Poussée à bout par la rage et la frustration, au mépris des conséquences sur sa survie, Julia Sowinski brise les jambes d’un ancien vampire que son activité de pourvoyeur d’information rend intouchable, consciente qu’il est le nœud d’une conspiration à l’échelle des plus hautes autorités vampiriques de la cité.
Cette banale besogne achevée, notre héroïne rentre chez elle et se concentre sur l’essentiel : faire un esclandre à sa compagne parce que celle-ci lui prend ses fringues pendant ses absences.
Attendez… Quoi ?
Vampire : la Mascarade. Shadows of New York est une extension et, dans les faits, une suite, au jeu Coteries of New York du studio polonais Draw Distance paru l’année précédente. C’est aussi l’équivalent de dix heures de mon existence que j’aurais préféré consacrer à quelque chose de plus intéressant, comme faire l’inventaire des graviers de mon jardin, par exemple.
Comme son prédécesseur, il s’agit d’un visual novel ou fiction interactive consistant à dérouler une narration en y effectuant des choix de dialogue sur un fond d’illustrations des environnements et des protagonistes.
Cette fois, le personnage est imposé au joueur, permettant ainsi d’incarner un avatar plus développé, moins générique et plus contraignant qu’auparavant, en la personne de Julia Sowinski, ci-devant journaliste nouvellement transformée en vampire du clan Lasombra et, à ses heures perdues, insupportable connasse arrogante et nombriliste.
L’intrigue prend à nouveau place dans un New York fidèle aux événements les plus récents présenté dans la dernière édition en date du jeu de rôle sur table. Entre autres, le clan Lasombra a rejoint, en payant le prix fort, leurs anciens ennemis de la société vampirique dominante, la Camarilla, devenant ainsi des membres légitimes de celle-ci tout en restant des parias à la loyauté toujours mise en doute.
C’est pourquoi l’arc narratif de Julia est assez solide, en sus de donner l’occasion de jouer une faction souvent sous-représentée dans les adaptations de La Mascarade.
Journaliste talentueuse, nous dit-on, Julia voit sa carrière s’écrouler brutalement et son quotidien devenir invivable. Exercice de sélection pervers et darwinien orchestré en sous-main, cette ordalie s’achève par la transformation de l’héroïne en vampire par un mystérieux personnage aux motivations incertaines (qui disparait du scénario une fois sa tâche accomplie, ce qui évite une explication compliquée aux auteurs que je soupçonne dès à présent de paresse). À la suite d’une ellipse de plusieurs mois, nous retrouvons la protagoniste dans une position précaire de représentante de son clan à New York, honneur de façade permettant de placer une nouvelle-née dans une situation symbolique mais inoffensive. Quand le leader du mouvement anarch, principal adversaire du pouvoir de la Camarilla dans la cité, est découvert mort dans d’étranges circonstances, les autorités vampiriques mandatent Julia pour mener l’enquête, neutralisant ainsi un encombrant élément en l’envoyant vers une évidente chasse au dahu, et pourquoi pas au casse-pipe. Partiellement épaulée par Qadir Al-Asmai, taciturne garant de la sécurité et de la justice de la société vampirique de la ville (et résolument l’un des personnages les mieux écrits), Sowinski remonte la piste de cette mort suspecte jusqu’à plusieurs individus issus de la trame de l’opus précédent : les membres de la coterie de l’ancien protagoniste, chacun parti de son côté depuis, et un influent Nosferatu détenant un réseau de trafic d’informations, par là acteur majeur de la politique locale. Parallèlement à son investigation, Julia doit mener une vie sentimentale tumultueuse avec Dakota, son amante humaine, et une relation ambiguë à sa foi et à l’Église catholique. Ultimement, il apparaît, plus ou moins explicitement, que la disparition du puissant vampire est le fruit d’un accord peu orthodoxe entre les différentes factions, nullement prévu pour être révélé au grand jour. Selon les décisions que le joueur aura prises au cours du scénario, celui-ci s’achève par un mensonge avantageux pour tout le monde, enterrant hypocritement l’affaire, et le départ de l’héroïne vers la côte ouest en compagnie de sa compagne, ou par une confrontation brutale permettant à Julia, en créant un bouc émissaire, de faire chanter les membres du pouvoir vampirique afin d’obtenir une position parmi eux, au prix de la mort de son amante, montrant ainsi sa descente sociopathe dans l’inhumanité propre aux vampires en général et aux Lasombra en particulier.
