Bonjour Maxime. Pouvez-vous vous présenter pour les lecteurs de Vampirisme.com ? Sachant que nous avons déjà chroniqués des œuvres traduites par vos soins, que ce soit Parmi les Tombes de Tim Powers ou encore The Savage Shores de Ram Z et Sumit Kumar.
Salut à tous les vampirologues, vampirophiles et vampirophobes (sans oublier les vampires tout court, qui doivent forcément traîner leurs guêtres sur le site, ne serait-ce que pour s’assurer qu’on ne raconte pas n’importe quoi à leur sujet) de vampirisme.com.
Eh bien, pour faire court, je suis traducteur littéraire depuis 15 bonnes années. Féru de tous les mauvais genres, avec une forte prédilection pour l’horreur et le fantastique, je m’efforce de rendre en un français à peu près honorable toutes les œuvres qu’on veut bien me confier, qu’il s’agisse de romans ou de comics – les deux formats éditoriaux qui me font vivre, bon an mal an.
J’ai à ce titre la chance de voir sortir, à quelques semaines d’intervalle, ma traduction de Dracula (dans sa version Le classique annotée , voir ci-dessous) chez Bragelonne et une BD du même nom chez Urban Comics, due au scénariste James Tynion IV et au dessinateur Martin Simmonds, qui revisite le premier des films Universal consacrés à notre comte préféré.
Et de fait, au cours de ma carrière, il m’est arrivé à plusieurs reprises de croiser la route des vampires. Parfois par la bande, comme l’étrange cabale de financiers prédateurs qui, dans Black Monday Murders, règnent sur le monde boursier – et donc sur le monde tout court, ou le monstrueux protagoniste de Sans Issue, une bande dessinée signée Joe Hill dérivée de son roman Nosfera2. Souvent de manière plus frontale, comme tu l’as rappelé : dans Parmi les tombes, suite de l’extraordinaire Poids de son regard, qui voit Powers subvertir très intelligemment la figure du vampire, en l’associant à la muse et à la lamie – entre autres ; dans le magnifique These Savage Shores, bande dessinée de Ram V et Sumit Kumar, qui font du vampire « draculéen » la personnification d’un occident impérialiste et colonisateur, confrontée à un Rakshasa – terme générique désignant les démons hindous ; dans le très fun Bleed Them Dry, sorte de True Blood cyberpunk aux illustrations somptueuses de Dike Ruan ; enfin, j’ai eu le bonheur de pouvoir traduire l’appareil critique du premier tome d’Anno Dracula, par Kim Newman himself. Une expérience qui, à 12 ans d’intervalle, m’aura mis les pieds à l’étrier pour ma traduction de l’immense Dracula : le classique annoté de Klinger !
C’est The New Annotated Dracula qui a servi de base à votre traduction. Plusieurs éditions annotées du texte existent en anglais : celle de Leonard Wolf, celle de McNally et Florescu, celle de Mort Castle, sans compter Dracula Annotated for the 125th Anniversary, de Dacre Stoker et Robert Eighteen-Bisang. Qu’est-ce qui vous a spécifiquement orienté vers celle de Leslie Klinger ? Avez-vous pu ou dû échanger avec lui lors de la traduction ? Y-a-t-il des contenus additionnels vis-à-vis du texte anglais ?
Dès que Bragelonne m’a fait savoir qu’une retraduction de Dracula était envisagée, j’ai cherché une édition offrant une certaine valeur ajoutée à ce travail. Comme on le sait, et comme il est abordée à la question suivante, le roman a été maintes et maintes fois traduit, et avec grand talent. Dès lors, je trouvais qu’il fallait proposer quelque chose d’inédit, qui dépasserait le seul cadre de ma propre traduction, et j’ai pensé à ces belles éditions annotées dont le monde éditorial anglo-saxon est friand. J’avais entendu parler du Wolf et de la 125th Anniversary Edition, mais dès que j’ai vu passer l’édition Klinger, j’ai senti que je tenais mon « client ».
