Enfers et fantômes d’Asie est une exposition proposée par le musée du quai Branly Jacques Chirac qui s’est tenue du 10 avril 2018 au dimanche 15 juillet 2018. Julien Rousseau en était le commissaire, épaulé par Stéphane du Mesnildot en titre de conseiller scientifique pour le cinéma. Cette interview a été réalisée par mail en juillet 2020. Elle constitue l’une des chutes de Vampirologie, initialement destinée au chapitre sur les figures vampiriques d’Asie.
Adrien Party : En 2018, vous avez été commissaire de l’exposition Enfers Et Fantôme d’Asie. Comment est venue l’idée de cette exposition ? Le vampire est un revenant en corps, une idée qui s’oppose au fantôme, créature habituellement évanescente. Pourquoi avoir choisi d’ouvrir l’exposition à ce type de créatures ?
Julien Rousseau : Stéphane Martin, président du musée à l’époque, m’avait demandé une exposition autour des fantômes d’Asie alors que je m’intéressais au surnaturel et au culte des esprits en Asie du Sud-Est. Stéphane du Mesnildot a conçu la partie cinéma, qui a permis à l’exposition de dépasser la dimension immatérielle du sujet en lui donnant une dimension narrative. Les fantômes suscitent un riche imaginaire, mais peu d’images, ils existent à travers des histoires. Leurs représentations sont marginales.
Nous avons choisi le point de vue de la fiction, sans chercher à « expliquer » des croyances ou à les déconstruire. Expliquer les fantômes serait un contresens. L’exposition devait présenter des personnages et raconter des histoires.
La question du corps et du statut ontologique du fantôme est bien sûr importante. En thaï « phi » signifie fantôme, en tant que manifestation d’un défunt parmi les vivants, mais désigne également tout ensemble de créatures surnaturelles : esprits de la nature, de la maison, du quartier, revenants et esprits voraces de la forêt… Ces entités sont distinctes, plus ou moins sauvages ou civilisées, voraces ou pouvant être « nourries » par des offrandes. Elles s’inscrivent tout de même dans une certaine continuité conceptuelle, étant regroupées sous un même nom. Le fantôme affamé est incontournable puisqu’il est le seul fantôme qui soit directement issu de la cosmologie bouddhique.
D’autres fantômes sont moins incarnés. La femme fantôme japonaise a une dimension intangible psychologique. Rien de plus effrayant qu’un fantôme qui ne fait rien, poussant ses victimes à la folie et à provoquer leur propre mort.
A.P. : En occident, le vampire questionne notamment notre rapport à la mort et à la sexualité. D’un point de vue culturel, il semble apparaître sur le devant de la scène pour souligner des époques troublées, matérialiser des doutes, des questionnements sociétaux. En est-il de même avec les vampires des cultures asiatiques ?
J.R. : Les histoires de fantômes et de vampires d’Asie ou d’ailleurs ont plusieurs niveaux de significations historiques, sociologiques ou psychanalytiques. La femme fantôme du théâtre et du cinéma japonais est un esprit vengeur de la condition féminine. Sa rancœur naît de l’oppression masculine. En chine les fantômes affamés sont des âmes de défunts qui n’ont pas été nourris par les rituels funéraires et le culte des ancêtres. Les vampires de l’horreur comédie hongkongaise des années 1980 évoquent la menace de la Chine populaire, alors que les fantômes des barres d’immeubles et des parkings souterrains de la J-Horror sont des fantômes de l’urbanisation… Tous ces personnages ont bien plus à raconter que ce que l’on peut en dire.
Généralement, les fantômes nous confrontent à notre propre inhumanité, à la violation des règles sociales, aux fautes non réparées. Le fantôme est un mort non socialisé, souffrant de ne pas pouvoir se rattacher à un territoire et à une lignée familiale. C’est la figure opposée de l’ancêtre qui incarne le sang et sol d’un groupe social, son inscription dans le temps et dans l’espace.
A.P. : Si les vampires du folklore occidental ne s’attaquent plus (ou presque) qu’au sang, ceux des folklores asiatiques s’abreuvent autant d’énergie vitale que d’hémoglobine. Cette différence trouve-t-elle sa source dans des conceptions différentes de ce qu’est l’humain ?
J.R. : Il est difficile de répondre à cette question, étant donné que ces personnages surnaturels relèvent d’histoires populaires qui évoluent selon les époques. Ils ne se laissent pas enfermer dans les définitions. Les systèmes d’explications savants et les religions essaient de les intégrer à leur discours, mais les cultures populaires continuent toujours de produire de l’inexplicable.
