Strauss, Stefan. Interview avec un spécialiste d’Albin Grau

Bonjour Stefan. Comment un spécialiste du webmarketing devient-il une figure de la recherche sur le cinéma muet et un expert d’Albin Grau ?

C’est une question que personne ne m’a jamais posée, mais c’est sans doute parce que vous êtes vous aussi du métier. J’ai commencé mes études en la matière en 1998, combinant des spécialités comme le cinéma et la télévision, l’histoire de l’art et la gestion. J’ai vu mon tout premier film muet à l’âge de 16 ans : Metropolis de Fritz Lang, et à partir de ce moment-là, j’ai été captivé par le cinéma muet. J’ai ensuite orienté mes études autant que possible vers les années 1920 à Berlin, en me concentrant sur l’expressionnisme et, si possible, sur l’ésotérisme. L’un des premiers travaux que j’ai rédigés au deuxième semestre à l’université portait sur Nosferatu, une symphonie de l’horreur.

Strauss, Stefan. Interview avec un spécialiste d'Albin Grau

J’ai rapidement compris une chose à l’université : il était académiquement souhaitable de renouveler sans cesse son travail en élargissant le champ de recherche, créant ainsi une nouvelle base pour des travaux ultérieurs. J’ai révisé et prolongé ce travail à quatre reprises, jusqu’à ce qu’il me conduise à mon mémoire de licence, puis finalement à mon doctorat. J’ai écrit mon mémoire de master sur un autre sujet, mais ma licence et mon doctorat portaient sur ce thème, dans lequel je me suis spécialisé sur l’œuvre et la biographie d’Albin Grau.

Avez-vous découvert où et quand Albin Grau a lu Dracula pour la première fois, et dans quelle édition du livre ?

Malheureusement non. On sait très peu de choses sur son éducation, ses études et son service militaire. Sa vie commence à être documentée à partir de la fin de l’année 1919, quand il commence à travailler en tant que graphic-designer et artiste à Berlin. C’est peu de temps après qu’il rentre pour la première fois en contact avec le monde du cinéma. Les premiers documents qui traitent de sa carrière d’occultiste datent également de cette époque.

Pendant que je travaillais sur la première traduction allemande du roman, j’ai découvert qu’il avait été publié par un éminent éditeur allemand spécialisé dans l’occultisme, Max Altmann, qui était également le directeur du magazine Zentralblatt für Okkultismus. Existe-t-il, compte tenu de l’intérêt bien connu de Grau pour l’occultisme, un lien direct ?

Très tôt, Grau devient membre de la Pansophische Loge der lichtsuchenden Brüder, Orient Berlin, qui se revendiquait de l’influence de Rudolf Steiner et dont le lieu de rendez-vous se situait près de la maison de ce dernier, à Berlin. Sur le site allemand ZVAB (Zentrales Verzeichnis Antiquariatischer Bücher), le répertoire central des antiquaires de livres, il y a actuellement quelques copies de la revue de Max Altmann qui portent le tampon de la loge. Il s’agit néanmoins de numéros des années 1920, mais la loge a toujours eu – par l’intermédiaire de la librairie du frère Gregor A Gregorius (Eugen Grosche) — accès à tout le matériel occulte de son époque, et bien sûr à ce qui venait de Madame Blavatsky.

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Sait-on d’où vient l’intérêt marqué d’Albin Grau pour l’occultisme ? Je veux dire, il a intégré certains éléments occultes dans Nosferatu et était membre de plusieurs groupes comme la Fraternitas Saturni.

On ne peut que spéculer. Il y a eu une publicité pour le film Nosferatu, quelque chose qu’on appellerait aujourd’hui un publi-rédactionnel. Il s’agissait d’une publicité en pleine page présentée comme un article, intégralement illustré par Albin Grau. Das cet article, il explique qu’il a pour la première fois entendu parler l’histoire d’un vampire par l’entremise d’un de ses contacts sur le front. On ne sait pas, à l’heure actuelle, si l’anecdote est vraie. Ce que je ne peux qu’imaginer, néanmoins, c’est ce qu’à pu être l’expérience des horreurs de la Première Guerre mondiale, dont on a une idée uniquement au travers des films et des livres, comme À l’ouest rien de nouveau de Erich Maria Remarque. Quand on est confronté à la guerre des tranchées, aux attaques de gaz, et au combat au corps à corps, il y a de quoi douter de l’existence d’un dieu unique et juste, et matière à remettre en question son unicité et sa position dans le monde. L’expressionnisme, par son cri, reflétait la réaction des hommes face aux horreurs inimaginables qu’ils ont vécues sur le front, dans les dernières années du XVIIIe siècle. Un mouvement issu des innombrables esprits qui avaient déjà propulsé le mouvement occulte au cœur de la société. Renforcé par les expériences terrifiantes de la Première Guerre mondiale, je crois qu’il est tout à fait compréhensible qu’Albin Grau ait été amené à s’intéresser à ce sujet.

