En 2016, des recherches menées autour de la version islandaise de Dracula amenaient le chercheur Hans Cornell de Roos à publier une traduction de celle-ci : Powers of Darkness. La préface de ce Makt Myrkranna (le titre original) avait été diffusée en anglais dès 1985, exhumée par le collectionneur et anthologiste Richard Dalby. Attribuée à Stoker, cette préface établissait notamment le lien entre la rédaction de Dracula et les meurtres de Jack l’Éventreur. En s’intéressant au reste du texte, censé être une traduction simple, de Roos se rend compte que le chapitrage et la longueur du récit sont très différents de ceux du roman de Stoker. L’histoire, si elle partage un squelette identique, met en scène de nombreux personnages supplémentaires, et des sous-intrigues qui ne figurent pas dans le Dracula original.
Pour autant, Makt Myrkranna n’est pas, en fin de compte, le point de départ de ces traductions nordiques de Dracula. À la sortie de Powers of Darkness, un autre chercheur, Rickard Berghorn, interpelle de Roos en arguant que Makt Myrkranna est en fait une version raccourcie de Mörkrets Makter (Powers of Darkness), initialement publié en Suède. Il faut également avoir en tête qu’aucune des deux textes n’a été imprimée de manière reliée : dans les deux cas, ils ont été diffusés sous la forme de feuilletons, dans des journaux locaux. Berghorn se lance rapidement dans un projet de traduction de Mörkrets Makter.
De Roos n’a cependant pas dit son dernier mot avec la piste qu’il a contribué à faire éclore. En s’intéressant aux illustrations qui figurent dans la version longue suédoise (pour ne rien arranger, le texte a été publié deux fois dans la presse, dont une version raccourcie), il réalise qu’il s’agit sans doute là de la première version illustrée de Dracula (1899-1900, soit 2 ans après la sortie du roman original). Une partie des images donne vie à des scènes du livre de Stoker. D’autres, en revanche, se focalisent sur des personnages et moments nés de l’imagination du mystérieux A-e (l’auteur à qui est attribué Mörkrets Makter, et dont on ne connaît que les initiales). Édité à compte d’auteur, ce Dracula : the Swedish Drawings (1899-1900) est donc intéressant à plus d’un titre. De Roos commence par détailler la (re-) découverte des variations nordiques de Dracula. Il capitalise à ce niveau sur les éléments qui ont fait jour depuis la publication de son Powers of Darkness, comme l’identité de l’auteur de la préface (qui n’est finalement pas de la main de Stoker). Il ouvre également des pistes quant aux futures recherches qu’il resterait à effectuer autour de ce corpus.
L’un des choix de de Roos pourra être vu comme surprenant pour les amateurs d’illustrations d’époque. Compte tenu des différences de qualité des visuels auxquels il a eu accès (que ce soit en raison de leur âge ou des aléas des numérisations), le chercheur a décidé d’aller plus loin que la simple restauration. Les illustrations originales (dont l’auteur nous est inconnu) ont ainsi été colorisées par ordinateur. Si je n’ai pas réfléchi longtemps avant de précommander l’ouvrage (et aidé à diffuser le projet), j’avoue avoir été surpris par ce parti pris de coloriser. Pour autant, le résultat permet de faire ressortir les détails des images et de souligner certains choix graphiques (la place de la nudité). Enfin, si une mise en parallèle entre illustration en noir et blanc et version en couleur aurait été un plus, le résultat est assez réussi. Pour accompagner les dessins, l’auteur accole à chacune des extraits assez touffus, qui correspondent au passage mis en scène. Une bonne façon de découvrir les différences qui existent entre les deux textes.
Même si la trame d’ensemble est respectée, il y a on l’a dit de grosses variations au niveau de la galerie de protagonistes. La modification des noms n’a en soi rien de choquant, transposition pour plaire à un public local oblige. Mais le séjour de Harker (Tom) au château du comte Drakulitz prend une tournure originale, par la présence de cette mystérieuse nièce du comte, qui se substitue aux trois fiancées du vampire. Lorsque Vilma (Mina) ira retrouver Tom en Transylvanie, son parcours sera également beaucoup plus chaotique. Enfin, il y a cette idée que le comte fomente un complot à grande échelle, dans l’optique de renverser l’ordre européen. Autant d’éléments qui peuvent ici être approchés par l’angle visuel.
Ce Dracula : the Swedish Drawings (1899-1900) est un ouvrage dont l’importance pourrait être plus grande qu’il n’y paraît. Il s’agit déjà de mettre en valeur la première matérialisation graphique (avant même le cinéma) des personnages de Stoker. Mais, toujours avant même ce cinéma, ne s’agit-il pas d’un témoignage que Dracula, alors qu’il n’a pas encore été porté à l’écran, était déjà victime de trahisons capables de donner une tout autre lecture au texte original ?