qu’il eût pu rencontrer à des dîners, meeting ou événements officiels. J’ai uniquement jeté un œil aux accroches qui me semblaient les plus prometteuses; beaucoup d’entre elles se répétaient, comme des annonces ou des publicités.
La première piste intéressante était constituée d’accroches listant l’équipe éditoriale d’Aftonbladet pour l’année 1892. J’y ai découvert un « Redaktionsekreterare », un secrétaire de rédaction, nommé Gustaf A. Aldén. Dans d’autres extraits, il est listé en tant que « Redaktör » (rédacteur), directement à côté de Sohlman, alors que les autres journalistes sont mentionnés comme « medarbetare » (employés ou free-lance). De plus, cet Aldén était un « fil. kand. » alors que Sohlman était lui-même un « jur. kand. ». Ce qui veut dire que Sohlman avait étudié le Droit, et Aldén la Philosophie. Avec deux « A » majuscule dans son nom, et un « é » accentué, il était donc un candidat intéressant. Mais à partir de fin 1892, il publie son livre sous le titre Medborgarens bok (le livre des citoyens), et en 1893, on ne retrouve plus son nom à côté de Sohlman. Aldén apparaît encore dans d’autres contextes, en tant que « Redaktör » ou « Redaktionsekreterare », mais plus aucune coopération ou contact avec Aftonbladet ou Sohlman n’est documentée.
Heureusement, j’ai trouvé une autre série d’extraits, de la première moitié de l’année 1899, juste avant le début de la publication en feuilleton de Mörkrets makter, dans le Dagen. Là, la sortie d’une publication commémorative, ou « Festskrift », était annoncée, en honneur du 25e anniversaire du Publicistklubben. Cette association de journalistes et de photographes était la piste que j’avais déjà mise au jour il y a deux semaines; Sohlman étant un des membres titulaires. Mais j’avais oublié de faire des captures d’écran à ce moment-là, et quand j’ai eu des difficultés à retrouver à nouveau l’information, je n’ai pas poursuivi immédiatement sur cette voie; la comparaison entre le texte suédois et la version islandaise était ma priorité. Le Publicistklubben était resté dans un coin de mon esprit, malgré tout, étant donné qu’il aurait pu permettre à Sohlman de rencontrer et collaborer avec d’autres journalistes de haut niveau. Cette fois, l’annonce du « Festskrift » me semblait prometteuse, étant donné que les encarts publicitaires contenaient les noms de tous les collaborateurs. Sous le titre « Textbidrag » (« contributions de »), j’ai non seulement vu le nom de Sohlman (qui était le mot-clé que je cherchais), mais aussi celui d’un certain « Andersson-Edenberg » – parfois écrit avec un seul « s ». Étant donné que le « A » et le « E » se détachaient de son prénom, j’ai décidé de m’y intéresser plus en profondeur. Deux articles, du Aftonbladet et du Svenska Dagbladet du 26 mai 1899 révèlent que M. A. Andersson-Edenberg, en collaboration avec M. H. Victorin, était le rédacteur de la publication commémorative, et avait donc dû jouer un rôle de premier plan dans cette association. Sachant que Harald Sohlman était rédacteur en chef d’un des journaux suédois les plus importants, cela semblait logique de croire qu’il était un proche d’Andersson-Edenberg.
En cherchant maintenant des occurrences de ce nom dans les journaux suédois, j’ai découvert que jusqu’en 1873, Andersson-Edenberg avait été secrétaire de rédaction du Dagens Nyheter. Durant cette période, à partir de 1867, il contribuait déjà à des articles pour le Svenska Familj-Journalen. Pour l’année 1873, il est listé parmi les “ordinarie medarbetare » (les permanents) du Svenska Familj-Journalen. Une publicité dans le Kalmar du 29 décembre 1882 montre qu’il était devenu rédacteur en chef du Familj-Journalen. Dans une publicité du Dagens Nyheter daté du 13 janvier 1883, il est même présenté comme « utgifvare » (éditeur).
Il m’est apparu comme une évidence qu’en 1899, avec des dizaines d’années d’expérience, son nom devait avoir eu un certain poids dans les cercles journalistiques. Dans les compte-rendus des Jeux Olympiques de Stockholm en 1912, son nom est listé de manière privilégiée comme membre du comité de presse.
