Cette interview a été réalisée par mail en octobre 2019. Elle constitue l’une des chutes de Vampirologie, initialement destinée au chapitre sur les vampires du comics. La série TV V-Wars, dont il est question ici, a été diffusée en décembre 2019 sur Netflix. Elle n’a pas été renouvelée après la première saison.
Adrien Party : Votre premier ouvrage concernant le vampire, The Vampire Slayers’ Field Guide to the Undead (2003), est une œuvre de non-fiction. Quand avez-vous commencé à vous intéresser aux vampires, et qu’est ce que cette figure de l’imaginaire signifie à vos yeux ?
Jonathan Maberry : J’ai toujours eu une attirance pour les vampires et les autres créatures surnaturelles. Ça a débuté durant mes jeunes années, parce que ma grand-mère avait un attachement marqué pour ces sujets. Elle est née et a été élevée en Alsace, et elle avait quatre-vingts ans à ma naissance (elle avait quarante ans quand elle a eu ma mère, et cette dernière avait ce même âge à ma naissance !). Je suis né en 1958, et ma grand-mère en 1878 ! Elle a ainsi vu le jour et a vécu à la frontière de la France et de l’Allemagne à la fin du XIXe siècle. À cette époque, les habitants des campagnes avaient tendance à croire de manière assez significative à ce qu’elle nommait le « monde plus grand ». Sa mère était écossaise, elle était donc fortement influencée par le folklore celte.
Quand j’étais enfant, elle me racontait des histoires sur des créatures telles que Les Dames blanches de Fau, Mélusine, Gilles de Rais, Le Vicomte de Moriève[ref]Note du traducteur : Une partie des personnages et créatures citées par Maberry semblent n’être connus que dans le domaine anglo-saxon. Il est possible qu’il se remémore à ce niveau certaines de ces recherches. Le Vicomte de Moriève est ainsi un supposé vampire français mentionné pour la première fois – semble-t-il – dans Another Grey Ghost Book (1914) de Jessie Adelaide Middleton, sur lequel s’appuiera notamment Montague Summers dans son The Vampire in Europe (1924). Merci à Patrice Lajoye pour son aide à éclaircir ce point.[/ref], les Ogresses vertes, La Bête du Gévaudan, le Loup-Garou, le Craqueuhhe, et d’autres. Elle parlait aussi de monstres allemands comme le Blutsauger, l’Alp, le Boxenwolf et le Nachtzehrer. Je connaissais déjà des choses sur toutes ces créatures avant de rencontrer les vampires de la littérature, des films et du petit écran.
Ces prédateurs surnaturels sont des rapaces accapareurs — ils nous volent ce dont nous ne voulons pas nous faire délester (le sang, le souffle, le corps, la vie). Les légendes qui y sont rattachées sont très souvent liées à des maladies variées, des désordres psychologiques, ou des croyances. Des choses qui nous donnent matière à comprendre comment les idées et concepts se sont formés. Dans une perspective historique et anthropologique, l’étude de ces monstres est fascinante.
A.P. : V-Wars, dont l’adaptation en série TV a vu le jour fin 2019, est votre œuvre de fiction principale autour de la figure du vampire. Comment avez-vous conçu ce projet ? L’approche multimédia (le titre est exploité en comics, au travers de romans et anthologies, maintenant d’une série TV) était-elle présente dès le début ?