Je connaissais très bien le travail de Leslie Klinger, pour avoir étudié avec attention ses éditions annotées de Lovecraft à l’occasion de différentes créations liées à son œuvre (un RPG Book chez Elder Craft, et un tarot chez feu Bragelonne Games, réalisé avec les brillantissimes Førtifem – c’était la coupure pub, désolé…). J’adorais sa manière de disséquer et resituer chaque détail du texte, que ce soit d’un point de vue historique, géographique, biographique ou bibliographique. Son travail offrait une sorte de vision panoptique de l’œuvre, permettant au lecteur de se l’approprier avec un plaisir décuplé. Et surtout, on sent que Klinger s’amuse, qu’il adore ce qu’il fait, et ça se ressent à la lecture. Je me suis aussitôt procuré son édition de Dracula, et à la vue de la dizaine d’essais, des innombrables illustrations et du bon millier de notes (1603, exactement) formant l’appareil critique, mon petit cœur a fondu et j’ai su qu’il fallait absolument proposer cette édition à Bragelonne.
Ils ont accepté. Et c’est là que je me suis rendu compte du chantier qui m’attendait : près de 2 millions de signes, dont une petite moitié correspondant à l’un des, sinon le, plus grand classique de la littérature fantastique. Gloups.
Pour répondre à ta dernière question, notre VF est en tous points identique à la VO. Ou presque : nous avons fait sauter un glossaire dédié au patois du Yorkshire, qui n’avait logiquement plus sa place dans notre édition, pour le remplacer par une succincte bibliographie d’ouvrages vampiriques francophones, afin de guider certains lecteurs intéressés vers des ouvrages de référence rédigés par des auteurs d’expression française.
De multiples traductions récentes existent du texte de Stoker, notamment celles de Jacques Finné (1992), de Jacques Sirgent (2010) et enfin celle d’Alain Morvan (2019). Et sans compter les plus anciennes encore en activité, comme celle de Lucienne Molitor (1963). Avez-vous consulté ces traductions au cours du projet ? Comment sortir son épingle du jeu dans une offre déjà importante ?
Généralement, j’évite de comparer mon travail à celui de mes prédécesseurs les plus récents, afin d’éviter tout risque de plagiat et – surtout – de ne pas perdre trop de temps, car on a tôt fait de vouloir comparer toutes les versions existantes afin de pouvoir saisir au mieux l’essence du texte d’origine. En soit, ce n’est pas un problème – bien au contraire, même, cela permet d’engager une sorte de conversation avec des confrères et consœurs vivants ou disparus ; de percevoir, selon leur manière de rendre telle ou telle tournure, comment ils abordaient le texte d’origine ou même comment ils procédaient ; de sentir le travail accompli par ceux venus avant moi, un peu comme un artisan se pencherait sur la réalisation d’un confrère pour appréhender et apprécier sa technique. C’est très émouvant, d’une certaine manière. Seul problème : cela prend du temps, un luxe qui ne m’était pas permis dans le cas présent (d’autant que j’ai allègrement fait sauter les délais qui m’avaient été initialement imposés, au grand dam de Sonia Mennour, mon éditrice, que je remercie ici chaleureusement pour sa patience et son abnégation !).
Je me suis seulement permis quelques coups d’œil dans la version Molitor, que j’avais à disposition, dans celle de Lucie et Ève-Paul Marguerrite, qui m’intéressait car éloignée d’une seule génération du roman d’origine (leur traduction paraît en 1920, soit 23 ans après le roman de Stoker), et donc potentiellement pourvue d’un vocabulaire et de tournures stylistiques plus conformes aux canons de l’époque. Enfin, je n’ai pas pu m’empêcher d’aller jeter un œil chez Sirgent et Morvan pour certaines phrases clés (le « children of the night », notamment), mais j’ai préféré ne pas me procurer leurs éditions sur le coup – faute de temps, comme je l’expliquais ci-dessus. Mais je compte bien y remédier.
