L’une des forces d’Eschatologie du vampire, c’est de se révéler progressivement comme un fix-up, alors que les nouvelles ont été publiée indépendamment, et sur une longue période (2006-2022). Tu avais cette idée en tête depuis le début ? Comment aborde-t-on un projet tel que celui-là : permettre à ce que chaque texte soit cohérent pris seul, et être en mesure de révéler une trame fil rouge quand on remet les nouvelles dans l’ordre ?
Les nouvelles ont été publiées dans des anthologies, avec des thèmes précis. A chaque fois, je regardais de quelle manière ça pouvait s’inscrire entre « L’ogre de ciment » et « Gilles au bûcher ». A quel moment de la chronologie j’allais pouvoir intégrer le récit et quel propos j’allais y aborder. Etant donné que le fond de l’affaire était toujours lié à un propos ou un regard social, ce n’était pas difficile. Et en fin de compte c’est toujours la même réponse : l’humain, c’est le monstre. Ça commence d’ailleurs comme ça dans Métaphysique du vampire. Toute mon histoire tourne autour de « C’est quoi un être humain ». À partir de là, c’est naturel de continuer à raconter l’histoire, et d’en découvrir un nouveau chapitre. Certaines parties ont été écrites assez tôt, comme « L’ogre de ciment » ou « Saint Valentin », qui se répondent d’ailleurs. « Eschatologie » est venu après, et fait pendant aux deux précédents, puisqu’on y retrouve le personnage de Crôn, l’ogre. Un peu après est venu « Mémorial » et « Le sceau d’Alphonse », l’histoire avec Titania et Deborah. Du coup, quand tout ça se rejoint dans « Eschatologie », c’est logique. C’est comme un puzzle pour moi, et j’adore les puzzles. Dans ma tête, la toile se tissait. Un pseudopode s’étendait d’ici à là. Il y a un tout cohérent. Je suis très rangée comme fille, même si je n’insiste pas trop dessus. Il y a une place pour chaque chose. Quand l’histoire a commencé à se dérouler devant mes yeux, c’est devenu une évidence. Qu’est ce qui pourrait se passer là qui explique ça ? Et qu’est-ce qui pourrait se produire ici qui ouvrirait une porte plus loin ? Même si je ne sais pas encore ce qu’il y a derrière cette porte, il faudra néanmoins que ça se cadre avec le reste.
Juste avant la mort de ma mère, en 2019, j’avais commencé le roman dont je parle plus haut, celui que je dois aux editions Leha : Aria Stellae. Je n’ai plus écrit pendant longtemps, je veux dire écrire sur la longueur d’un roman. Je pouvais à la rigueur tenir la longueur sur une nouvelle, avec un pistolet sur la tempe. Mais un roman, ça m’était devenu impossible. J’ai donc mis en pause ce projet. Je reprendrais sans doute quand j’aurai fini Les Chroniques de la Lune Noire, qui m’ont redonné envie d’écrire. Le vrai plaisir d’écrire, je l’ai retrouvé en me cachant derrière François Froideval. C’est assez drôle, quand on y pense.
Pour en revenir à la construction du recueil Eschatologie, il faut donc comprendre que je suis très rangée dans ma tête. Je n’ai pas besoin de mettre des Post-It. Les logiciels, je comprends que ça puisse servir, mon mari s’en sert beaucoup, par exemple. C’est intéressant pour calibrer un texte. On a déjà essayé de me montrer quel intérêt pouvait avoir ces applications, mais je ne m’en servirais jamais. Une fois que j’ai posé une chose sur le papier, ou sur ce qu’on veut, c’est gravé. Alors que tant que ça reste dans l’espèce de nébuleuse, dans mon crâne, qui contient toute l’histoire, tout est encore possible. Je suis typiquement ce qu’on appelle un écrivain scriptural, pas du tout un scénariste. Je fonctionne à l’intuition, pas à l’analyse. On est dans un fonctionnement de cet ordre-là. Quand je commence une histoire, je sais d’où je pars et vaguement où je vais arriver.