Il ne serait que peu utile de s’attarder sur ce scénario : comme c’était le cas du premier volet, il s’agit d’un synopsis assez linéaire, qui pose plusieurs problèmes narratifs sur lesquels nous reviendrons, et que l’on peut, selon le point de vue, considérer comme simple donc efficace (en étant magnanime) ou pauvre et simpliste (en étant réaliste). En tout état de cause, l’intrigue ne représentera pas un étalon pertinent de jugement, puisque ce jeu semble avoir beaucoup divisé ceux qui y voient une forte narration et des personnages crédibles et ceux, dont je fais partie, qui y voient une œuvre bancale, irritante et ennuyeuse.
Fidèle à mon habitude, je tâcherai de souligner les éléments positifs de l’ensemble. Ils sont, dans le cas présent, fort rares. Quelques personnages sont convenablement écrits, mais ceux-ci sont en minorité. D’autres, plus anecdotiques, reposent sur un concept intéressant (tel un ancien vampire paralytique et muet s’exprimant au travers d’un humain faisant office de marionnette). Une fois encore, les visuels en peinture numérique sont splendides, quoiqu’on regrette le réemploi de trop nombreux décors de Coteries of New York. L’environnement sonore reste qualitatif, et quelques pistes musicales réussissent même à être véritablement prenantes (comme celle de l’écran-titre, assez inspirée). Un système de traits de caractère spécifiques au personnage principal, destiné à trancher entre deux dénouements possibles, acquis au gré de nos choix d’attitude ou d’action, semble intéressant, bien qu’il se révèle par la suite plus que décevant. Le clan Lasombra détenant une forme de pouvoir sur les ombres, quelques éléments visuels utilisent assez finement la présence à la fois inquiétante et utile à l’enquête d’apparitions fantomatiques dans les décors, mais s’avèrent, en fin de compte, fréquemment assez gratuits. Bref, même à chercher des points positifs, il me faut les nuancer pour la plupart.
En revanche, il y a beaucoup, beaucoup à dire quant aux défauts. À commencer par le principal problème de cette œuvre, qui a pour nom Julia Sowinski. Et c’est ballot, parce que c’est notre personnage, et que nous sommes coincés avec. Cette héroïne – faute de terme plus approprié – est simplement insupportable. Pas une minute je n’ai apprécié l’incarner. Il s’agit ni plus ni moins d’une pimbêche prétentieuse (dès son vivant, et la transformation en vampire n’arrange rien), qui se pense beaucoup plus intelligente qu’elle ne l’est et que ceux qui l’entourent, sans que jamais ses actes ou décisions ne confirment ce postulat. C’est bien un défaut d’écriture : les auteurs, qui maladroitement tentent de dissimuler cela derrière un prétendu cynisme blasé, sont tombés dans le piège de lui faire répéter à l’envi combien elle est fine et clairvoyante sans jamais le montrer concrètement. L’enchaînement ad nauseam de références au cinéma Z, de pop culture volontairement obscure, de psychologie de comptoir et de psychanalyse mal digérée, de considérations moralisatrices sur la pandémie et de conspirationnisme foireux tiré explicitement de citations de réseaux sociaux montre à quel point les scénaristes sont passés à côté de leur personnage. À la place du darwinisme obsessionnel et inhumain propre au clan Lasombra dans l’univers original, on incarne une nouvelle-née manipulée et méprisée par ses congénères, qui dans son arrogance s’imagine être suffisamment importante pour que son incompétence s’explique par la volonté de plus puissants qu’elle de la faire échouer. Un parfait profil pour se lancer en politique.
Cette volonté de présenter Julia comme une infâme Mary Sue incomprise (et rappelons-nous que si vous êtes seul à vous penser incompris mais que le reste du monde favorise l’hypothèse que vous êtes un connard, c’est probablement la majorité qui a raison) saborde jusqu’à certains thèmes pourtant essentiels dans une histoire de vampires, notamment la prise de conscience de sa nouvelle nature et la nécessaire durée d’adaptation à la non-vie, ici reléguées à une ellipse et au passage lourdaud du tailleur à un look gothique, comme si cela lui avait été naturel.