Un autre indice important a trait au fait que déjà le père d’Harald, August Sohlman, avait écrit des contributions pour le Svenska Familj-Journalen de 1873 – ou au moins avait promis de le faire – quand Harald avait 15 ans et Albert presque 40. Le père d’Harald est mort en juin 1874, dans un accident de bateau. J’ai aussi découvert qu’Albert et Harald avaient tous deux été actif dans des comités formés à l’occasion des 11e Rencontres de Journalistes en août 1895; avec d ‘autres collègues, Harald prit la responsabilité d’organiser la 13e édition de ces rencontres à Visby, en 1898. En décembre 1895, il y eut un meeting du Publicistklubben durant lequel la préparation du Congrès International de Presse de Stockholm prévu en 1897 fut abordé. À nouveau, Harald Sohlman était partie prenante de cette initiative, tandis qu’Albert était membre d’un comité travaillant sur un événement célébrant les festivités annuelles de l’association, prévues le 25 janvier 1898. De plus, Andersson-Endenberg luttait activement pour de meilleurs salaires et des régimes sociaux pour les journalistes. Sans avoir plus d’informations pour le moment, je suspecte Albert et Harald de s’être régulièrement rencontrés avant même la préparation du « Festskrift » de 1899.
Avez-vous trouvé davantage de choses sur les centres d’intérêts et l’historique personnel d’Andersson-Edenberg ?
Étant donné que mes avancées sur le sujet sont très récentes, je ne peux offrir que des éléments fragmentaires :
- Partant de sites sur la généalogie, j’ai appris qu’Anders Albert Andersson-Edenberg était né le 5 avril 1834 à Helgarö forsamling, Edeby, en Sudermanie, au sud de Stockholm. Il a eu sept frères et sœurs, tous plus jeunes que lui, à l’exception d’Erik Albert (né en 1830) et Emma Charlotta (née en 1832) – mais ils sont morts tous les deux l’année de leur naissance – Emma Charlotta n’a ainsi pas vécu plus de deux semaines. Sa petite sœur, Anna-Sophia (née en 1845) est également morte en 1850, à 5 ans. Il devait s’agir de temps difficiles dans la campagne suédoise.
- Dans les années 1857-1859, il commence sa carrière comme enseignant dans une école agricole. À partir de 1864, il travaille comme journaliste.
- Le 17 mai 1867, il épouse Gabriella (Gella) Magnus. Ils eurent cinq enfants : trois garçons et deux filles. Gella est décédée le 25 septembre 1899, alors que la publication de Mörkrets makter était toujours en cours. Leur fille Agnès est quant à elle décédée d’un empoisonnement du sang le 26 décembre 1900
- Après son voyage à Rome, il publie un article sur son séjour là-bas : Ett besök i Rom (1870).
- Déjà, son article «Flitens skrinlaga frukter», à propos de l’accumulation du capital et de l’intérêt d’économiser, dans le volume de 1872 du Svenska Familj-Journalen (pp. 213-215), montre qu’il possède un intérêt certain à développer une large compréhension philosophique des problèmes des sociétés.
- En août 1874, il fait partie des initiateurs du Publicistklubben.
- Il meurt le 19 mars 1913, et est enterré le 31 mars.
Pourquoi pensez-vous que, parmi tous les suspects, Anders Albert Andersson-Edenberg serait la personne que vous cherchez ?
En premier, il y a les critères dont nous avons déjà discuté : de longues années d’expériences journalistiques, une écriture fluide, des voyages à l’étranger, l’érudition, sur un pied d’égalité avec Harald Sohlman, et leur coopération récente pour le « Festskrift ». Et le nom, bien entendu. Anders Albert Andersson-Edenberg. Ses initiales : A.A.A-E. Ça ressemble à un nom qu’on pourrait raccourcir en « A-e ».
Et j’ai trouvé quelque chose de plus. J’ai découvert que cet Anders Albert avait traduit des pièces de théâtre norvégiennes, écrites par Bjørnstjerne Bjørnson (1832-1910), qui remporta le prix Nobel de littérature en 1903. Andersson-Edenberg a traduit, entre autres, la pièce Mellan drabbningarne: skådespel i en akt. Cette traduction a été publiée par Bonnier à Stockholm, en 1867. Et, comme le montre la page de titre, Anders Albert Andersson-Edenberg a utilisé un pseudonyme : A.E. A mes yeux, ça ressemble fortement à « A-e ».
