L’équipage du Demeter termine d’embarquer les caisses de terre qui lui ont été confiées et lève l’ancre pour l’Angleterre. Au moment où le bateau quitte le port, un cavalier arrive bride abattue à Varna, trop tard pour s’interposer. Jonathan Harker, qui a été l’invité de Dracula durant quelques jours, a été informé que ce dernier est un vampire, et qu’il voit en Lucy, sa fiancée, la réincarnation d’Ilona, son épouse morte près de 400 ans auparavant. Après quelques semaines de traversée, Dracula et les deux femmes qui l’accompagnent mettent le pied sur le sol anglais.
Les liens qu’entretiennent la BD italienne et la figure du vampire sont relativement anciens. Dans les fumetti des années 1960-1970, la dimension mortifère et érotique du vampire était régulièrement exploitée par les dessinateurs et scénaristes. Le vampire y trouve un creuset graphique, au croisement entre libération sexuelle, cinéma de genre et neuvième art. Dracula y est ponctuellement convoqué, le personnage apparaissant dans Zara, le roman étant adapté à la sauce érotique dans les numéros 11 et 12 de Terror. Ce Dracula : L’ordre des dragons est la traduction d’un album publié en 2022 par Lo Scarabeo, un éditeur italien spécialisé dans les beaux livres et les tarots. Au scénario, Marco Cannavo, actif dans le monde de la BD italienne depuis 2013. Il a notamment travaillé sur les séries Crom et Dylan Dog, avec Sergio Toppi. En 2022, il écrit coup sur coup des adaptations de Dracula et de Frankenstein, pour le compte de l’éditeur Lo Scarabeo. C’est Corrado Roi qui en réalise la partie graphique. Le dessinateur est un des anciens du circuit, et une des figures de l’éditeur Bonelli, avec à son actif des titres comme Martin Mystère, Dylan Dog, Tex ou encore Dampyr. Les deux auteurs ont aussi travaillé ensemble sur la préquelle de Druuna, Le Commencement.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce Dracula l’Ordre du dragon n’est pas une adaptation fidèle du texte de Bram Stoker. Dès l’ouverture de l’album, qui se fait lors de l’embarquement des caisses du Demeter, le scénariste montre sa prise de distance. Harker est ainsi libre de ses mouvements, même s’il arrive trop tard pour arrêter le bateau. Les auteurs choisissent en effet de suivre la direction générale du récit sans pour autant respecter celui-ci à la lettre. À ce niveau, on sent notamment l’influence du Dracula de Coppola, auquel Marco Cannavo emprunte l’idée de l’amour réincarné. La galerie de personnages plus resserrée, le cadre principalement anglais et une inversion (en partie) de Lucy et Mina pointent également vers la pièce de théâtre. Reste que ces inspirations ne sont pas une fin en soi pour les auteurs, qui veillent à injecter leur vision à l’ensemble. En complexifiant par exemple les antagonismes, par l’entremise du background supplémentaire donné à Lucy. Certains choix ne m’ont pas totalement convaincu (les méthodes de Van Helsing, qui renverraient presque à Frankenstein), mais le récit se déroule sans temps mort.
De fait, la vraie force de ce Dracula, c’est sans nul doute le dessin de Corrado Roi. Le style employé par l’auteur jette une aura de noirceur palpable à l’album. Roi est souvent comparé à Dino Battaglia, et à parcourir les planches qu’il propose ici, difficile de ne pas y penser. Les lavis en noir et blanc permettent de souligner l’onirisme horrifique de l’histoire, matière à donner corps à l’érotisme mortifère au cœur du texte. Les influences sont là aussi palpables (Dracula en chauve-souris est une allusion à peine voilée au Coppola, certains jeux d’ombre renvoient à Nosferatu…), mais le dessinateur parvient à leur insuffler une personnalité propre.
Si l’idée que Lucy est la réincarnation d’Ilona s’impose dès les premières pages de l’album, le Dracula imaginé par Cannavo et Roi n’a pas grand-chose de l’aura baroque et romantique du film de Coppola. Le récit se cristallise autour d’une lutte pour le pouvoir et l’immortalité. Du côté de Dracula, il y aura la révélation que tout ce qu’il croyait — et l’origine de son mal – est tout autre. Et sa relation avec Ilona-Lucy prendra une tournure plus fratricide. On verra également quelles capacités renferment le sang des vampires, et la chute procède d’un nihilisme palpable. Le récit est dans le même temps une histoire sur la corruption, celle du sang, mais aussi celle de l’époque contemporaine, entre politique et argent. C’est cette corruption qui devient le centre des envies d’Ilona.
L’adaptation du roman de Stoker proposée par Cannavo et Roi est intéressante en cela qu’elle puise dans le matériau original (et ses variations cinématographiques) tout en essayant d’offrir une lecture innovante. Si le scénario n’est pas parfait de bout en bout (certains rebondissements sont abrupts, et auraient mérité à être davantage développés pour être pertinents), le dessin vaut à lui seul l’achat de l’album.