À côté des fantômes, vampires et autres loups-garous, la goule peut sembler faire pâle figure. Pour autant, la créature est une des plus anciennes dont se soit emparée la littérature de fiction. Si les mythes tendent à faire remonter sa naissance à l’époque mésopotamienne, c’est au travers de la première traduction des Mille et Une Nuits que la créature mangeuse de chair s’est fait connaître dans la littérature occidentale. Jacques Finné, qui s’était déjà intéressé au sujet dans la triple anthologie Trois saigneurs de la nuit (parue chez Néo) propose ainsi avec Femmes de sang une anthologie qui retrace le devenir littéraire de la goule, depuis la première traduction de l’incontournable recueil de contes arabes jusqu’à une longue nouvelle de Gaston Compère. Et parachève le tout par une postface qui donne le ton à son essai sur le sujet, également paru chez Terre de Brume.
Très régulièrement amalgamée avec le vampire, la goule est une créature à part dans le panthéon des monstres de la littérature fantastique. Il s’agit d’une créature de chair et de sang qui se nourrit de chair, qu’elle puise la plupart du temps à même les cadavres. Si j’avais bien conscience de la différenciation entre goules et vampires, cette anthologie m’aura permis de prendre davantage conscience d’éléments qui parasitent son étude en tant qu’objet littéraire. Car si les textes des Mille et Une Nuits que réintègre ici Jacques Finné sont souvent intégrés aux anthologies littéraires sur le vampire, c’est en gommant toute possibilité pour ce nécrophage qu’est la goule de s’exprimer. D’autant que sa descendance littéraire, passé ses premiers rôles, subit le même traitement. Ainsi La Vampire bien connue de Hoffman dont le titre original est Hyènes, et qui s’avère elle aussi rattachée à cette figure fantastique plus qu’aux buveurs de sang qu’on connaît (ce que valide sans hésitation la description de la créature dans le dit texte).
Les deux premiers textes du recueil, «L’Histoire de Sidi Nouman» et «L’Histoire du Ghoul» partagent des racines orientales (tous deux sont issus de traductions des Mille et Une Nuits), tout en se démarquant au niveau du ton. La traduction de Galland est connue pour avoir autant édulcoré le propos d’origine que pour l’avoir fortement complété (lui adjoignant de nombreux contes et récits collectés à part). En cela, la traduction de Mardrus se veut plus fidèle au recueil original, mais c’est aussi l’un des principaux reproches faits à cette version, qui pousse beaucoup plus loin l’érotisme. Les deux textes mettent en scène une goule qui arrive relativement bien à se fondre dans la société humaine, si ce n’était ses penchants carnassiers. Pour autant, elle veille à oeuvre de manière discrète, et se repaît uniquement la nuit. Dans le deuxième texte, la créature possède un caractère quasi-démoniaque : on la présente comme battant la campagne pour perturber le quotidien des mortels.
Changement de décor avec «Hyènes» de E.T.A Hoffman, dont on a déjà parlé sur le site, à l’occasion de sa dernière réédition chez Sirius, sous le titre (aussi habituel qu’erroné de «La femme-vampire»). L’introduction de Finné permet mieux de comprendre le pourquoi du comment, et d’apprécier plus à propos le texte, abusivement rattaché au vampire. Si le terme goule n’est jamais mentionné, la conclusion de la nouvelle est fortement similaire à la découverte de la Goule dans «L’Histoire de Sidi Nouman», et présentée là aussi comme une créature mangeuse de chair morte.
Petit bémol concernant le texte «L’inconnue» de Guy de Maupassant. Si j’apprécie le texte en soi, et éprouve un attachement fort à la bibliographie de l’auteur, le texte ne me semble que très éloigné des préoccupations du recueil. Finné explique les raisons de son choix en ouverture du texte, et sur les aspects de la prédation féminine, certains éléments sont défendables, mais on est très loin de la teneur fantastique/horrifique rattaché à la créature, et peut-être davantage à la lisière du vampire.