Ça m’est malgré tout déjà arriver, d’écrire à partir d’un scénario. Et je ne parle pas des Chroniques de la Lune Noire, où le travail est très différent. J’ai écrit avec scénario la plupart de mes romans jeunesse (pas les nouvelles). A l’époque, l’éditeur, Denis Guiot, y tenait : il voulait savoir ce qui allait se passer. Eh bien, je m’ennuyais à travailler comme ça. Pour moi c’était très dur d’écrire l’histoire, vu qu’elle l’était déjà. Sur les Chroniques, certes le scénario est déjà là, on pourrait croire qu’il n’y a qu’à se baisser pour le ramasser. Or, s’agissant d’une adaptation de BD, il y a un gros vide entre les cases. C’est à moi de trouver l’enchainement entre elles, comprendre ce qui motive le personnage principal et ses copains, ou ceux d’en face. Par exemple, on a pas du tout la même façon de procéder pour faire monter une pression psychologique dans un roman que dans une BD. Dans les Chroniques, cette pression n’est pas si évidente que ça. Il faut comprendre qu’elle est là, pour autant, la montrer. Je pense notamment à un des opus où le personnage principal bascule vers le dark, après avoir reçu trop de baffes. Il passe ainsi une nuit à ruminer sur une chaise. Ça passe très bien en BD, mais va écrire ça dans un roman ! Il faut au moins trois pages pour prendre le temps de raconter ce qui se passe dans le crâne du type. Du coup la BD m’offre un cadre, et le travail n’est pas si différent que ça de mes nouvelles. Je relie les choses. Ce travail de broderie que je fais entre les différentes nouvelles d’Eschatologie est donc très proche de ce que je peux faire avec la bande dessinée. Après, je ne vais pas m’en cacher, il y a aussi des moments de « ta gueule c’est magique ». Voire « ta gueule c’est de la SF » : ça fonctionne aussi. Parce que j’ai eu des moments d’interrogations : comment est-ce que ça peut marcher ? Et je me suis dit que je n’étais pas obligée de donner l’explication. Je la trouverai peut-être un jour, car il y en a forcément une.
Paris est au cœur de la plupart des nouvelles d’Eschatologie, et c’était déjà le cas dans Testament. Est-ce qu’à tes yeux, c’est la ville des vampires par essence ?
Chez Rice, l’état des vampires parisiens m’avait scandalisée. Comment peut-on sortir des Lumières, approcher de la Révolution et être bête et primitif à ce point ? Ce n’est pas possible ! J’avais très mal vécu ça. Je me suis dit, elle, elle n’aime pas les Français. Je ne voyais pas comment ça pouvait être possible, psychologiquement, que les vampires français tels qu’elle les décrits puissent être aussi bas du front à ce moment-là de notre histoire. Ils avaient dû croiser Voltaire, lire deux ou trois choses. Comment, alors que Paris était à l’époque une ville cosmopolite, presque le centre de l’univers, on arrive à faire de ces vampires une bande de primates ? A part un choix délibéré de l’auteur, que de fait je ne partage pas. Pour moi, il fallait rattraper ça, ou tout du moins essayer.
J’ai donc voulu reprendre Paris. Pour moi c’est une ville absolument fabuleuse. Je suis née dans le Gers, mais je suis arrivée dans la capitale à l’âge de 9 ans. Autant j’aime la campagne, et j’y ai vécu une enfance dorée, autant j’ai vécu une préadolescence et une adolescence toute aussi dorée à Paris. J’ai eu ce qu’il fallait quand il fallait. La campagne à l’âge où tu as envie de courir dehors et construire des cabanes. Et la ville quand tu as envie de courir les musées, d’aller au cinéma. Paris a été une vraie liberté pour moi. Mes parents étaient de purs parents des années 1980, beaucoup moins nerveux que ceux de maintenant. Pour eux, nous balancer mon frère de 9 ans et moi avec un ticket de métro, pour que nous allions voir un film de l’autre côté de Paris, il n’y avait aucun problème. J’ai passé tous mes dimanches avec un pote au musée du Louvres, à traîner entre les momies (car à l’époque les musées étaient gratuits le dimanche). J’ai adoré ce grand terrain de jeu. J’en suis partie pour élever mes enfants quand ils étaient petits, et j’y suis retourné dès que j’ai pu. Ce qui m’a fait quitter Paris, et définitivement cette fois, ça aura été le confinement et la pandémie. J’ai compris que les villes étaient devenues inhabitables. J’avais aussi eu quelques alertes préalables avec les répressions contre les manifestations. Et l’ambiance avec les flics qui est vraiment putride à Paris. Que l’on soit blanc, noir ou arabe, ce n’est en général pas terrible. Ce n’est plus la ville que j’ai aimée, je n’ai plus envie de voir ça. Ou alors quand je l’ai aimé, le poids du social et de l’Etat se faisait moins sentir sur mes épaules.