Grau est principalement mentionné comme directeur artistique de Nosferatu. Mais avons-nous des informations sur son implication dans le scénario, attribué à Henrik Galeen ? Comment Galeen, Grau et Murnau se sont-ils réparti le travail lors de la création de Nosferatu ?

Là aussi, on ne peut que spéculer. Ce que je peux dire, en revanche, c’est que parmi ces personnages, il ne faut pas omettre le partenaire d’affaire de Grau, Enrico Diekmann, qu’il a probablement rencontré dans la loge, parce qu’ils s’adressaient l’un à l’autre en tant que « frère ». Il faut aussi avoir en tête que le financement du film se fait à travers les cercles occultes. Le Baron von Grünau est une figure centrale dans la réalisation du film. Le choix du lieu revient totalement à Grau et Diekmann, peut-être même au Baron vin Grünau, tous trois venant du milieu occulte. A Galeen, on confie la réécriture du scénario de Dracula, mais quand on constate comment Albin Grau a méticuleusement choisi ses lieux pour ses décors et ses éclairages, c’est évident qu’il a dû ne serait-ce que structurer le script en binôme avec Galeen. De plus, les scènes extérieures sont complètement inhabituelles pour l’époque, car les tournages se faisaient en studio. Le scénario a donc dû être partiellement adapté à cette situation de prises de vue en extérieur, et a également été modifié de manière spontanée. Le fait que Murnau a fait des changements manuscrits au script de Galeen est documenté.

Mais ce que je trouve encore plus intéressant, c’est qu’il n’était apparemment pas impliqué dès les débuts du projet, et a rejoint l’équipe après coup. Il a certainement laissé sa marque, comme nous le savons clairement grâce à l’utilisation de peintures, telles que celles de Caspar David Friedrich ou de Georg Friedrich Kersting. Néanmoins, il n’était plus présent à la fin du tournage dans les studios de Berlin, et n’est pas présent sur la photo finale de production, où ne figurent que Grau, Dieckmann et le Baron von Grünau. Ma théorie est que Murnau a été approché par Albin Grau pendant que celui-ci travaillait sur Der Gang in die Nacht, parce que Grau avait illustré l’affiche, et travaillé sur la publicité du film. Ils peuvent aussi avoir fait connaissance quand la toute nouvelle société Prana-Films avait besoin d’un grand nom pour son premier grand film. Et peut-être que Murnau a en réalité été engagé uniquement « pour la forme », car il n’était plus disponible lors des derniers jours de la production, étant déjà contractuellement lié à la production de l’UFA pour Der brennende Acker. Je ne vais absolument pas minorer sa participation artistique au projet, mais pour moi il est clair qu’Albin Grau est l’esprit créative à la manoeuvre derrière Nosferatu.

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parmi les matériels promotionnels créés pendant la production de Nosferatu, il y a cet entretien célèbre avec Grau, que nous avons évoqué dans une question précédente. Dans cet entretien, il raconte une histoire de vampire qu’il a vécue en tant que soldat pendant la Première Guerre mondiale. Avez-vous trouvé davantage d’informations dans ses archives concernant cette anecdote et son intérêt pour le thème des vampires ?

Malheureusement non, comme je l’ai dit plus haut. J’ai difficilement trouvé des documents datant d’avant 1919. Néanmoins, j’espère qu’après la publication de mon livre, d’autres informations me seront fournies, et qu’on en sera peut-être davantage dans une édition ultérieure, comparé à maintenant.

Il existe de nombreuses enquêtes et affirmations concernant l’aspect juridique de la création de Nosferatu. Y a-t-il des traces de demandes officielles de Galeen, Grau et/ou Murnau pour adapter Dracula, ou ont-ils écrit leur propre adaptation ?

Non, je n’ai pas connaissance de requêtes effectuées par Galeen, Grau ou même Murnau envers la veuve de Stoker. Je ne crois pas que le terme adaptation soit juste dans ce cas de figure, parce que dans une perspective purement légale, j’appellerais ça du plagiat. C’était d’ailleurs l’avis de Florence Stoker, et le très documenté procès en Angleterre s’est terminé sur le verdict bien connu demandant la destruction immédiate du film Nosferatu : A Symphony of Horror. Ce qui d’un côté a abouti à la fin de l’entreprise Prana-Films, et de l’autre a une situation bizarre. Le fait que l’on connaisse encore le film aujourd’hui tient à ce qu’on ait trouvé des copies illégales qui ont été cachées pendant des décennies, et n’ont par chance jamais été détruites ou perdues. Autrement, on parlerait de Nosferatu — comme beaucoup d’autres films oubliés — comme un film perdu.