J. M. : V-Wars est une excroissance des recherches que j’ai faites pour une série de livres de non-fiction, le premier étant The Vampire Slayers Field Guide to the Undead (rédigé sous le pseudonyme de Shane MacDougall). Il a été suivi par d’autres ouvrages du même type, cette fois sous mon propre nom, tels que Vampire Universe, The Cryptopedia (co-écrit avec David Kramer), They Bite (toujours avec David Kramer), et Wanted Undead or Alive (co-écrit par Janice Gable Bashman). J’ai découvert à cette occasion qu’il y avait des centaines de croyances en différentes formes de vampires, de loup-garou, de fantômes et de démons. Tout cela offrant d’énormes possibilités pour raconter des choses. Mes premiers romans ont été, en réalité, des histoires de vampires : Ghost Road Blues, Dead Man’s Song, et Bad Moon Rising. J’ai aussi scénarisé un graphic novel, Bad Blood (illustré par Tyler Crook), et rédigé plusieurs nouvelles centrées autour de vampires. Quand j’ai créé V-Wars, néanmoins, j’ai choisi de m’écarter du surnaturel pour m’orienter vers quelque chose de plus scientifique. Le concept de V-Wars repose sur l’idée que la fonte des pôles libère une maladie ancienne qui active un gène humain dormant, possédé par l’ensemble de la population. Cette maladie est la racine d’une croyance mondiale (dans les temps anciens) en l’existence de vampires.
J’ai cherché à exploiter les répercussions dans la politique globale et les considérations sociales qu’impliquerait l’émergence d’une branche nouvelle et agressive de la race humaine. Le thème racial et les problèmes d’immigrations sont une réalité, et une part importante des discussions internationales. En utilisant les vampires en tant que métaphore je pouvais me pencher sur ces éléments, tout en m’intéressant à certaines questions scientifiques, telles que le réchauffement climatique. Les livres et les comics V-Wars se cristallisent autour de propos comme l’identité raciale et l’intolérance. La série développée par Netflix explore également ces sujets cruciaux.
A.P. : Depuis le début des années 2010, les histoires de vampires sont récurrentes au sein du marché du comics indépendant : American Vampire, The Strain, Five Ghost, Extinction Parade, Day Men, Sea of Red… Les comics avec des vampires ne sont pas nouveaux, mais on a l’impression qu’il y a ici une accélération. Qu’en pensez-vous ?
J.M. : Il y a des possibilités de récits infinies avec les vampires. Ce sont des créatures anciennes, qui possèdent des pouvoirs aussi variés que puissants, en fonction de la culture dont elles sont issues. À la différence des loups-garous et des zombies sans cervelles, ce sont des entités intelligentes, souvent sophistiquées, et complexes. Leur longévité leur permet d’amasser énormément de sagesse et de connaissance, leur immortalité leur offrant de rester à jamais jeunes et belles. Le charisme magique dont disposent certains vampires leur donne une force séductrice qui est pour le moins attirante. Ils peuvent autant être des monstres prédateurs ou des immortels tourmentés. C’est un puits sans fond duquel les auteurs peuvent toujours tirer de nouvelles pistes d’inspiration.
Dans Bad Blood, mes vampires sont issus d’anciens clans, ceux de V-Wars sont des victimes d’une maladie. Ce sont deux visions différentes de la créature, chacune me permettant d’explorer des aspects de la condition humaine, amplifiés par le prisme des superpouvoirs du vampire.
A.P. : Certains des concepts avec lesquels vous jouez dans V-Wars sont habituellement rattachés aux zombies, comme le thème de l’épidémie. Pourquoi avoir choisi de transformer une partie de l’humanité en vampires ? Il semblerait que cela devienne une tendance sur le marché de la SFFF et du comics : The Strain, Extinction Parade, Empire of the Dead. Selon vous, que représente la figure du vampire dans un contexte post-apocalyptique ?