Il y a aussi eu des traumatismes. Le Bataclan en est un. Ma fille était en plein dans le quartier à ce moment-là, dans un café qui avait fermé ses grilles au premier coup de kalachnikov. Le propriétaire les a gardés, elle et ses amis, à boire toute la nuit. Je l’avais pendant ce temps-là au téléphone. C’est comme ça que j’ai vécu le Bataclan, par ligne interposée, avec la terreur qu’il se produisent d’autres choses, vu qu’on ne savait pas ce qui se passait réellement. L’attentat était en cours, et on ne se savait pas de quoi étaient armés les terroristes. Ils auraient pu avoir de quoi défoncer une grille. C’est là qu’on s’est aperçu, à Paris, qu’on était tous à un mec du Bataclan. Chaque parisien avait quelqu’un là-bas. Et si pas eux directement, un de leurs proches. J’ai aussi voulu partir pour ne plus être confrontée à ça. C’est peut-être un peu lâche, mais je me sens trop vieille pour ce genre de choses.
Il y a aussi, et c’est là où je voulais en venir initialement, cette présence forte de certains lieux. Tu avais déjà joué avec ça dans Testament. Et là dans Eschatologie tu exploite d’autres endroits forts, comme Drancy.
Pour moi, tu ne te promènes pas dans un lieu, ou dans la vie, en ignorant l’histoire. Si tu le fais, c’est dommage pour toi, car ainsi tu ne participes pas à l’intégralité de l’expérience. C’est comme voir en 2D un film qui a été pensé et tourné en 3D. C’est donc une évidence : toute l’histoire que transporte Paris est ici à considérer comme un personnage. Accessoirement, la deuxième étude de Testament, celle qui se trouve près du Boulevard Sébastopol, je me suis dit « Ce n’est pas possible, il y a des vampires là-dedans », la première fois que je l’ai vue. C’est un bâtiment magnifique, du faux gothique triomphant. J’avais déjà écrit le premier tome de Testament, je les ai fait déménager à cet endroit.
Tout simplement, il faut savoir que Navarre me suit. Toute la trilogie de Testaments se déroule dans des endroits où j’ai vécu. J’ai habité à deux pas de l’immeuble de l’Aurore, j’allais prendre mon café au café du Croissant, l’immeuble de Sébastopol j’en étais à trois minutes à pied. Quand j’ai commencé Alouettes, j’enseignais déjà dans un collège à deux pas du Père Lachaise. J’y passais mes après-midis à chasser les Pokémon, et à regarder les tombes, qui sont magnifiques. Le café d’Humain.e.s, trop humain.e.s, j’y ai mangé tous les vendredis. Quelque part, j’avais envie de mettre aussi de la magie dans mon existence. De la magie réelle, des lieux. C’est comme plusieurs villages, le XXe arrondissement. Et de très jolis villages, avec ça. Quand c’est décrit par des gens qui n’y ont jamais mis les pieds, ça devient des endroits où les sauvageons et la racaille règne. Il y a une population extrêmement mélangée, c’est un fait. Mais j’y ai été seule, et je suis rentré seule chez moi des millions de fois. L’insécurité, je ne sais pas où elle est, mais pour moi elle n’est pas là. Oui, il y a des dealers : je les connaissais, je passais devant eux. Le petit commerce qui s’installe en parallèle du monde. C’est vrai que ça, il n’y a pas à Trifouilly-les-Oies. Mais ce n’est pas si dangereux que ça en a l’air. Ce qui est dangereux, c’est quand on met les gens comme des bêtes dans des cités abominables, comme les Quartiers nord de Marseille ou les Bosquets à Montfermeil.
