En parallèle vous développez votre propre univers imaginaire, la Trame, qui fédère aussi bien vos nouvelles que vos romans. D’où est partie cette idée et comment travaillez-vous pour continuer à développer cet univers (dont les vampires semblent, curieusement, absents) ?
Je ne dirais pas « en parallèle ». J’écris depuis l’enfance, et n’ai trempé dans l’édition que bien plus tard. De façon amusante, j’écrivais mais ne voulais pas publier. C’est le gang de l’Oxymore qui m’a harcelée pour que je le fasse (et ils ont des dents, eux aussi, et pas de petite taille).
La Trame n’est pas une idée, un projet ou un plan. Simplement la restitution de la façon holistique dont j’envisage toute chose. Tout est lié, donc. De manière assez naturelle, mes textes ont poussé de semblable façon.
La méthode est assez difficile à décrire. Je ne pense pas qu’il y en ait véritablement une. Dans l’absolu : une question me travaille, ou m’interpelle. Je sélectionne pour elle le « vêtement » qui me semble le plus adapté : époque, setting géographique (réel ou imaginaire), style vocal adapté, ambiance… et je jette simplement ma question dans ce mini-laboratoire. Je ne décide rien par avance : où je vais aller, quelle sera l’ampleur du projet, comment l’histoire finira. Cela n’aurait pas de sens, puisque tout l’objet, pour moi, est de creuser une problématique. Les personnages une fois posés, ce sont eux qui prennent la main, et décident du chemin. Ils me surprennent sans arrêt, et même lorsqu’ils adoptent une direction qui ne m’arrange pas, ces démons ont toujours le dernier mot. Jusqu’à la toute dernière ligne, tout peut changer, et se répercuter en ondes de choc sur l’ensemble des histoires reliées.
À présent, la Trame courant sur plus de dix volumes (et une vingtaine de plus qui restent inédits) et une centaine de nouvelles, je sais ‘à peu près’ où tout cela va nous mener. Mais ce n’est pas l’objectif que je poursuis. C’est la route, véritablement, qui m’intéresse.
Je sais que beaucoup de lecteurs restent troublés par mon côté protéiforme. Ils lisent la fantasy « shakespearienne » (© Le Monde) de La Sève et Givre et tombent ensuite dans la fantasy urbaine engagée et violente de Frontier, ou sur le puzzle presque aliéné de Fo/véa, et ils ne comprennent pas. Ils s’attendent à trouver une unité de style, un petit train ronronnant, très linéaire. Mais évidemment il n’en est rien. On ne s’habille pas de la même façon pour aller au mariage de sa tante ou à une rave, de même qu’on n’y emploiera pas (à moins d’être vraiment un infirme social) le même registre de langage. Mes livres suivent cette logique.
L’univers, de même, se développe en autarcie. Je ne suis que la scribe, la transcriptrice des opérations de mon inconscient. C’est une transe, en somme. Quelque chose d’à la fois cathartique et chamanique.
Mais je ne m’interroge pas vraiment sur ces processus. Ils ont toujours fait partie de moi, et me sont nécessaires. Je leur laisse la bride sur le cou et me contente de rester en selle, même lorsque cela secoue sec, ou qu’au contraire le voyage prend la forme d’une lente plongée dans des sables mouvants. Je crois que ce qui m’intéresse principalement c’est l’expérimentation et la restitution de sensations. L’immersion, la perte de repères, la noyade. Ce sont peut-être les petites vacances de mon esprit trop analytique, qui sait ! Mais je crois, fondamentalement, que les grandes découvertes et vérités sont intuitives et sensorielles. Elles nous remettent en lice lorsque la raison touche à ses limites.
Et les vampires… Ah…
Ils ne sont pas à proprement parler absents de la Trame, puisque deux nouvelles leur étant consacrées, au moins, ont été diffusées.
Je sais que cela étonne toujours mes camarades vampirophiles, que j’aie tant écrit sur eux dans le domaine de l’analyse, et que leur place dans mes fictions soit aussi congrue. Mais je crois que je les connais trop, justement. Je dois avoir quelques 3400 textes vampiriques dans ma bibliothèque, selon mon dernier inventaire. J’en ai lu environ dix mille, en comptant nouvelles et articles. À partir d’un certain stade, plus rien ne me surprenait. Je n’ai pas lu un seul roman qui me fasse dire « yesss, voilà du nouveau ! » depuis des années. Quels sens cela aurait-il d’ajouter ma propre redite à ce petit manège ? Je l’ai fait, au travers de textes courts et d’un long roman, semblablement inédits, et c’était vraiment de l’auto-indulgence. Rien qui mérite d’être montré.
