Collectif, dirigé par Yves Letort. V.

Yves Letort est un nouvelliste accompli, ayant publié pour des revues comme Le Visage Vert ou le Novelliste. Il est également l’auteur d’un recueil au sein duquel sont regroupées des nouvelles se déroulant dans un même univers : Le Fleuve (qui donne son titre au livre). Le fort, son seul roman à ce jour, est sorti aux éditions de L’Arbre Vengeur. Pour V., il troque la plume pour la direction d’ouvrage, ayant à cœur de sélectionner des histoires qui bousculent le carcan de la figure du vampire. Son avant-propos permet de mieux cerner les choix faits sur cette anthologie, et la teneur de celle-ci.

Le premier texte du recueil, « Bloodkovski », est signé par Benjamin Desmares. L’auteur était jusque-là connu pour le diptyque La tribu des désormais, une anticipation plutôt orienté jeunesse. Son récit nous amène à suivre la vie tumultueuse de Jacek, un vampire d’origine polonaise échoué en France. Avec son penchant pour l’alcool et le laisser-aller dans lequel il se complaît, ce dernier ne peut plus guère s’attaquer qu’à des personnes esseulées… telles que lui. Une nouvelle qui met en scène un vampire n’ayant pas plus de respect pour lui-même que pour les codes qui régissent la survie des siens. Il y a un peu d’ADN Anne Rice là-dedans, notamment dans la relation qu’il entretient avec Sandor, son créateur. Sous la nonchalance du personnage, le lecteur finit par découvrir une blessure profonde, que Jacek porte comme un fardeau. Quelques idées intéressantes, enfin, quant à la manière dont le protagoniste traite les corps de ceux dont il se nourrit.

Florent Liau prend la suite avec « Heureux les affamés de justice ». L’auteur a déjà une poignée de nouvelles à son actif. Rapidement, le lecteur comprend qu’il est aux côtés d’un condamné à mort, alors que se présentent dans sa cellule ceux qui vont l’accompagner sur le lieu de son exécution. Le texte met quelques pages avant de révéler sa part vampirique, qui évite la dimension surnaturelle (même si le personnage fait le lien avec l’Europe de l’Est via son patronyme) : le protagoniste a tué par attrait pour le sang. Le final surprend, parce qu’il y a la l’idée d’une justice sanguinaire, avide de la souffrance de ceux qu’elle décide de retirer définitivement de la société. D’un côté il y a les exactions de Nicolescu, le personnage central, de l’autre la violence que lui renvoie le système.

« Les Vampires Anonymes » de Jean-Hugues Oppel met en scène un groupe de discussion entre vampires en plein confinement. Matière à confronter les points de vue de tous ces buveurs de sang, transformés à des moments bien dissemblables, et ayant à ce titre des philosophies de vie. Si les plus anciens regrettent l’époque où ils pouvaient agir plus librement, et choisir leurs proies de manière plus sélective, les plus jeunes ont des envies et attentes bien différentes. Reste que se nourrir est rendu difficile à tous au vu des confinements que subissent un peu partout les hommes : comment débusquer une victime quand les vivants doivent se cloitrer à la tombée de la nuit ? Une nouvelle qui s’ancre avec un certain humour dans une réalité des plus récente. L’auteur est un vieux briscard de la littérature de genre. Il a fait ses premières armes dans la Série Noire en 1983 avec Canine et Gunn (co-écrit avec Philippe Dorison), suivi d’une vingtaine de romans en solo, principalement dans le registre du polar. Matière sans doute à expliquer l’origine sociétale et l’ancre du texte dans une certaine contemporanéité.

« Atalef » de Céline Maltère est un de mes textes favoris du recueil. On y suit la vie d’une jeune veuve dont le quotidien est bien morne depuis que son mari a mystérieusement disparu. Jusqu’au jour où une femme troublante s’invite dans son existence, sans que cela ne surprenne ni ses animaux de compagnie ni ses domestiques. Sous certains aspects, il y a là un ADN proche du Carmilla de Le Fanu. Mais l’essence même de l’invitée ne sera révélée qu’à la toute fin du récit, et en appelle à des mythes bien plus anciens… et au patronage de l’astre lunaire. Très belle plume, au passage. Céline Maltère a déjà quelques faits d’armes qui flirtent avec la littérature ès vampire. Elle a ainsi écrit Les cahiers du sergent Bertrand (2015), un recueil consacré au vampire du Montparnasse.

« Au Club des Chirurgiens » de Patrick Denieul est au croisement de plusieurs thématiques et personnages : Oscar Wilde, Jack L’Éventreur, l’époque victorienne et la genèse des grands textes vampiriques (notamment Dracula et Le Vampyre). L’auteur s’amuse de ces différentes matières, se les appropriant de façon efficace. L’ensemble à la carrure d’un scénario pour films porte-manteaux de la Amicus, avec une petite touche de gore en plus. Preuve qu’il est possible de faire du neuf avec des éléments pourtant bien rabâchés. On peut gloser sur le respect des personnages historiques, mais le texte est à mon sens bien ficelé. Patrick Denieul a déjà plusieurs récits longs et recueils de nouvelles à son actif, dans une production qui témoigne autant d’un intérêt pour l’imaginaire breton que pour la littérature populaire du début XXIe (Belphégor en tête).

