Les créatures surnaturelles pullulent dans l’imaginaire asiatique, imprégnées de courants religieux comme le bouddhisme, le taoïsme. Ces entités, revenants et autres vampires sauteurs ont d’abord inspiré la peinture, puis se sont diffusés dans le manga, le théâtre et le cinéma. Une multiplicité de créatures qui témoignent de l’ambiguïté de l’extrême orient, tiraillé entre le poids de la modernité (et des technologies) et des croyances qui gardent une forte prégnance sur la manière d’envisager le monde.
Quand j’ai eu vent de la création d’une exposition intitulée Enfers et Fantômes d’Asie au Musée du Quai Branly Jacques Chirac, je me suis rapidement douté que les vampires orientaux y auraient une place de choix. D’autant que l’exposition s’est dégotté un conseiller scientifique à la charnière du fantastique Asiatique et des buveurs de sang, en la personne de Stéphane du Mesnildot. Et comme toute exposition, cette création muséale se dote bien entendu d’un catalogue digne de ce nom, qui fait bien plus que proposer des reproductions des oeuvres exposées. Sous la direction de Julien Rousseau, commissaire de l’exposition et responsable de l’unité patrimoniale Asie du Musée, l’ouvrage propose une suite d’entretien et d’articles qui s’étendent sur plus de 250 pages et appuient le propos du projet sans pour autant s’avérer inaccessible à ceux qui n’auraient pas la chance d’y aller.
L’ensemble reprend bien entendu les oeuvres présentes, mais les met en lumière dans les trois grandes parties de l’ouvrage : «Vision des enfers», «Fantômes errants et vengeurs», et «La chasse aux fantômes». De quoi passer en revue aussi bien l’évolution de la représentation du surnaturel en Asie, qu’il s’agisse du Japon, de la Chine, de la Thaïlande… que l’incroyable source d’inspiration que cela représente pour les formes artistiques que sont le manga (au sens large : manwha…), le cinéma et le théâtre. On y aborde donc l’importance des différentes entités, leurs différences, leur place vis-à-vis des courants religieux locaux (bouddhisme, taoïsme…) et des médias attendus comme le manga, le cinéma, mais aussi le jeu vidéo… L’ensemble est qui plus est richement illustré (plusieurs reproductions pleines pages ou avec rabat), permettant de ne pas sacrifier la qualité du visuel à l’espace disponible sur les pages.
Les vampires, s’ils ne sont pas centraux dans l’ouvrage, apparaissent plusieurs fois au cours des différents articles. Bien évidemment, il n’est pas fait d’impassé sur Sammo Hung et sa série des Mr Vampire, mais on remonte également à The Voyage of the Dead de Kung-Leung Yeung , un film de 1954 qui est la première apparition marquée des jiangshi dans le cinéma hongkongais. Il s’agit, comme nous l’avons déjà expliqué dans la chronique du premier Mr Vampire, de créature qui s’apparent aux vampires occidentaux, en cela qu’ils s’abreuvent du sang ou de l’énergie de leurs victimes, mais ils sont contrôlés par des maîtres taoïstes. Enfin, et c’est ce qui marque le plus les concernant, ils sont vêtus de costume de l’époque Qing et ne se déplacent que par bonds, leurs pieds étant noués. Le folklore thaïlandais a un équivalent avec le Phi Kong Koy, mais il a en plus la particularité d’être unijambiste. On croise également plusieurs créatures dotées de caractéristiques vampiriques, dont le Phi Krasü (qu’on orthographie aussi Krasue en occident), dont Nancy Collins s’est rappelée pour une des histoires mettant en scène Vampirella. De même pour les Rākṣasa, dont il n’est fait que brièvement mention, mais qui ont été utilisé par Gail Carriger dans la série Le Protocole de la crème anglaise. Côté manga, les noms de Suehiro Maruo et Osamu Teszuka (notamment pour son Vampires), sont particulièrement mis en avant.
Un ouvrage dense, riche aussi bien graphiquement (mais se basant sur le matériel d’exposition, pouvait-il en être autrement) qu’au niveau du texte, qui voit se succéder près d’une dizaine de spécialistes abordant les différents aspects du surnaturel asiatique et de ses survivances. On y parle ainsi autant jeu vidéo qu’exorcisme et rituels apotropaïques. Les auteurs détaillent également les représentations des enfers dans les différentes cultures est-orientales, ainsi que les croyances associées à l’esprit humain (notamment à sa survie après la mort). Passionnant de bout en bout, aussi indispensable à ceux qui voudraient garder une trace de leur passage à l’exposition qu’à ceux qui n’auront pas cette chance, et souhaite pour autant s’imprégner de cette carte blanche au surnaturel asiatique.