Certes, la contrainte est fructueuse, y compris quand il s’agit d’incarner un personnage, et l’on pourrait charitablement juger que les travers du protagoniste sont imposés volontairement au joueur, tant pour lui proposer un défi d’interprétation que pour sortir d’un modèle de héros trop vide ou trop lisse. Je crains qu’il n’en soit rien, car tout cela me semble rigoureusement issu de mauvaises raisons. J’ai le sentiment qu’un certain nombre de cases obligées ont voulu être cochées par les créateurs pour servir un propos idéologique, à la façon d’une production Disney : les deux personnages censément positifs se doivent d’être homosexuels, véganes (pour celle qui est restée humaine), obsédées par la couleur de peau (l’une accuse l’autre de « white single-femaling [her] »), et, bien entendu, les mâles sont toxiques et prédateurs, les femmes perdues et victimes, en attente de l’illumination de l’empowerment apportée par l’héroïne. Cette écriture juvénile et donneuse de leçon va jusqu’à polluer d’importants personnages de l’univers canonique de La Mascarade. Ainsi, Katherine Weiss, alias Ekaterina la sage, vampiresse presque millénaire, modèle d’adaptabilité et de survie, est ici reléguée à débiter des banalités dignes d’un coach en développement personnel et va jusqu’à insulter le connaisseur en comparant le crêpage de chignon d’antipathiques connasses à la chute de Carthage.
Mais que seraient de mauvais personnages sans un mauvais jeu ? Nombre de mécaniques narratives sont en effet insatisfaisantes. Des options de dialogues sont parfois proposées sans contexte, impliquant des décisions à l’aveugle (parce que dénués d’impact) ; au contraire, certains choix se font entre trois lignes identiques (dont les remarquables « … », « … » et « … » ou « Fuck you. », « Fuck you ! » et « FUCK YOU ! ») ; les trames secondaires à l’intrigue ne montrent aucun lien logique avec l’ensemble, laissant une vive impression de remplissage ; un choix pris au début du jeu peut provoquer un game over (sans possibilité de sauvegarde) totalement arbitraire, qui sonne comme une sorte de punition pour le joueur qui serait en désaccord avec les auteurs quant à la façon d’interpréter leur propre personnage ; le système de traits de caractère, acquis au gré des décisions prises, pourtant intéressant a priori, est parfaitement opaque, et d’autant plus malvenu qu’il conditionne le dénouement, rendant celui-ci quasiment aléatoire (et il est certain que je ne m’imposerai pas une seconde partie pour satisfaire ma curiosité ou par perfectionnisme). Le mécanisme de la nécessité de se nourrir de sang à intervalles réguliers a simplement été supprimé, une brillante idée au vu du thème du jeu, et les possibilités d’utiliser ses pouvoirs surnaturels sont rarissimes (trois fois en tout et pour tout durant les dix heures environs de ma partie) : j’en suis rapidement venu à oublier que j’étais censé incarner un vampire.
Parallèlement, la maîtrise des ombres propre au clan Lasombra fait office de pourvoyeur de deus ex machina, incompréhensibles au joueur comme au personnage, et ne permettant paresseusement que de faire avancer une enquête trop mal construite et trop complexe pour la sagacité d’adolescente de la protagoniste pour qu’elle puisse progresser autrement. Sur ce sujet, on remarquera également que toutes les actions substantiellement constructives sont faites par des tiers, tout cela révélant le défaut majeur de ce titre : l’absence quasi complète d’agentivité du joueur. Aucune action n’a de conséquence, aucune décision n’est factuellement prise. C’est bien d’un roman (voire d’une romance), où un clic de souris remplace la tourne de page, qu’il s’agit, plus que d’un jeu. Et pour tout dire, l’échec est aussi patent en tant que roman : les interactions laborieuses et inutiles touchant à la vie sentimentale lamentable d’une héroïne antipathique l’emportent sur l’enquête et les jeux de pouvoir que l’écriture tente de vous convaincre être au cœur du récit ; comme dans l’opus précédent, le pacte de lecture n’est pas respecté et l’intrigue est brutalement résolue par des éléments ad hoc dont ni le joueur ni son avatar n’ont été informés en temps voulu, et ce pour atteindre un dénouement à la fois frustrant, inintéressant et incohérent.
Je m’attelai à rédiger une chronique sur un jeu de vampires. J’arrive à la conclusion qu’il ne s’agit pas d’un jeu, et qu’il n’y est pas question de vampires. Je dois émettre l’hypothèse que Vampire : la Mascarade. Shadows of New York a été une perte brute de temps.