Quant à savoir si j’ai sorti mon épingle du jeu, ce sera au lectorat de juger ! Disons que j’ai fait en sorte de canaliser dans mon travail l’amour infini que m’inspire ce roman et toute l’expérience accumulée par mes années de traduction au service d’auteurs aussi ardus et passionnants que Lewis Carroll, Wilde ou Mary Shelley, pour parler des auteurs connexes à Stoker qui me sont passés sous le clavier. Surtout, j’ai constamment éprouvé un sentiment d’intense responsabilité – souvent pesant, d’ailleurs – devant ma tâche, car je tenais à livrer la version la plus parfaite possible, bien conscient que je ne traduirai Dracula qu’une seule fois dans ma vie !Enfin, je pouvais compter sur l’aide précieuse de Klinger, dont les notes m’ont bien souvent aiguillé et permis d’approfondir le vocabulaire ou de mieux saisir les enjeux ou bien le ton de telle ou telle scène.
Cela dit, je ne vois pas du tout ce travail comme une compétition avec les autres versions existantes. Toute retraduction ne fait qu’enrichir la réception d’un texte, et mettre en valeur la richesse de l’original. En cela, je considère davantage mes prédécesseurs (et ceux qui viendront après moi, car il y en aura !) comme des « frères ou sœurs d’armes » passés par les mêmes épreuves que moi, fauchés ici par tel même adverbe, embourbés là dans telle tournure embrouillée. D’une certaine manière, nous ressemblons un peu à la troupe de Van Helsing : tous, nous sommes partis à la poursuite de Dracula, ou du moins d’une version francophone idéale du roman, et tous nous avons senti le texte nous menacer, nous résister, nous fuir, se dérober et enfin regagner son château. Nos traductions ressemblent au cercle magique tracé par Van Helsing : une petite victoire éphémère dans le blizzard ; une étape. Mais la version d’origine l’emportera toujours. Comme Dracula (qui bien évidemment survit à la fin du roman, comme Klinger l’explique parfaitement).
Selon vous, qu’est-ce qui explique la pérennité d’une créature comme le vampire ?
Je suis loin d’être un spécialiste du vampire, alors je risque d’écrire des bêtises qui feront bondir certains lecteurs du site. Mais de prime abord, je dirais que la figure du vampire me paraît à ce point évidente que parler de « pérennité » semblerait presque incongru. L’effroi causé par un mort se comportant comme un vivant est si palpable, si immédiatement concevable que cette idée nous suit à la trace depuis, je pense, les premiers temps de l’homme, et nous accompagnera jusque dans les étoiles, si nous y allons un jour. En tant qu’idée, le vampire est un peu l’équivalent du requin : une créature si parfaite qu’elle n’a pas besoin d’évoluer – ou si peu – pour rester fonctionnelle. Son universalité le prouve : du draugr nordique aux strigoi russes en passant par les vetalas indiens ou les jiang shi chinois, il n’est pas une culture qui ne possède son ou ses revenants prédateurs (cette prédation étant, selon moi, ce qui différencie les vampries des « simples » fantômes).
Bien entendu, je prends là le mot « vampire » dans son acception la plus large. Mais si on parle du vampire « occidental » post-Ruthven, c’est-à-dire le vampire urbain plutôt que rural, plus ou moins raffiné, romantique et conscient de sa malédiction – et de tous ses dérivés, jusqu’aux plus punk, trash ou foutraques (je pense à Cassidy dans la BD Preacher, par exemple), son intérêt principal tient, je pense, à l’expérience mentale très subversive qu’il propose. Le vampire, c’est à la fois nous en mieux (plus fort, plus libre, plus beau, éternel, etc) et en pire (la cruauté, l’appétit, l’égoïsme, la solitude). C’est en quelque sorte un support nous permettant de nous voir « en un miroir obscurément » – un reflet qui nous est tellement insupportable, et désirable, qu’il doit disparaître du verre.