« La marche de la longue nuit : une demi étoile » de Sandrine Scardigli prend la suite. On connaissait céans l’autrice comme tête pensante chez Glyphe (même si elle a aussi publié un roman en 2017), on la découvre ici par sa plume. Sa nouvelle me touche tout particulièrement, mettant en scène un chroniqueur web spécialisé dans les histoires aux dents longues. Après avoir descendu en flamme l’énième livre d’une autrice qui semble être obsédée par le thème, il va lui ouvrir sa porte… et peu à peu comprendre que l’inspiration de celle-ci pourrait être beaucoup plus réelle que le sujet ne le laisse à penser. Le récit propose une amusante variation sur le lien entre victime et prédateur.

« Anesthésie, ou boire à la source » de Didier Pemerle prend la suite avec un texte d’anticipation dans une ambiance kafkaïenne. Victor, le protagoniste principal, attend sa mère centenaire, laquelle a décidé de quitter Paris. Mais la personne que le taxi dépose à sa porte n’est pas sa génitrice. Victor va devoir se confronter à la réalité d’un monde qui ne semble plus tourner rond pour rétablir la situation… ou pas. La dimension vampirique véritable du texte ne se révèle qu’à la fin de l’histoire. Pour autant il y a aussi là l’idée d » une société vampirisée par le carcan qu’elle a érigé autour d’elle-même. On pense également à une sorte de Je Suis Une légende inversé. L’auteur est connu pour avoir traduit John Brunner et Norman Spinrad. Mais on lui doit aussi plusieurs romans et une poignée de nouvelles.

« Considérations sur l’épieu » de Taddeusz Hiddinko est pensé comme un mémo à destination de chasseurs de vampires en formation. C’est déjà une réflexion sur l’acte de destruction du vampire, et l’action de lui enfoncer un pieu en plein coeur. Dans le même temps, l’auteur propose des pistes aux aspirants chasseurs pour la fabrication et le port de l’arme incontournable dans leur lutte contre les créatures de la nuit. Le texte n’en oublie pas de s’inscrire dans son héritage, convoquant dans les dernières lignes la figure d’un chasseur bien connu, tiré du roman de Bram Stoker. Un texte certes très court (une page recto verso) mais pointu comme il faut ! L’auteur qui écrit sous le pseudonyme de Taddeusz Hiddinko n’a pas publié d’autres titres à ce jour sous ce nom.

Chantal Rabutin propose ensuite « Une correspondance ferroviaire ». On comprend vite qu’un échange épistolaire s’est mis en place entre deux protagonistes, même si on ne dispose que des lettres d’un seul des interlocuteurs. D’un côté Henry Karmer, qui se révèle progressivement être un vampire. De l’autre celui qu’on apprend répondre au prénom de Roger. Karmer se dévoile peu à peu au fil de ses missives, autant sur sa manière de vivre que sur les tenants et aboutissants de sa condition de vampire. Un texte qui s’impose comme une variation sur la relation déséquilibrée entre le vampire et sa victime. Dans le même temps, l’autrice en profite pour faire écrire à son vampire comment l’évolution de la société — symbolisée par le rail et l’amélioration des transports — a poussé son espèce à davantage se fondre dans la masse. La nouvelliste n’a jusque-là publié que deux textes, dont celui présenté ici.

« Casus Belli » de Sylvain-René de la Verdière est construit autour d’une histoire de voyage dans le temps. L’auteur insère la nouvelle dans le corpus des textes du Memento Temporis, un club d’aventuriers de l’étrange dont il se revendique. Le vampire — ici un broucolaque — est celui par lequel viendra la solution du problème que pose un voyageur du temps peu scrupuleux aux membres du club. Le nouvelliste en profite pour appliquer les thèses du Darwinisme à la figure du buveur de sang : comment ce dernier peut-il espérer survivre à la société contemporaine sans évoluer lui-même. Quitte à trouver une autre façon de se nourrir et assurer son immortalité. Le texte a dans le même temps un ancrage historique fort, à l’aube de la Première Guerre mondiale.

« Gode Dracula » de Dolmancé propose un pastiche porno de Dracula, sous la forme d’un script pour un film de 50 minutes. On y apprend que Van Goding (!) a découvert que les pieux (et les crucifix) ne permettent plus de lutter efficacement contre les vampires. Il va falloir avoir recours au godemiché. Depuis les noms des personnages (le comte Encula, Lord Godanplug) jusqu’à certains moments phares du texte de Stoker (l’attaque de Lucy), l’auteur n’a aucune limite. Il propose une relecture où s’entrecroisent scènes porno lesbiennes, hétéro et gay. Manière de laisser s’exprimer frontalement les sous-tendus sexuels du roman original ? Dans le genre, j’ai malgré tout préféré L’Autre Dracula de Tony Mark, plus porno chic que porno choc. Sous le même pseudonyme, Dolmancé a également signé Petit lexique savant et impertinent des mots du sexe.