Reference : Mellan Drabbningarne. Skådespel I En Akt. Af Björnstjerne-Björnson. Öfversatt Av A. E. (Uppförd å Kongl. Dramatiska Theatern i Stockholm). Stockholm: Albert Bonniers Förlag/ Alb. Bonniers Boktryckeri, 1867.
Pour les traductions de deux autres pièces de Bjørnson, En glad gosse – Skildring ur folklifvet et Jonas Tværmoses missöden, il a utilisé le pseudonyme « Erzo ».
Référence : Linnstrom, Hjalmar. Svenskt Boklexikon. Aren 1830-1865. Part A—L. Stockholm: Hjalmar Linnströms Förlag, 1883. p. 134, p. 192
Il semble qu’Anders Albert pour une raison ou une autre, préférait travailler sous pseudonyme pour ce genre de traductions.
Y a-t-il d’autres pseudonymes sous lesquels il aurait travaillé ?
Jusqu’à maintenant, j’en ai trouvé 9 :
A.E. | Edbg | Erzo |
A. E-g | Eg | Chippus |
Audactus | E-g | Testis |
Référence : Kungliga biblioteket/Sveriges nationalbiblotek. Sveriges periodiska litteratur. Pseudonym- och Signaturregister
Après vérification dans les archives des journaux, il utilisait déjà le nom « Chippus » en 1868 – il a notamment commenté sous ce nom une importante exposition artistique dans le Dagens Nyheter. « Audactus » et « Testis » sont des noms qu’il utilisait pour ses colonnes en tant que correspondant de Stockholm dans les années 1890. En tout, on trouve donc quatre noms fantaisistes, les cinq autres sont des combinaisons de lettres et de traits d’union. Je trouve que « A-e » s’intégrerait parfaitement dans cette collection.
Vous pensez cela suffisant pour prouver que cet « A-e » était Anders Albert Andersson-Edenberg ?
Haha, après mon expérience sur Makt myrkranna, je suis très réticent à croire quoi que ce soit, voire même à présenter une hypothèse. Je ne sais même pas si notre candidat parlait anglais. Prions que cette version suédoise ne s’avère pas basée sur une version norvégienne antérieure : Mørkets makter. Ça me tuerait ! [rires] Il faudrait maintenant en apprendre davantage au sujet d’Anders Albert Andersson-Edenberg avant de faire une estimation définitive. Je ne m’attends pas à voir des correspondances entre A.A.A-E et Harald Sohlman émerger, dans lesquelles les deux gentlemen se mettraient d’accord sur le pseudonyme adéquat pour le projet Mörktres makter. Mais si nous regardons d’un peu plus près les autres textes rédigés et traduits par A.A.A-E., on pourrait trouver des indices supplémentaires. Pour le moment, dirais-je, cela semble idyllique à envisager; c’est maintenant au tour des historiens de la littérature suédoise de réagir et de se présenter avec leurs idées à ce sujet. Je veux me mettre en retrait de ces recherches, vous vous souvenez ?
Hans, merci d’avoir à nouveau échangé avec nous !
PS : Après avoir terminé cette interview, Hans m’a mailé une capture d’écran d’un e-book qu’il venait tout juste d’acheter depuis la Suède. Une reproduction du texte Ett besök i Rom, publié dans le Svenska Familj-Journalen de 1870, écrit par Anders Albert Andersson-Edenberg. Chaque chapitre est signé du pseudonyme « A.-E. ».
Textes d’Anders Albert Andersson-Edenberg toujours disponibles en E-Book:
- Borgholms slottsruin
- Ett besök på Djurgården sommaren (1868)
- Ett besök i Strängnäs (1874)
- Skildring av Dalälven (1876)
- Skildring av Huskvarna år (1880)
- Sveriges gamla skattkammare (Svenska familj-journalen: illustrerad månadsskrift, innehållande svensk-historiska samt fosterländska skildringar och berättelser …; 1877, p. 176-182)