Toutefois (car le paradoxe reste la friandise la plus délicieuse du panier), il y a des vampires dans mon avant-dernier opus : Sacra. On entend parler des vampires d’Istanbul et de New York dans le volume II, et on les apercevra plus précisément dans la version collector du volume I, dans une novella inédite, que je suis justement en train d’écrire.
Dans la mesure où toutes les créatures surnaturelles côtoient les humains, dans ma Trame, il était évidemment impossible que les vampires n’y montrent pas le bout de leurs dents, à un moment ou à un autre. Il fallait simplement que cela soit le bon moment. C’est chose faite à présent. Et bien sûr, à partir du moment où ils ont fait leur apparition, on les reverra. Ils ont un rôle à jouer dans les événements contemporains à Frontier, et ce sera l’occasion de narrer leur genèse, et leur place particulière dans le schéma général.
Mais ils ne pouvaient pas constituer des personnages de premier plan pour ma Trame, parce que leur interface avec le schéma social est très limitée, et leurs motivations sont infiniment trop basiques et individualistes : le besoin, la faim, les impulsions impérieuses… Tout cela ne mène pas bien loin si l’on veut vraiment, à travers la métaphore fantastique, parler du réel.
Ce sont des personnages envoûtants et fascinants, mais ils le sont surtout par le mystère qu’ils constituent. On ne peut pas bâtir de véritables sociétés vampiriques : les non-morts sont des solitaires par excellence. Il me fallait des créatures sociales, susceptibles de mettre en scène, au travers des secousses et chutes de leurs royaumes et structures sociales, un portrait tracé à l’encens et au vitriol de nos propres dérives. Si l’on veut chanter les splendeurs et les drames des déviants, des marginaux, des individus non-normés, il faut une société entière en toile de fond. Les vampires, dans une telle optique, ne pouvaient faire que des passages fulgurants, comme des comètes, mais pas former les moyeux de cette mécanique.
Certains vampires, toutefois, sont extrêmement importants, dans la partie de l’histoire où toutes les sphères magiques marchent vers la confrontation. Au premier chef le voïvode Arkady Bathory, que l’on a commence à apercevoir dans Sacra. Je ne pouvais introduire les vampires, et en particulier la famille Bathory, sans commencer à préciser la place des Nephilim et des enfants de Caïn dans le schéma général de la Trame ; ni sans évoquer la « première existence » d’Angharad, personnage pivot de l’ensemble, dans la mesure où les relations entre elle et ces différentes factions ont été instrumentales pour la suite.
En résumé : il a beaucoup été question des créatures féeriques, jusqu’à présent, ainsi que du panthéon des dieux grecs, et des anges et des démons, mais ces derniers vont prendre de plus en plus d’importance, et les vampires les escorteront. Je ne saurais dire toutefois, à l’heure actuelle, si un roman leur sera spécifiquement consacré.
Vous êtes restée silencieuse de longues années, un temps que vous avez davantage consacré à la musique, avant de revenir à la lumière depuis quelques années, tout d’abord en réaction à ReLiRE. Pourquoi ?
Je ne suis pas sûre de comprendre la question. 🙂
Pourquoi suis-je « partie », ou pourquoi suis-je « revenue » ?
Dans un cas comme dans l’autre, les deux sont quelque peu liés. Depuis toujours, j’ai voulu être au service de l’Art et des artistes. C’est ce qui m’a amenée à devenir directrice littéraire, tout comme je voulais précédemment être productrice dans les milieux rock.
Je vis d’art. Et ma priorité est de protéger cette espèce en danger : ceux qui créent. J’ai besoin de ma came, et ce sont eux seuls qui me la fournissent. C’était déjà le cas chez l’Oxy : nous nous sommes toujours préoccupés principalement de bien traiter les créateurs.
J’ai claqué la porte de l’édition parce que la crise du livre a rendu ce territoire inhabitable. Que les clauses abusives se sont multipliées de façon presque incroyable, et qu’on prétend à faire de nous des ‘faiseurs’, uniquement bons à produire des cycles de fantasy normée, et des resucées de nos plus grands succès. Que nous sommes à présent du « matériel commercial », et rien de plus. C’est une façon de travailler dont je ne veux pas.