«Amina» d’Edward Lucas White est un des premiers textes occidentaux à mettre en scène la créature. Très typé pulp (on suit les pérégrinations d’un petit groupe de personnages perdus dans un désert qui regorge de nécropoles), on y fait face à une goule à nouveau capable de faire illusion en société, pour peu que ne s’attarde pas aux détails (ses dents, mais pas que). Rien détonnant, au vu de l’ambiance du texte, d’apprendre que S.T. Joshi (spécialiste mondialement reconnu de l’oeuvre de Lovecraft) lui a consacré une notule dans un essai consacré au Weird Tales. En ce qui concerne ses caractéristiques, la goule semble ici se revendiquer comme appartenant à une communauté, est en mesure de procréer. Elle semble également vulnérable aux balles.
«Emina, Zibeddé et l’Aubergiste» de Seymour Brilioth est à mon sens un des meilleurs textes du recueil. La longue nouvelle a également pour elle de faire (à nouveau) le pont entre la naissance orientale de la créature et son occidentalisation par le biais de la fiction. Le texte est très intelligent construit (j’aime beaucoup les textes où se mêlent différents points de vue), et la chute finale casse une chute qu’on pouvait croire attendue. Ici à nouveau, la goule se fait femme, séduisante, mais non moins avide de chair. Et là aussi, c’est à la faveur de la nuit qu’elle se nourrit, même si la chair fraîche lui est tout aussi appétissante que celle des cadavres.
«Léonora» de Jon Craig est un texte plus moderne (1992) qui met en scène une série de crimes anthropophages, relié à un cimetière. La créature n’est jamais nommée goule, mais ses penchants attestent de la filiation du texte avec la figure fantastique. Le texte entrecroise plusieurs axes narratifs, qui finissent par se fondre en un seul. Le basculement final semble ici montrer que la morsure de la goule se transmet comme un virus. Une fois de plus, elle ne se montre qu’à la nuit tombée.
C’est enfin «Chacun son goût» de Gaston Compère qui clôt la partie fiction de l’anthologie. L’auteur n’est pas un inconnu pour les amateurs de bêtes à crocs, vu qu’il a publié plusieurs nouvelles sur le sujet (en partie, reprise dans les anthologies Trois saigneurs de la nuit, sachant que le présent texte fait parti du lot), et un roman, In Dracula Memoriam. Chronique vampirique vénitienne, parisienne et condruzienne. Pour autant, cette fois c’est bien face à des penchants goule-esque que nous met face l’auteur (même si un vampire est également mis en scène). C’est un texte relativement burlesque, qui met en scène la goule comme un subordonné au vampire. Ici, la créature semble davantage apprécier la chair tendre et fraîche que celle des cadavres.
Jacques Finné termine son anthologie par une postface qui met la goule au rang des créatures importantes de l’horreur, aux côtés des fantômes, garous et autres vampires. L’auteur y revient sur les caractéristiques de l’entité anthropophage, s’adossant aussi bien sur les textes qui constituent ces Femmes de sang que sur d’autres nouvelles et romans, preuve de l’existence d’une réelle (mais méconnue) tradition littéraire à ce sujet. Un avant-goût de l’essai publié quelques mois plus tard chez Terre de Brumes, L’univers des goules : Chronique d’une mal-aimée, qui propose une analyse complète de la figure fantastique.
Régulièrement amalgamée avec le vampire, en rattachant au corpus du buveur de sang des textes mettant en fait des goules, il aurait été dommage de ne pas mettre en lumière cette anthologie inattendue qui poursuit le travail ébauché à son sujet dans la triple anthologie initialement publiée chez Néo. Le traducteur-anthologiste propose ici une sélection ne sacrifiant ni aux incontournables premiers pas, ni au détournement humoristique, ni à l’horrifique. À découvrir !