J.M. : J’ai écrit un certain nombre de romans qui s’emparaient de sujets comme les épidémies et les armes biologiques. Ma série mi-weird science mi-thriller des Joe Ledger s’ouvre sur la menace d’une arme biologique impossible à stopper, qui transformerait l’humanité en zombie. Ce texte, Patient Zero, doit beaucoup à La Nuit des Morts-Vivants et au livre Je suis une Légende. C’est délibéré. L’auteur de Je suis une Légende, Richard Matheson, a été mon mentor quand j’étais adolescent ; et j’étais proche du réalisateur et scénariste de La Nuit des Morts-Vivants, George Romero. C’est honnête pour moi de dire que leurs œuvres ont beaucoup influencé le genre d’histoire que j’aime raconter. J’écris principalement des romans et des comics bâtis sur le modèle du thriller, avec l’idée d’une course contre la montre dans l’optique de prévenir une catastrophe. Je suis également fasciné par la science, tout particulièrement par les épidémies. Ce que ne réalisent pas la plupart des personnes, c’est que le film de Romero était une tentative non officielle d’adapter Je suis une Légende. Il n’a pas eu la possibilité d’acquérir les droits cinématographiques du livre, il a donc changé la nature des monstres : de vampires (dans le roman), il a fait des goules. Tristement, davantage de gens ont vu ces adaptations que lu le matériau d’origine, sachant qu’il n’y a pas de vampires dans la majorité de celles-ci. Le roman s’intéressait à une épidémie qui transformait tout le monde en vampires. Le zombie de pop culture a pris racine à ce niveau, et il est devenu ce qu’il est aujourd’hui simplement à cause d’une histoire de droits.
Après avoir raconté des épidémies de zombie dans des romans comme Patient Zero, Rot & Ruin (et ses nombreuses suites) et Dead of Night (là aussi, avec trois suites), j’ai voulu revenir à la source de ce type de récit. V-Wars est ainsi, fondamentalement, ma vision de la structure narrative établie par Richard Matheson dans son roman de 1954.
J’aime m’appuyer sur des scénarios apocalyptiques parce que ce genre d’histoire nous permet notamment d’explorer l’humanité. Une crise de cette importance nous retranche des infrastructures qui nous offrent aide et confort, mais elle nous oblige à être nous même. Nous ne pouvons plus jouer le rôle — voire les rôles — que nous incarnons dans notre vie de tous les jours. Nous ne pouvons plus feindre d’être plus malin ou fort que nous le somme en réalité. Ces histoires, à ce moment-là, se focalisent sur des individus qui doivent faire face à la difficile vérité : qui sont-ils, au fond ? Une personne qui serait, par exemple, un capitaine d’industrie dans un monde organisé, qui a de l’argent et des gens pour exécuter ses quatre volontés, apparait puissante en raison de ce que l’argent lui permet d’acheter. Mais retirer lui cela, et il serait peut-être incapable de survivre, s’il doit tout faire par lui-même. Dans le même temps, un individu pauvre, qui vivrait à l’aide d’un food truck, doit faire beaucoup de choses par lui-même. Elle s’avérerait sans doute pleine de ressource, voire même assez courageuse pour survivre et aider les autres. C’est ça qui est au cœur du drame humain. Les monstres, une fois que la menace est posée, sont bien moins importants.
Dans V-Wars, il y a des niveaux supplémentaires à l’histoire, parce que le récit met l’accent sur ces gens qui sont soudainement perçus différemment, ce qui suscite la peur et l’hostilité de ceux qui n’ont pas changé. Ça devient une histoire de « eux » et de « nous », ce qui me permet d’explorer la nature, la complexité, les tentatives de rationalisations et les forces destructrices qui animent à la fois l’ignorance et l’intolérance.
A.P. : Même si vous donnez des racines médicales à vos vampires dans V-Wars, vous utilisez un grand nombre de légendes vampiriques : Blutsauger, Nosferatu… Est-ce une façon de réconcilier les bases folkloriques avec un parti pris contemporain sur le sujet ? Comment expliquez-vous cette présence importante du folklore vampirique un peu partout sur la planète ?
Dans V-Wars, je l’explique par l’idée qu’une mythologie naturelle s’est construite au fil des siècles, dans les sociétés préindustrielles, pour rendre compte de ce qui ne pouvait l’être autrement. L’apparition soudaine de quelqu’un possédant une force extraordinaire, une faim de sang, la capacité de se régénérer après des blessures mortelles, etc. serait d’emblée vue comme magique dans les cultures où la science n’a pas encore pris son essor. On en a un exemple dans les transcriptions de procès ayant eu lieu en Italie, en France et en Allemagne, où les coupables étaient accusés d’être des loups-garous. La plupart de ces soi-disant loups-garous ne se transformaient pas en loup, ou en homme-loup, mais agissaient de manière bestiale, faisaient preuve de sauvagerie animale et de fourberie, et veillaient à dissimuler leur identité. Nous comprenons aujourd’hui que c’était une façon d’appréhender l’attitude du psychopathe que nous appelons maintenant tueurs en série. Ce terme, basé sur une science plus moderne, n’existait pas, ce qui explique que des esprits moins éduqués aient recherché des causes surnaturelles.