Depuis plus de deux ans déjà, je m’étais remise à la musique, et les demandes de mes éditeurs me prenaient trop de temps sur ce que j’avais véritablement envie de faire : du son, du cross-média, et des romans aux antipodes de mon best-seller. Je ne voulais pas de féerie, pas de poésie, pas de livres nécessitant une architecture ficelée et vicieuse, où tout gît dans l’énigme et le non-dit. J’avais viscéralement besoin de crash, de trash, de scalpels, de cordes de guitares, de scènes qui ressemblent plus à ma vraie vie et/ou au vrai « moi » : les concerts, les backstages, les bacs d’acides des labos photos, la Presse, les dérives addictives, l’appel de l’adrénaline.
Parler directement, en somme, et non plus sous forme de broderies ton sur ton, de ces démons qui ravagent ma génération, et la suivante : le vide intérieur, l’incapacité à se tenir tranquille, le sentiment d’inadéquation, les impératifs biologiques. Chanter les parias, les freaks, les « pas normés », les « pas sages », les voltigeurs de la nuit.
Impossible de faire véritablement cela lorsqu’on a vendu des dizaines de milliers d’exemplaires d’un roman très onirique, construit à mi-chemin entre la pièce de théâtre classique et la poésie lyrique. Tout le monde veut la suite, tout le monde veut ça, même s’il ne s’agissait que d’une redite. Les lecteurs déjà accros se laissent convaincre par d’autres facettes, mais les éditeurs veulent faire du chiffre. C’est pour eux un besoin vital, et ils parient donc sur la sécurité.
À la fin de L’Oxymore, j’ai reçu beaucoup de propositions émanant de très grosses maisons d’édition, et les ai rejetées pour rester dans la small-press afin de conserver ce luxe inestimable : les mains libres sur la créa. Il s’est avéré que même ainsi, en sacrifiant les fortunes que j’aurais pu obtenir ailleurs, il n’était pas possible d’obtenir cette liberté. Fo/véa fut à cet égard une expérience unique. J’avais pris quelque mois sur mon planning pour faire un livre « tel qu’on n’en avait jamais vu avant », et ce fut une étrange catastrophe : chez le premier éditeur, j’ai vraiment eu les mains libres, mais le livre se vendait à une telle vitesse qu’il n’était jamais disponible, les retirages étant épuisés avant même leur livraison. Pour une structure de taille aussi modeste, c’était une horreur pour la trésorerie et un flirt paradoxal avec la faillite. Et ensuite l’éditeur repreneur, malgré ses engagements, n’a cessé de contester chaque bribe du bouquin. Pour un éditeur trop « classique », je suppose que cacher des textes entiers dans des code-barres, et organiser un livre sous forme d’Alternate Reality Game est une véritable hérésie. Une démarche incompréhensible, en tous cas.
J’ai préféré reprendre ma liberté que de concéder sur la seule chose qui compte à mes yeux : sortir des livres intègres.
J’ai donné davantage de temps à l’écriture, à la musique, et à l’activisme notamment environnemental, durant ces années bienheureusement dépourvues d’éditeurs.
Lorsque le scandale ReLIRE a émergé, on m’en a averti, et en deux minutes chrono j’étais sur le front. C’était prévisible, je suis incorrigible à ce niveau.
ReLIRE est une opération scandaleuse, opérée dans le plus grand silence médiatique, et qui permet (rappelons-le, au besoin?) à l’État de se saisir de livres épuisés, mais dont les auteurs sont, dans la majorité des cas, bien vivants. Ces ouvrages peuvent être cédés par l’organisme mandaté par l’État au premier éditeur (défaillant, puisque les livres sont indisponibles) ou à n’importe quel repreneur de son choix, sans demander l’avis de l’auteur, sans contrat, et de façon exclusive. Une nationalisation pure et simple, proprement dystopique, qui aurait semblé totalement impossible il y a encore dix ans.
J’ai bien évidemment fait immédiatement opposition à la saisie de mes titres par ReLIRE, mais la meilleure façon de les protéger durablement des pillards étatiques, c’est la réédition. Nous avions prévu cela de longue date avec Nitchevo, à partir du moment où certaines solutions d’impression hors circuit avaient commencé à se développer. Il aurait été absolument hideux de ma part, quitte à faire cela, de ne pas glisser dans la liasse quelques-uns des volumes qui dormaient dans mes tiroirs. Or, ces volumes sont passablement… nombreux.
Je n’ai jamais cessé d’écrire, contrairement à ce que certains lecteurs, confondant tragiquement écrire et publier, ont pu dire. Durant les années où je n’avais pas à me débattre dans les diktats éditoriaux, j’ai eu l’occasion de beaucoup travailler, et de le faire en toute liberté. Avec sincérité, donc, ce qui est pour moi, en littérature comme en musique, un élément absolument primordial.