Entre 2006 et 2022, tu as publié pas moins de 12 nouvelles, 4 romans et un fix-up convoquant la figure du vampire. D’où te vient cet intérêt ? Quels auteurs ou autrices ont-ils influencé ton approche du sujet ?
Très évidemment, Bram Stoker et Anne Rice, et tout aussi bizarrement Rice avant Stoker. C’est Rice qui m’a fait aller vers les classiques du genre. J’étais tombé en amour avec elle, et j’ai voulu voir d’où elle sortait. Avant cela, le vampire me faisait plutôt rire : c’était les films de la Hammer, Christopher Lee dans sa grande cape rouge. Ce n’était pas encore un sujet, à mes yeux, pas plus que les fantômes, etc. Je me définis comme une écrivaine de science-fiction, même si j’ai écrit beaucoup plus de fantasy urbaine et de fantastique que de SF. Et je dis ça, même si Navarre est un vampire de science-fiction, si on regarde bien. Mais il faut vraiment creuser pour s’en apercevoir.
Donc il y a eu Rice, Stoker et Lee. J’ai aussi absolument adoré Carmilla, qui a été un autre éblouissement pour moi. C’est un classique, et dans le même temps c’est un texte qui parle franchement, sans fard, d’amours lesbiennes. Ça m’avait scié. Les romains abordaient bien le sujet plus directement, mais c’était dans le même temps avec grossièreté et comique. Théophile Gautier aussi, avait abordé ça par la bande, en le sous-entendant. Et Alexandre Dumas, dans Le Comte de Monte-Cristo, fait apparaître un couple lesbien, mais il faut vraiment lire entre les lignes pour s’en apercevoir. C’est à la toute fin, quand Danglard voir partir sa fille avec sa prof de piano, main dans la main. C’est fait très délicatement, sans insister. C’est très différent dans Carmilla, où Sheridan Le Fanu est direct, c’est pour ça que j’ai aimé ce texte : cette sortie du placard.
En tant que personne bisexuelle, j’ai vécu ma vie dans les années 1980 1990 comme je pouvais la vivre : tout le monde s’en foutait. Sauf dans les luttes féministes, ou les bi étaient considérées avec énormément de méfiance. C’est d’ailleurs ce qui m’a éloigné du militantisme à ce moment-là. Les bi subissaient – avec certes un peu moins de virulence – le même rejet que les personnes transgenres aujourd’hui. Ce sont les mêmes mécanismes qui sont à l’œuvre, et généralement par les mêmes personnes. Rice, lorsque je l’ai lue, m’a ouvert les portes d’un monde où ce que je vivais comme normal l’étais aussi. Certes, c’est le propre du vampire, d’être à la marge, de sortir subrepticement du placard pour s’y recacher ensuite. Mais je me suis aussi reconnue là-dedans : j’étais dans mon propre placard tout en étant dans le monde.
Donc, Rice, Stoker, Le Fanu. Après ça, j’ai eu d’autres grands éblouissements, comme avec Colin Wilson et Les Vampires de l’espace, ou avec Peter Watts et son Vision Aveugle. Mais il s’agissait d’éblouissements postérieurs, davantage de l’ordre de la confirmation de ce que j’avais ressenti avec Stoker, Rice et Le Fanu.
Puis, à un moment, j’ai démarré comme ça, presque pour rire, le début de ce qui allait devenir Métaphysique du Vampire. A savoir Raphaël, perché sur le toit du château Saint-Ange, en train de peloter le cul de Saint Michel. Pour rire, donc, mais aussi en écho à un film d’animation que j’avais vu (et auquel il se trouve que mon futur mari avait participé) avec mes enfants, Opéra Imaginaire (1993). Un film dont l’un des segments est une mise en image de « E lucevan le stelle », un air d’opéra absolument magnifique tiré de La Tosca de Puccini, qui raconte la mort de l’amant de La Tosca. Le film d’animation montre la statue de Saint Michel en haut du château Saint Ange, avec l’ange de la mort dissimulé derrière lui. Cette scène m’a marquée : c’est déjà une aria magnifique, mais en plus la mise en images est fabuleuse. Cet ange de la mort, derrière l’ange, ça m’est resté. C’est comme ça que je suis partie sur Navarre.
En 2006, tu donnes naissance au personnage de Navarre, un vampire qui s’est taillé une place de choix dans la galerie des buveurs de sang. Peux-tu nous raconter sa genèse ?
J’avais écrit « L’Ogre de ciment » en 2006. Je m’étais toujours dit que, quand j’écrirais des histoires fantastiques, je ferais en sorte qu’elles se répondent. Créer un univers à partir d’elles. Donc tout part de ce premier texte. Un peu plus tard, j’ai écrit « Gilles au bûcher », et j’ai su que j’avais le début et la fin. On peut aussi remarquer que les choses commencent sans Navarre. Bien souvent, il est en-dehors. Pas forcément en-dehors des histoires, bien sûr, mais en-dehors du groupe, en-dehors des lois, en dehors de tout. C’est donc assez logiquement que l’histoire s’ouvre et s’achève sans lui. Je le vois comme un voyageur sans bagages au milieu du monde. Je dois un roman aux Editions Leha, et quelque part, dedans, il y a Navarre. Alors que c’est un roman de pure hard-science.
Mais ce n’est pas la première fois que les aventures de Navarre se feront dans un cadre de SF pure et dure ?