« Vampires de Craie » de Léo Kennel ne révèle réellement sa teneur que dans les derniers paragraphes. On y suit un personnage séparé des siens pour mener à bien des travaux de terrassement. Pour autant, progressivement, le protagoniste perd la mémoire, et avec sa langue son passé, se limitant à la tâche qu’on lui a confiée et à un destin répétitif. Au final, une variation originale sur la figure du vampire, qui s’article sur un récit d’anticipation glaçant. À nouveau, le vampire ne se nourrit pas ici de sang, et ses attributs sont à la fois limés et contraints (par les médicaments). L’auteur a déjà une petite dizaine de nouvelles à son actif et a publié deux romans, dont le récent Wohlzarénine (2020), chez Flatland.

« Vegan ou le vampire qui n’aimait pas le sang » est une nouvelle de Pierre Laurendeau, un habitué du sujet. On lui doit en effet d’avoir co-écrit (sous le nom de Pierre Charmoz et en duo avec Studio Lou Petitou) deux romans ès vampire, chez Sous la Cape : Le Vampire de Wall Street et La Canine Impériale. « Vegan » est un texte à la fois drôle, absurde et sensuel, qui s’intéresse à un jeune vampire qui sort de la norme : il ne se nourrit que du sang… des végétaux. Ce faisant, il ne peut que tourner le dos aux siens, son régime lui évitant les limites qu’impose la consommation de sang. Un texte qui prend dans le même temps racine dans le cimetière du Père Lachaise, en explorant certaines tombes mythiques.

« Gris des Épines » de Nicolas Liau est un texte résolument noir. Le récit se focalise sur Gris des Épines, un jeune enfant abandonné par son père au décès de sa mère, et qui doit sa survie aux bons soins d’une colonie de tiques. La figure du vampire est bien présente, tapie dans les replis du texte, sans jamais dire ouvertement son nom. Il y a là l’idée du goût du sang, devenu nécessaire à la vie, de même que l’immortalité. Sans dialogues, mais avec une force visuelle redoutable, le texte m’a fait penser au Blood de J.M. de Matteis. Quelque chose dans l’approche qui rappellerait le conte (sans jeux de mots). Nicolas Liau est un grand habitué de la forme courte, avec plus de cinquante nouvelles éditées depuis 2001. Une partie est présente sous la forme de trois recueils, l’auteur ayant également publié en 2012 une étude, Les Épouvantails de Maufait, consacrée aux créatures fantastique du Berry.

« Hologramme » de Fabienne Leloup est une séduisante relecture du Carmilla de Sheridan le Fanu à l’ère du numérique. L’auteur s’approprie la tension saphique du roman, les personnages principaux de celui-ci se fondant dans ceux de la nouvelle. Au-delà de la sexualité, qui apparaît plus prégnante que dans le texte d’origine, l’autrice souligne la prédation de la créature pour sa victime, certes consentante, mais vite dépassée par la situation. L’approche est intéressante, la plume efficace. La nouvelliste a un roman à son actif, Soie Sauvage, mais déjà plus d’une vingtaine de nouvelles et poésies publiées.

« L’innommable » de Patrick Boman clôture le recueil. Un texte très court (une page recto verso), qui prend racine dans un champ de bataille, alors que le calme est temporairement revenu. Il y a une approche visuelle certaine à ce texte, à aller chercher du côté d’un Jérôme Bosch et ces visions infernales, dans l’image de ce cavalier aux orbites vides qui semble avaler les derniers reliquats de vie. L’auteur n’en est pas à ses premières armes sur le sujet, ayant lui aussi officié sous l’égide de Sous la Cape, avec le recueil Les Innommables et autres histoires de canines, et des romans comme Les canines dans le pâté et Amours, délices et morgue.

Globalement, ce V. propose un recueil de variations plutôt réussies autour de la figure du vampire. Je n’ai certes pas été accroché par tous les textes, certains m’ayant semblé un peu trop classiques pour bousculer les poncifs. Pour autant, entre hommage, détournement, glissement vers l’anticipation et confrontation à la réalité du monde, il y a une vraie ambition que plusieurs des récits parviennent à porter. Ainsi « Atalef » de Céline Maltère, « Gris des Épines » de Nicolas Liau, « Une correspondance ferroviaire » de Chantal Rabutin m’ont tout particulièrement convaincu. De même que « considération sur l’épieu » de Taddeusz Hiddinko, qui malgré sa brièveté est assez remarquable. Et au final, plusieurs des auteurs que je découvrais ici pour la première fois me semblent à suivre de près.

Collectif, dirigé par Yves Letort. V.

 

 

Une réponse à Collectif, dirigé par Yves Letort. V.

  1. Pemerle dit :

    Toute (oui, toute) cette chronique me réjouit. Merci, je suis joyce.

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