Bonjour, Anne-Perrine. Pouvez-vous vous présenter pour les internautes de Vampirisme.com ?
Je m’appelle Anne-Perrine Couët et je suis illustratrice et autrice de bande dessinée depuis 2010. J’ai participé à quelques ouvrages collectifs (Féministes, éditions Vide Cocagne en 2018 ; Méfie-toi d’une femme qui lit, éditions Daviken, 2020) après avoir travaillé pendant plusieurs années en freelance ou au sein de mon collectif Sauvage Garage. À côté de ça, j’enseigne à l’université Bordeaux Montaigne auprès d’étudiant-e-s en arts plastiques, la sérigraphie, l’illustration.
Vous sortez ce mois-ci Bathory – la comtesse maudite aux éditions Steinkis. Pouvez-vous nous raconter la genèse de cet opus ?
Bathory est ma première bande dessinée, où je suis autrice complète (scénario, dessins et couleurs). J’ai proposé ce projet de livre aux éditions Steinkis l’année dernière : il était dans un coin de ma tête depuis longtemps car j’ai toujours adoré les films d’horreur, les littératures de genre et éprouvé un intérêt vif pour la figure du vampire. La légende de la comtesse Bathory est assez fascinante : les bains de sang, les tortures, la figure ultra-sexualisée qui nous est parvenue et subsiste en nos esprits… Je n’avais encore jamais vraiment questionné ces éléments, ils étaient juste là, c’est tout.
Et puis un jour, je suis tombée sur un article sur Internet qui évoquait la possibilité que tout ceci n’ait été qu’une manipulation, un complot. Cela a piqué ma curiosité, alors je me suis lancée dans des recherches complémentaires. Le nom d’un historien hongrois est apparu à plusieurs reprises : Gabor Varkonyi. Je suis entrée en contact avec lui par mail, nous avons échangé au sujet de l’histoire et il m’a communiqué des éléments sur lesquels m’appuyer pour écrire mon scénario et affiner ma documentation (je me suis spécifiquement basée sur un ouvrage de Tony Thorne auquel Gabor Varkonyi a contribué). L’idée d’utiliser le procès des serviteurs de la comtesse comme structure pour l’écriture est venue assez rapidement et m’a permis de bâtir le récit en avançant, après chaque flash-back, dans l’intrigue et les problématiques que je souhaitais développer.
Bathory – la comtesse maudite est votre premier album solo. Quelle différence cela induit-il, à la fois sur le scénario et sur le dessin ?
Le fait de travailler seule à l’écriture et au dessin m’a permis une grande liberté de mouvement. J’ai toujours aimé écrire et même si collaborer avec un-e scénariste est aussi quelque chose qui me plaît en termes d’échanges, de partages, de découvertes… le fait de sentir que tout reposait sur mes épaules était aussi très galvanisant. J’avais la chance de pouvoir compter sur les retours et conseils avisés de mes deux éditrices et le regard critique d’une amie proche, également éditrice, avec laquelle je réalisais des bandes dessinées lorsque nous étions plus jeunes. J’ai pu faire mes propres choix et j’ai vraiment apprécié qu’on me fasse confiance et qu’on suive mes propositions avec enthousiasme.
Dans Féministes (2018) et Méfie-toi d’une femme qui lit (2020), peut-on voir une certaine logique dans le fait que vous vous intéressiez à la figure de la comtesse Bathory ? Car derrière l’image d’une tortionnaire et la fiction qui tend à faire d’elle un vampire, la réalité des faits qui émerge ces dernières années tend plutôt à montrer qu’il a surtout été question de museler une femme devenue trop importante dans un monde d’hommes ?
Mes précédentes publications ont résulté de propositions directes, émanant de connaissances ou collègues, auxquelles j’ai eu plaisir à répondre, d’autant qu’elles m’ont permis d’accéder à ce statut d’autrice. Ceci étant et en y repensant, les projets de bande dessinée que j’ai dans les tuyaux ou qui ont été refusés par des éditeurs, s’ils ne sont pas des projets directement militants, sont traversés par mon féminisme, les questions que j’ai pu me poser ces dernières années, l’envie de créer des héroïnes intéressantes, fortes, auxquelles on a tous-tes envie de s’identifier à un moment.
La question du féminisme, lorsque l’on est une femme qui fait de la bande dessinée, est presque devenue systématique, mais c’est très important de s’en saisir et de comprendre les enjeux de ce que l’on fait, ce que l’on a la possibilité de faire et de transmettre avec les livres. Je sais pour ma part qu’après avoir échangé avec Gabor Varkonyi en écrivant Bathory, j’ai pu mettre le doigt sur des éléments qu’il est nécessaire de garder à l’esprit pour ne pas tordre l’histoire et la relire uniquement sous le prisme de nos préoccupations actuelles. Par exemple, à cette époque en Hongrie, il existait beaucoup de femmes de pouvoir, qui s’occupaient des affaires courantes (gérer les domaines, collecter les taxes, exercer des responsabilités certaines) et dans le cas d’Elisabeth Bathory, il ne serait jamais venu à l’idée de quiconque d’oser remettre en question son pouvoir au regard de son genre. Elle n’était pas « une femme », elle était une Bathory, donc le sang prévalait sur le reste.