En 2011, vous avez publié Albin Grau : Biografie und Oeuvre, un livre basé sur vos recherches. Pouvez-vous résumer quelques-unes des découvertes que vous avez faites lors de l’écriture ? Je veux dire, à part certaines de ses esquisses pour Nosferatu, il semble que Grau soit une figure assez mystérieuse. Est-il prévu de traduire le livre en anglais ou dans d’autres langues ?

Quand j’ai commencé mes recherches pour ce livre, je n’en étais encore qu’à ma thèse de doctorat. A cette époque, je savais (comme le reste du monde, probablement) qu’Albin Grau avait écrit le script d’un film, fait quelques affiches publicitaires, et on lui attribuait aussi quelques portraits photos et une peinture à l’huile. À la fin de ma thèse, j’avais collecté près de 1800 images représentant la totalité de son œuvre artistique, et il s’agit là uniquement des œuvres jugées terminées, au sens où l’entend la théorie artistique. Avec une signature et dans des conditions de préservation suffisantes, au sein de sa succession. La totalité de ces documents est désormais dans une bibliothèque en Suisse, et offrira aux jeunes chercheurs l’opportunité de les exploiter pour leurs propres travaux. Et peut-être mentionner des éléments qui m’ont énormément surpris.

Strauss, Stefan. Interview avec un spécialiste d'Albin Grau

Déjà, Grau est né à Leipzig, a continué à y vivre pendant la Première Guerre mondiale, a ensuite déménagé à Berlin. Durant mes recherches j’ai pu échanger avec certains de ses descendants directs à Leipzig, qui se rappelaient tous très bien l’oncle Albin, mort dans les années 1970. Pouvoir échanger avec ses descendants a été quelque chose de très spécial pour moi.

Deuxièmement, ce n’est pas connu qu’il se soit installé en Bavière après la Deuxième Guerre mondiale, ou plutôt durant celle-ci. Il était un amoureux enthousiaste de la nature, qui a très tôt produit un film d’alpinisme avec Prana-Films, qu’il a probablement filmé sur le Massif de l’Empereur. Donc, dans les années 1920, il a appris à aimer et apprécier la région Bavaroise. 20 ans plus tard, il achète un petit lopin de terre et y construit une maison d’hôte avec sa femme d’alors, et nomme l’endroit du nom de cette dernière : La Pension Anna-Maria. J’ai pu me rendre personnellement dans la maison et la ville, et y effectuer des recherches.

La troisième chose qui m’a surpris, c’est que la meilleure situation économique qu’il ait connue dans sa vie remonte à la Deuxième Guerre mondiale. Là, il était architecte pour des salons consacrés aux technologies agricoles. Au plus fort de la pénurie, il a illustré des instructions permettant à la population allemande de convertir leurs moteurs à combustion en générateurs à gaz de bois. Il s’agissait avant tout de dessins techniques, mais aussi d’informations graphiques, qui décrivaient des techniques complexes de façon très enfantine et simplifiée. J’ai trouvé des lettres entre lui et un de ses frères, dans lesquelles il décrit comment il a gagné une somme considérable pour la Zeuch wood gas generator company, alors qu’il essayait de retourner au monde du cinéma. J’ai déniché un total de 9 manuscrits écrits de sa main, qu’il a apparemment essayé à des compagnies de cinéma comme base à produire. L’un de ses scripts se nommait Nürnberg, et nous sommes tous conscients de l’importance de cette ville pour le Troisième Reich. Il y a également le personnage de Palm, qui a un sens particulier dans le contexte du Reich. Il s’agissait là des sujets abordés par ses manuscrits, de quoi en déduire qu’il a essayé de passer outre la censure. Néanmoins, son dernier contact avec l’industrie du cinéma que j’ai pu prouver date de 1925, pour la production UFA intitulée Pietro, der Korsar. Il s’est occupé des décors en tant qu’architecte. Les costumes et la totalité du bateau utilisé des Pietro ont été créés par lui. Après cette date, il n’y a pas de contacts vérifiables avec l’industrie du film.

Permettez-moi d’ajouter une chose concernant Albin Grau. Je continuerais probablement d’effectuer des recherches sur celui-ci toute ma vie. J’ai la chance d’avoir en ma possession certains de ses toiles et objets personnels. J’enjoins tous les lecteurs de cette interview qui auraient des informations ou des éléments en leur possession de me contacter de la même façon que vous, via le site https://albingrau.strauss-media.de.

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