Lorsque je décris « l’Ogre de Ciment », c’est parce que j’ai enseigné à Clichy-sous-Bois. Ce que je raconte pour les immeubles, avec ces compteurs à pièces pour l’eau et le gaz, c’est véridique. J’avais en classe un élève à la fois abominable et bon élément. Mais on sentait que c’était un tueur. J’espère d’ailleurs pour lui qu’il est encore en vie, parce qu’il avait de très mauvaises fréquentations. Il était chef de bande mais il arrivait toujours à l’heure en cours, et rendait toujours ses devoirs. Il avait parfaitement compris le système, et c’est quelque part ça qui me terrifiait chez lui. Il était en même temps capable d’absorber la culture dominante et de la rejeter. Il l’absorbait pour s’en servir comme une arme, pas une arme de rébellion, une arme d’utilisation du système, et pas autre chose. Un jour, avec le père de mon premier enfant – professeur lui aussi – on demande donc à cet élève ce qu’il compte faire, s’il décroche son bac. Allait-il rester là, lui qui nous sortait régulièrement son sketch sur « Nous de la cité ». Il nous a répondu : « Non mais ça va pas, vous avez jamais vu comment c’est ? ». Un samedi, avec son gang et quatre ou cinq profs, on est allé faire une visite guidée du HLM du gamin. Et il nous a amené au compteur à pièces, il nous a montré les caves. Ça a été un truc extrêmement brutal, de voir dans quoi on faisait vivre les gens. Des ascenseurs jamais réparés, des arbres qui crèvent partout parce qu’on ne les soigne pas. C’était le tiers-monde organisé, en France. Un bidonville, que ça ne soit pas pris en compte par la communauté, ça va hélas avec. Mais là, c’était des HLM, du parc social ! La mairie était censée s’en occuper. Mais elle laissait vivre ses gens dans l’horreur. « L’ogre de ciment » sort de cette visite. Il est extrait de cette vie, avec ces gamins, pendant deux ans (j’ai enseigné à Clichy-sous-Bois pendant 2 ans).
Rome, c’est moi qui l’appelle comme ça, parce que le personnage l’appelle ainsi. Mais j’ai vu les gens traverser le truc en voiture. Là, les gens n’avaient ni électricité, ni eau, ni gaz. Et ça fait plus de cent ans que c’est ainsi. Il ne faut pas chercher très loin les racines du propos social et sociétal dans Navarre. C’est juste là où j’ai été, ce que j’ai vu. Je n’ai rien inventé.
Avec Eschatologie, tu sembles clôturer le cycle. Est-ce la fin de Navarre ? Où sais-tu déjà que tu retourneras à ce personnage un jour où l’autre ?
Je pense que Navarre est une sale manie, et que je ne m’en débarrasserais jamais vraiment. Je me ferais le plaisir de combler quelques époques ici et là, même si l’histoire principale est déjà racontée. Je pourrais être la femme d’une seule œuvre, en pleins de morceaux.
D’ailleurs, difficile de passer à côté de cet effet d’imbrication d’Eschatologie avec Métaphysique du Vampire et avec la trilogie Testament.
Pour moi, Métaphysique et Eschatologie forment un diptyque. Si on doit n’en lire qu’une partie seulement, il y a d’un côté Testament, de l’autre Métaphysique et Eschatologie. Mais, effectivement, si tu mets la chronologie dans une tête de lecture, pour moi l’enchainement c’est Métaphysique, Testament puis Eschatologie. De toutes façons, j’ai travaillé sur tous les bouquins – sauf d’Humain. e. s, trop humain.e.s – pour qu’ils soient lisibles indépendamment les uns des autres. On peut ainsi lire l’Héritière sans avoir lu quoi que ce soit d’autre dans cet univers. On peut lire Alouettes sans avoir lu les autres. L’exception c’est donc Humain.e.s, qu’on ne peut lire sans avoir lu les précédents de la trilogie. Mais pour le reste, tout est pensé à la fois pour être autonome et relié. Ce n’est pas simple à faire, mais c’est assez naturel chez moi.