En revanche, c’est ce qu’on a fait d’elle par la suite qui est intéressant, et particulièrement quand on veut comprendre le sexisme à l’œuvre dans sa légende. La créature avide de sang, à la sexualité carnassière, la « lesbienne cruelle et démoniaque » comme la décrit Valentine Penrose… Ce sont ces éléments qui m’ont fait réagir, qui m’ont donné envie de raconter une autre histoire.
De nombreuses recherches ont été nécessaires pour mener à bien ce projet, la bibliographie et les personnes que vous remerciez en fin d’album l’attestent. Quand on se confronte à un projet de cette ampleur, comment choisit-on les « moments » sur lesquels on choisit de se focaliser, les personnages qu’on retient ? Comment assurer le lien entre eux ?
Elisabeth Bathory ayant été accusée et jugée puis enfermée, elle est devenue une sorte de « blâme national » à son époque. La suite logique a été la destruction d’une grande partie de la documentation qui l’entourait : la plupart de ses correspondances et objets personnels ont donc disparu. Les traces qui subsistent (des lettres envoyées, notamment à son mari Ferencz Nadasdy ; ou le compte rendu du procès de ses serviteurs) m’ont servi de balises pour écrire cette histoire. Le procès est par ailleurs assez passionnant : les servants ont été torturés plusieurs jours d’affilé, menacés, terrorisés. Ils sont probablement prêts à avouer tout ce que l’audience désirera entendre. Et il faut avoir également en tête que le compte rendu a été manifestement réécrit plusieurs fois par la suite, probablement pour que des éléments concordent mieux, pour arranger la vérité. En résulte un amas confus, que j’ai tenté de retranscrire en mélangeant faux aveux, réalité possible, paroles arrachées. Je voulais aborder en filigrane la question de la rumeur : comment elle s’insinue, comment elle se répand et comment on n’a plus de contrôle sur elle ensuite.
Concernant les personnages, il y avait beaucoup de figures que je trouvais intéressantes, mais j’ai beaucoup aimé me pencher sur celle de Darvulia. Si son nom est évoqué dans certaines correspondances et au procès, certains ouvrages de recherches sur lesquels je me suis appuyée en viennent à questionner l’existence-même de cette femme. Il y a si peu d’informations sur elle qu’elle aurait très bien pu être une invention, un prétexte pour augmenter les accusations envers Elisabeth Bathory : c’est la raison pour laquelle j’en ai fait une conteuse, une femme à l’esprit libre. Elle ouvre le livre et le termine ; sa présence est en filigrane, c’est à la fois la narratrice et celle par qui sera infusé mon propos…
Dans l’album, il y a aussi l’idée d’un monde où la science (les connaissances médicales de l’époque) et la superstition (les rituels qui entourent les pratiques médicales) cohabitent. C’est un élément qui revient de nombreuses fois dans l’album. Qu’est-ce qui vous a amené à mettre en lumière cet aspect ?
Comme beaucoup, j’avais été saisie par la lecture du livre de Mona Chollet, Sorcières. Elle y aborde notamment, dans un chapitre historique, les persécutions qu’ont pu subir les femmes dans divers pays et différentes époques, dès lors que celles-ci étaient identifiées comme sorcières et venaient à intriguer, déranger, devenir les sujets de vindicte populaire, religieuse… La question des guérisseuses y était évoquée, avec notamment cette idée que lorsque le climat social était apaisé, les femmes guérisseuses étaient vues d’un œil favorable ; mais dès lors que le vent tournait, elles devenaient objets de méfiance, de peur, et étaient généralement les premières à être suppliciées. J’ai voulu partir de ces constats et croiser des éléments liés aux recherches de Gabor Varkonyi, notamment le fait que ce que l’on a identifié a posteriori comme des instruments de torture étaient utilisés à l’époque pour pratiquer des soins.
Quel regard portez-vous sur ce que la fiction a fait de la comtesse, qui est devenue un des personnages historiques les plus cités comme inspiration du vampire ?
Comme évoqué précédemment, c’est en grande partie ce qui a motivé mon envie de raconter cette histoire autrement. Il existe déjà plusieurs bandes dessinées autour de la légende d’Elisabeth Bathory ; la plupart prennent le parti de faire de la comtesse un parangon de femme fatale. Elle devient prétexte à divaguer sur le sexe et la mort, son histoire dévoyée au fur et à mesure du temps par des clichés érotiques ou pornographiques sexistes… Cela m’a sans cesse renvoyé à la force inexorable de l’histoire, à celle des récits que l’on élabore pour combler les trous d’une existence effacée, quitte à réécrire, réinventer. Ce que les différents littérateurs ont fait d’Elisabeth Bathory est discutable, mais c’est aussi éclairant sur l’évolution des projections fantasmatiques.
Quel va être votre actualité dans les mois à venir ? Avez-vous déjà d’autres projets en vue ?
J’ai signé un autre projet avec les éditions Steinkis et la scénariste Ingrid Chabert, pour une nouvelle collection intitulée Dyade, qui mettra en scène les histoires d’amour entre d’illustres auteur-ices, musicien-nes, artistes… Le livre sur lequel je me mets au travail bientôt parlera de la passion qui a réuni Simone de Beauvoir à son amant américain, Nelson Algren.