Et puis, le vampire, c’est désormais aussi tout un pan de la culture mondiale. Depuis Ruthven, Carmilla et, bien sûr, Dracula, jusqu’à Rice, le Monde des Ténèbres de White Wolf et les mille romans, films, jeux vidéos, jeux de rôle et jeux de plateau qui utilisent ce personnage, le vampire est partout. Toutes les forêts du monde ne permettraient pas de tailler assez de pieux pour nous débarrasser de cette légion vampirique.
Ce que je trouve très intéressant, c’est qu’au lieu de s’essouffler – à l’instar du zombie, par exemple, qui a connu pas loin d’une quinzaine d’années d’intense mise en avant, peu ou prou entre 2000 et 2015 – les récits vampiriques continuent d’affluer, au cinéma notamment. Entre Déméter, Renfield et le Nosferatu de Eggers, on ne peut que constater une véritable emprise du vampire sur notre imaginaire. Je pense en fait que cette créature est un excellent support de nos angoisses, des plus triviales aux plus existentielles, et qu’il n’est par conséquent pas étonnant qu’elle reprenne de la vigueur à la faveur des crises que nous traversons, notamment politiques (comme la bascule vers l’extrême-droite que nous sommes en train de vivre actuellement), sociales ou écologiques.
Mais bon, si mon constat sur l’omniprésence des vampires au début de ma réponse est fondé, et que le vampire nous accompagne de toute éternité, alors ça signifie que l’humanité est en crise depuis son origine. Et il y a sans doute un peu de vrai là-dedans.
Quelles ont été vos premières et dernières rencontres avec un vampire ?
Mon premier grand choc vampirique remonte à mes 6 ou 7 ans. En vacances, dans une maison bretonne, ma grand-mère m’avait laissé regarder sur un petit poste de télé à la réception très mauvaise, en noir et blanc, une diffusion du Bal des vampires de Polanski. L’image était si brouillée que j’avais parfois du mal à y voir, et la neige des grésillements ajoutait à celle des décors montagneux. J’avais beau pressentir l’humour du film, c’est surtout tout le reste qui m’a marqué, pour ne pas dire traumatisé : le sentiment d’oppression, la faiblesse de ces humains parmi les vampires, les danses, les costumes aristocratiques, les visages en gros plan, le côté grotesque de l’auberge, cette fuite en luge, l’accent du professeur, l’érotisme léger… C’était une expérience très étrange : tout ça me parlait, alors même que je n’avais vraiment lu ou vu d’histoires de vampires avant. C’était comme si ces tropes, ces images, étaient déjà là, quelque part en moi, et qu’elles n’attendaient qu’un stimulus extérieur – un constat que fait d’ailleurs James Tynion IV dans la préface de sa BD, quand il écrit qu’il savait dessiner Dracula à 5 ans. Les vampires font partie de nous très tôt. C’est à se demander même s’ils ne nous préexistent pas.
Le dernier vampire que j’ai croisé ? Le « jeune » Gabriel, dans Je suis ton ombre de Morgane Caussarieu, une autrice que j’ai découvert il y a peu avec ce bouquin qui m’a bien emporté. J’essaie en ce moment même d’écrire un récit qui se passe dans les bayous, et ses descriptions de la Louisiane, de la Nouvelle-Orléans naissante et des magies qui s’y trémoussent m’ont beaucoup parlé.
Pour le reste, les vrais vampires, ceux qui devraient nous faire vraiment peur, ceux qui sont en mesure de bousiller des vies depuis leurs bureaux et qui ne s’en privent, je les vois malheureusement tous les jours défiler à la télé, à la radio ou dans les journaux. Là encore, pas assez de pieux pour nous en débarrasser, malheureusement…
C’est la première fois que la figure du vampire s’invite dans cette collection, mais la créature est déjà fortement implantée dans les publications de Bragelonne / Milady. Faut-il s’attendre à de nouvelles traductions de textes emblématiques de la figure vampirique ?
Alors là, aucune idée. Il faudra demander à Bragelonne ! Mais s’ils ont besoin d’un traducteur bien équipé, avec guirlandes d’ail, trousse de chasseurs et crucifix plein les poches, je suis dispo. Accent hollandais en option.