Le baron et la baronne de Portsnell, accompagnés de leurs deux enfants Edgar et Marybelle, sont contraints de quitter le village de Poe, où leur famille vit depuis des décennies. Ils posent leurs valises dans une petite ville anglaise, s’intégrant progressivement à la société locale. Edgar a des relations conflictuelles avec ceux qui se présentent comme ses parents. Il récuse les besoins qu’imposent leur condition, notamment celle de s’attaquer aux humains pour s’abreuver de leur sang. Car les Portsnell sont des vampanella, des créatures de la nuit à la très longue espérance de vie. Edgar rencontre bientôt Allan Twilight, un héritier des environs dont la personnalité l’attire.
J’ai déjà eu l’occasion de dire tout le bien que je pensais du Clan des Poe, en donnant mon avis sur le tome 1 de l’intégrale, publiée chez Fantagraphics en anglais. Étant donné qu’Akata s’est lancé dans la traduction en français de l’œuvre, difficile de ne pas s’y replonger. D’autant que le découpage n’est pas stricto sensu le même : certains des récits de la première intégrale anglaise sont absents de ce volume, et d’autres que je n’avais pas encore lues y sont présentes. L’ensemble est complété d’une préface de Fausto Fasulo, rédacteur en chef d’Atom, qui retrace la genèse de le la saga et sa place dans la bibliographie de la mangaka, en intégrant des extraits d’interview de Moto Hagio. À la suite des histoires de ce copieux recueil, c’est au tour de Miyako Slocombe (la traductrice) de proposer une postface, où elle revient sur son lien à la série et la façon dont elle a travaillé ici. Les deux textes sont courts, mais apportent néanmoins des éclairages intéressants.
Je le disais dans ma chronique de la version anglaise, Le Clan des Poe est une œuvre majeure. C’est déjà un jalon dans la bibliographie de Moto Hagio, où l’autrice participe par cette série à l’émergence d’une production shōjo plus mature. Elle y flirte notamment avec le shōnen’ai, qui préfigure le boy’s love. Une approche particulièrement prégnante dans la relation qui unit Edgar et Allan. Par cette saga et d’autres comme Le Cœur de Thomas, Moto Hagio est une mangaka majeure, un des visages du Groupe de l’an 24, une artiste qui a contribué à offrir une plus grande diversité au manga.
Le Clan des Poe est également une œuvre remarquable par sa construction et ses thèmes. En interview, l’autrice n’a jamais caché les difficultés à faire accepter à ses parents son travail de mangaka. Cette idée de relations familiales conflictuelles se retrouve dans ce premier recueil, au travers des rapports tumultueux qui existent entre Edgar et ses « parents ». Edgar se pose comme le fils qui ne veut pas suivre les diktats imposés par ses aînés, et se débat avec sa condition. Les différents récits jouent par ailleurs sur le thème de la solitude. Déjà par l’entremise d’Edgar, que ce soit dans son refus d’accepter ce qu’il est (et donc les autres Vampanellas), mais aussi dans son habitude à faire cavalier seul, même après avoir transformé Allan. La solitude passe également, dans les multiples histoires, dans cette impossibilité pour les humains d’évoluer au diapason des Vampanellas. Les immortels conçoivent les vivants comme un moyen d’assurer leur subsistance, quand ces derniers voient en ces créatures des monstres à abattre.
À comparer l’édition anglophone et ce premier tome proposé par Akata, j’ai eu la surprise de découvrir un découpage et une sélection de chapitres différents. Pour autant, l’ensemble se lit sans problème, démontrant que le rapport à la temporalité de la série est particulier. Il y a des moments jalons, que ce soit la transformation d’Edgar, la disparition des Portsnell, etc. Chaque histoire peut être lue de manière indépendante, tout en tissant des ramifications avec le reste du recueil. On a parfois droit à une certaine forme de superposition, par exemple quand le protagoniste humain d’un récit est le descendant de celui d’un autre. Cela permet de souligner un peu plus que le temps ne se déroule pas de la même façon pour tous les personnages.
J’aime beaucoup le trait fin et gracieux de l’autrice, qui apporte beaucoup aux atmosphères oniriques de ces histoires. Son style rappelle celui d’autres mangaka contemporaine, comme Yumiko Igarashi (Candy Candy) ou encore Riyoko Ikeda (La Rose de Versailles). Les personnages ont des corps et des visages fin, et un travail notable est apporté à leurs regards. Les décors ne sont pas l’élément principal des cases, mais ils ne disparaissent pas pour autant. L’ensemble n’est pas surchargé, même quand l’auteur casse les codes traditionnels de la mise en page.
En ce qui concerne la figure du vampire, j’avais déjà montré comment Moto Hagio exploitait la créature dans une approche similaire à celle d’Anne Rice, même si elle publie dans un pays différent (le Japon) et à une date antérieure (1972). La mangaka s’empare des codes du monstre, que ce soit l’idée qu’elle puisse être tuée par un pieu enfoncé dans un cœur (ou des balles en argent), leur incapacité à avoir un reflet, leur besoin de sang… mais les appréhende à sa manière. Ainsi l’absence de reflet peut être canalisée par le vampanella si celui-ci y consacre une partie de son énergie. Même chose pour le rejet des artefacts religieux, qui peut être maîtrisé. Pour le baron Portsnell, ce ne sont que des symboles : ils n’ont aucun pouvoir. Le Clan des Poe exploite également l’idée de vampires vivant en groupe. Ce sont les plus anciens qui autorisent la « naissance » de nouveaux vampanella, et se chargent de leur transformation. Cela n’empêche pas la solitude de s’abattre sur les personnages, mais là aussi on peut dresser un parallèle avec les créatures d’Anne Rice.
Ce premier tome de la version française du Clan des Poe corrige un manque incompréhensible, autant pour les amateurs de shōjo que pour ceux qui s’intéressent à l’évolution du vampire dans la production culturelle. L’onirisme du texte et des dialogues transparaît au mieux à travers la traduction. Les histoires on beau dater des années 1970, la lecture en est fluide, le texte ne venant jamais surcharger l’image. Magistral.