La même chose s’applique pour des phénomènes médicaux tels que le Syndrome de Mort Subite du Nourrisson, où des enfants apparemment en bonne santé sont mis au lit et décèdent durant la nuit sans cause apparente. Il y a plusieurs siècles, les gens n’avaient pas d’explications scientifiques, ils croyaient donc qu’une sorte de créature — une sorcière, un fantôme ou un vampire — volait et suçait la vie du nouveau-né. Quand ils allaient demander conseil au sage, au shaman ou au prêtre du village, on leur demandait d’effectuer un genre de rituel expiatoire, et un talisman ou un charme pour protéger les enfants survivants. Étant donné que le SMSN survient rarement deux fois dans la même famille, le sort — et les prières — donne l’impression d’avoir fonctionné. Matière à renforcer la foi des individus dans le Dieu qu’ils prient, mais aussi de mettre en balance leur manière de voir le monde. Ils ne peuvent pas croire qu’un dieu aimant tuerait si cruellement leurs enfants, alors quelque chose qui s’apparente à un anti-dieu, comme un démon ou un vampire, doit exister. Les morts sont le résultat d’une activité maléfique, et les prières et rituels symbolisant la bonté divine ont sauvé le reste de la famille. Avoir un vampire à craindre, et se persuader que Dieu va les protéger contre celui-ci fait sens dans leur vision du monde.
Nous aimons construire autour de croyances, leur donner davantage de place et les déformer, parce que les gens sont des raconteurs d’histoire par essence. L’exagération est partie intégrante de notre désir de convaincre autrui (et nous-mêmes) du pouvoir de ces histoires.
Ainsi, s’il y avait des vampires d’origine scientifique comme dans V-Wars, et s’ils avaient essaimé dans les siècles passés, il existerait des récits d’importance les concernant. Des histoires qui auraient été gonflées avec le temps, de la même façon que celles de héros tels que George Washington, Le Roi Arthur, Lancelot a pu l’être. Ça n’a plus aucune incidence que la source de ces histoires se rapporte à des personnes ou des faits réels.
Et, comme je l’ai dit plus haut, les vampires incarnent des gens ou des choses qui nous « prennent » quelque chose. Ils font donc de parfaits déguisements pour des protagonistes, des actions…
A.P. : Dans Bad Blood, vous décrivez des vampires organisés en clans. Pensez-vous que cette idée, dont on peut presque retracer l’origine jusqu’au jeu de rôle Vampire : la Mascarade, est devenu un marqueur de la fiction vampirique moderne ? Comment résumez-vous les différences entre Bad Blood et V-Wars, dans la manière dont vous y exploitez les vampires ?
J.M. : Un concept narratif peut venir de n’importe où. Nombreuses sont celles que l’homme a trainées derrière lui au fil de l’Histoire, les façonnant pour qu’elles s’adaptent aux besoins des récits de chaque époque. Les clans de vampires de Bad Blood, Blade : the Vampire Slayer et Vampire : la Mascarade ont de vieilles racines. On peut les retrouver dans cette propension que nous avons à séparer en groupe les forces de la nature et de l’univers, qui deviennent dès lors des dieux, des demi-dieux, des titans, des démons, des anges, etc. Plus ses sociétés sont complexes, plus elles offrent l’opportunité de raconter des histoires riches et passionnantes. Quand Mark Rein·Hagen a créé le jeu de rôle Vampire : la Mascarade, il n’a ainsi inventé de toutes pièces un trope, mais plutôt redonné vie à une idée très ancienne.