Ces personnages surnaturels s’inscrivent cependant dans des systèmes de représentation plus vaste et propre à chaque culture. Le souffle joue un rôle central dans la médecine chinoise qui assimile le corps à un microcosme, en harmonie avec les flux et les éléments naturels. La respiration et le contrôle du souffle vital (qi) sert d’interface entre le corps et son environnement. Le souffle étant à l’origine de la vie, les vampires chinois cherchent à s’en nourrir pour revenir parmi les vivants.
A.P. : Le vampire de fiction occidental naît dans le folklore, mais semble avoir tourné durablement le dos à ces origines. Les vampires asiatiques, quels qu’ils soient, semblent beaucoup plus fidèles à leurs racines. Avez-vous une explication ?
J.r. : Non je n’ai pas d’explication, mais les cinémas d’horreur asiatiques gardent en effet un lien très fort avec les croyances populaires. Ils racontent de « vraies » histoires de fantômes. Nang Nak en Thaïlande ou Oiwa au Japon sont des femmes fantômes associées à un quartier où elles ont leur propre temple. Leur histoire vient de la tradition orale, du théâtre et inspire de nombreux films.
A.P. : Phi krasü, Phi krahang, Phi kong koy, le folklore thaïlandais semble particulièrement riche en créatures ayant des caractéristiques vampiriques. Ont-ils une place particulière au sein du panthéon des phi auquel ils appartiennent ?
J.R. : On ne peut pas parler de panthéon pour les phi des cultures thaïs. Lorsqu’ils sont fixés à un lieu, on peut les nourrir par des offrandes et instaurer une relation contractuelle. C’est le cas des esprits protecteurs des différents échelons de la société : maison, quartier, ville… Ou des phi qui résident dans des éléments naturels : arbre, rocher, rivière… Les esprits errants sont sauvages. Ne pouvant pas être nourris par des offrandes, ils cherchent à dévorer leurs victimes ou à les posséder. Ils rôdent souvent en forêt, comme phi krasüe le spectre à tête volante ou phi kong koy, vampire sauteur unijambiste.
A.P. : Le jiangshi, qu’on appelle aussi « vampire sauteur », est une figure de proue du cinéma asiatique. À sa manière, il semble souligner le rôle des prêtres taoïstes dans la lutte contre le surnaturel, qu’on pourrait rapprocher des exorcismes de la religion catholique. Peut-on dire que ce parallèle explique le succès de ces créatures en dehors du marché hongkongais ?
J.R. : Je ne suis pas sûr que ces films soient si connus à l’étranger, si ce n’est pas un public geek ou amateur de kitch exotique. Ils sont en effet assez respectueux des rituels d’exorcisme taoïques et mettent en scènes les charmes, calligraphies, diagrammes de protection, saké et riz gluant utilisés à la place des crucifix et des gousses d’ail.
Bruce Lee renouvelle le film de kung-fu dans les années 1970, Jacky Chan lance ensuite la kung-fu comédie puis, au début des années 1980, l’acteur et producteur Sammo Hung crée la kung-fu horreur comédie, en adaptant au cinéma les vampires sauteurs. Ces films connaitront un bref succès au début des années 80 avec les séries Spooky encounters et Mister Vampire.
A.P. : Le Japon, tant dans son cinéma que dans ses publications papier, a tendance à mettre sur le même plan les créatures occidentales et japonaises. Chez Mizuki, Dracula est un yokai, qui évolue aux côtés de ces cousins venus de l’archipel. Cela ne semble pas être le cas des figures vampiriques thaïlandaises ou chinoises. Comment l’expliquez-vous ?
J.R. : Le manga et le cinéma japonais intègrent et réinventent bien sûr de nombreuses influences. Il me semble cependant que les fantômes japonais évoluent en gardant une forme tout à fait locale. Des créatures fantastiques étrangères peuvent être intégrées aux yokaïs de la culture populaire, dont certains étaient déjà d’origine chinoise. Les auteurs et les croyances populaires font évoluer librement les yokaïs contemporains.
Étant donné que la représentation du surnaturel n’est pas autorisée en Chine populaire, les vampires ne sont apparus que dans le cinéma hongkongais. Il n’y a d’ailleurs pas vraiment d’iconographie des fantômes et des vampires en Chine.