Il y a « la Fontaine aux Serpents », qui raconte la tentative d’assassinat d’une leader féministe sur une station spatiale. Ce texte est d’ailleurs un intermédiaire avec le roman dont je parle juste avant, et sur lequel je commencerais de travailler après Les Chroniques de la Lune noire. J’adore raconter une histoire plus grande que l’Histoire, donc faire le lien est un réel plaisir pour moi. Je ne sais pas où tout cela me mène, vu que c’est jusqu’à la fin des temps. Eschatologie nous conduit jusqu’à la mort de la Terre, mais il n’y a pas que la Terre dans l’univers.
Le premier roman consacré à Navarre, Métaphysique du vampire, sort en 2012. Jusque-là, tu n’avais convoqué ton vampire qu’au sein de textes courts. Qu’est-ce qui a motivé ce changement de format ?
A l’origine de ce roman, il y a une rencontre éditoriale avec Xavier Dollo, à qui ça avait beaucoup plu. Le texte existait déjà, en vérité. A l’époque de sa maison d’édition Ad Astra, il avait pris le texte tout de suite, et on y avait rajouté une interview. Quand Ad Astra s’est effondrée – comme souvent avec les micro maisons d’édition, Jérôme Vincent d’ActuSF a revoulu le texte. Je l’ai repris à cette occasion, et j’ai ajouté des éléments que j’avais écrit dans d’autres endroits. Il y a aussi des réflexions de lecteurs que j’avais lues à l’époque de la première sortie – où qu’on m’avait faites – et dont j’ai tenu compte. Je ne l’ai pas réécrit à proprement parler : j’ai rajouté des brins ici et là, explicité des détails qu’on allait retrouver beaucoup plus tard. J’ai mis des pistes, aussi, pour d’autres récits, au cas où un jour j’ai l’envie ou le temps de les écrire. Je viens d’ailleurs décrire une micronouvelle, à peine 6000 signes, qui raconte comment Gilles échappe réellement à Navarre. C’est dans le magazine La Septième Obsession, et c’est aussi un crossover entre Buffy et Navarre.
Buffy, c’est difficile de ne pas avoir envie de s’amuser avec : si on écrit, c’est aussi parce qu’on a vu ces choses-là. Dans L’Héritière, quand Agnès décrit Navarre pour le lecteur, il ressemble à Alexander Skarsgård, donc True Blood. Et elle souligne qu’elle, elle n’est pas Sarah Michelle Gellar, mais qu’elle le regrette beaucoup. Dans la trilogie Testament, je n’ai cessé de faire des allusions à la pop culture vampire. J’ai tranquillement accusé Greg Egan d’être un vampire, par exemple. On peut agglomérer tellement d’univers avec la figure du vampire, c’est aussi ça qui fait son intérêt. Sa liberté est aussi celle du genre. Ce personnage marginal peut tellement se promener partout, faire tout ce qui lui plaît. Il peut dès lors faire de la SF, jouer avec la pop culture. Navarre est fan de Star Wars, par exemple. Et ça me paraissait une évidence. Autant que ça me paraissait une évidence qu’on ne pouvait pas en rester à Christopher Lee, même si je l’adore. En tant que vampire, il y a un moment où le comte vampire avec sa cape, il faut qu’il sorte de son château et qu’il en nettoie les toiles d’araignées. C’est quelque chose que Terry Pratchett a fait merveilleusement bien dans Carpe Jugulum. Il met en scène des vampires qui essaient de se moderniser, de suivre des thérapies de comportement, pour lutter contre leur terreur de l’ail ou du soleil. Ça aussi, en y repensant, c’est quelque chose que j’ai adoré. Je pense que j’avais déjà écrit un Navarre avant, mais ça m’a conforté dans mon approche. C’est une chose que j’aime bien avec les vampires : on peut faire du cherry picking avec. On peut décider qu’une chose fonctionne et une autre non. L’eau bénite ou pas l’eau bénite, les morceaux de la vraie croix ou pas les morceaux de la vraie croix. Dans Testament, ce qui est amusant c’est que Navarre est sensible à tout ce qui est sacré, catholique, chrétien, plutôt que protestant. Alors que dans « Eschatologie du vampire », la nouvelle éponyme, ça ne marche plus. Les dieux sont morts entre-temps, alors tout ce qui y est rattaché ne peut plus fonctionner.
Et donc, pourquoi une différence entre ce qui vient des protestants et ce qui vient des catholiques chrétiens ? Parce que j’ai remarqué quelque chose chez Stephen King, qui m’a toujours fait un peu rire. Dans certains de ces romans ou interviennent goules vampires, diables, etc. il y a toujours quelqu’un de protestant pour commencer à s’opposer à la menace. Mais quand il s’agit de vraiment aller au combat, on va chercher un prêtre catholique. Comme s’il fallait s’adresser à la maison mère. Je pense notamment à Bazaar, où cette dynamique est très nette. Il faut retourner aux sources, le monde moderne n’est plus capable de gérer l’antiquité du monstre. Je ne vois pas pourquoi les prêtres protestants seraient moins doués que les catholiques quand il s’agit d’exécuter un exorcisme, mais dans la tête de King ça me parait évident. Alors que les protestants se sont faits plutôt remarquer dans la chasse aux sorcières, notamment dans le Maine.