C’est sur l’instigation de son agent de l’époque que Stephen King a entrepris, au début des années 1980, la rédaction d’un essai sur le genre dont il était déjà l’un des chefs de file, à savoir l’horreur, avec comme champ restrictif les 30 années précédentes. Malgré un manque de technique dans l’exercice, la passion et surtout les qualités d’écriture de l’écrivain américain a placé d’emblée Anatomie de l’horreur parmi les incontournables des ouvrages d’analyse de ce qui est encore considéré de nos jours comme un mauvais genre. Après une première traduction française aux Editions du Rocher, Albin Michel, éditeur français historique de Tonton Steve, décide de faire une nouvelle édition, d’autant plus que l’auteur a réalisé une nouvelle préface en 2010, et modifié de rares passages lors d’une révision en 1983. L’occasion également pour Jean-Daniel Brèque, qui avait réalisé la traduction de la première édition, de revoir sa copie et de la corriger, en compagnie de Jean-Pierre Croquet.
King a donc écrit non pas un, mais trois avant-propos dans cette nouvelle version. Il indique dans le premier que l’horreur a toujours fait partie de ses loisirs. Dès qu’il a pu aller au cinéma tout seul, dans les années 1950, il est allé voir des films qui font peur. Il en profite pour faire une sorte de best-of des films d’horreur qui lui ont plu lors des années 1990-2000 : Le Projet Blair Witch, L’Armée des Morts et le remake de 2009 de La Dernière Maison sur la gauche. Les deux autres avant-propos reviennent sur la genèse de l’ouvrage.
Il entre ensuite, au bout d’une bonne trentaine de pages, dans le vif du sujet, en parlant d’un film vu au cinéma en 1957 qui constitue en quelque sorte un acte fondateur de son imaginaire, en tant que spectateur, mais aussi d’auteur. Un souvenir indélébile, puisque le gérant en a interrompu la projection pour annoncer aux spectateurs que les Russes avaient lancé le premier Spoutnik dans l’espace. Le titre du film ? Les Soucoupes volantes attaquent. King propose dans son ouvrage d’analyser l’origine de l’horreur, la fascination qu’elle exerce sur le public. Il semblerait que l’on imagine des horreurs pour mieux supporter les horreurs réelles. Suit une tentative de définition de l’horreur, désamorcée d’entrée de jeu par l’auteur, qui préfère la découper en trois strates : la terreur, l’horreur et la révulsion. Et parmi les oeuvres citées pour illustrer cette tentative, King s’empare de son Salem, son premier récit ouvertement consacré aux vampires. Un hommage appuyé au Dracula de Stoker, avec lequel King a eu l’impression de jouer, adaptant à sa sauce les scènes les plus marquantes du roman de Stoker. Salem a aussi bénéficié des vampires des éditions EC Comics, dont King fut un lecteur friand durant sa jeunesse.
King s’attache ensuite à nous parler de trois romans qui lui semblent avoir posé les bases de l’horreur moderne : il s’agit de Frankenstein ou le Prométhée moderne, Le Cas étrange du Dr Jekyll et Mr Hyde et… Dracula. Mais avant de revenir à l’oeuvre fondatrice de Stoker, l’évocation de la soirée ayant donné à Mary Shelley l’idée de ce qui deviendra Frankenstein est l’occasion de dire deux mots de John William Polidori, qui écrivit Le Vampire en 1816. Une nouvelle de qualité médiocre, mais qui eut entre autres mérites d’avoir visiblement inspiré Stoker lorsqu’il fit des recherches pour son roman vampirique.
Nous avons par la suite droit à une suite de présentations des différentes qualités de Dracula ; premièrement le roman relève pour King du « mal extérieur », c’est à dire que les mauvaises actions surviennent parce qu’elles ont été provoquées, à son sorps défendant, par un personnage « innocent ». Ici c’est Jonathan Harker qui se rend dans les Carpathes, dans le château du Comte Dracula afin de discuter, voire conclure, une affaire immobilière en Angleterre. Ce sont ses conversations avec son hôte qui attirent l’attention de celui-ci sur sa fiancée, Mina. S’ensuivra l’abominable chasse au vampire que l’on connaît. Dracula est un roman remarquable dans le sens où le mal, en la personne de Dracula, est finalement très peu présent physiquement. Présent lors des quatre premiers chapitres, le Comte disparaît ainsi pendant 300 pages. Mais son ombre plane, bien sûr. Et Dracula est indubitablement, profondément, une oeuvre sexuelle. La sexualité s’y exprime d’une façon particulière, ou plutôt par un simple biais. Ainsi les succubes auxquelles Dracula livre Jonathan semblent vouloir l’honorer buccalement. Et le Comte lui-même, lorsqu’il accomplit l’équivalent d’un acte sexuel avec Lucy puis Mina -l’amenant à l’orgasme- n’utilise que ses crocs. Cette dimension sexuelle explique, pour King, que le roman de Stoker ait connu un héritage audiovisuel aussi riche. L’occasion est en effet bonne pour montrer des représentantes de la gente féminine en petite tenue et des vampires dans une position dominante…
Autre oeuvre vampiriques qui a marqué notre essayiste,. Varney le Vampire, grand succès de librairie en 1847, est brièvement évoqué, à plusieurs reprises au fil de l’essai de King, pour indiquer qu’il a inspiré Dracula, bien que plus sanguinolent, mais aussi qu’il a, au contraire de son héritier, disparu de la mémoire collective.
King passe ensuite en revue le genre horrifique au cinéma, en se focalisant sur la production américaine des décennies 1950 à 1970, en séparant par exemple les films d’horreur politique (inspirés par la guerre froide), les films d’horreur technologique (lorsqu’une situation horrifique découle d’une dysfonctionnement industriel ou technique), ou encore le film d’horreur mythique. Chaque catégorie est développée avec de nombreux exemples, qui témoignent de la richesse culturelle de l’auteur ; lequel cite parfois les films adaptant sa propre œuvre, comme Carrie au bal du Diable, mais toujours dans un but didactique, et en respectant le travail d’adaptation (en le louant même, dans le cas de Carrie).
Pour le sujet qui nous intéresse, King évoque le Dracula de John Badham, qu’il trouve pauvre en scènes impressionnantes. Il en isole néanmoins une, particulièrement marquante : lorsque Van Helsing s’engage dans un tunnel à partir de la tombe vide de sa fille (licence poétique de Badham et ses scénaristes) et y rencontre l’avatar mort-vivant de celle-ci. La mention de deux adaptations au 7ème art de Je suis une légende de Matheson est l’occasion de remarquer les grosses différences entre ceux-ci, et en particulier dans l’aspect des vampires auxquels se frotte Robert Neville. Un exemple, selon King, du film d’horreur politique, avec un renversement de posture du héros. Parmi les films vampiriques ou simili-vampiriques seulement mentionnés : La Planète des vampires (très mauvais), Plan 9 from Outer Space (où un Bela Lugosi en bout de course erre avec sa cape de Dracula, son rôle le plus marquant – une cape avec laquelle il fut enterré).
Dans le chapitre consacré à la télévision, King parle de la série gothique et plus ou moins comique Dark Shadows. Visiblement celle-ci a laissé une belle impression à notre essayiste, avouant qu’il la regardait en se demandant quel délire allait présider à l’écriture de l’épisode à venir… Dan Curtis, créateur de la série, a produit deux films situés dans le même univers. Pas aussi dingues que les épisodes pour le petit écran, mais plutôt agréables à regarder. King avait précédemment amorcé la discussion au sujet d’une autre série ayant marqué l’histoire de la télévision, elle aussi créée par Dan Curtis : Kolchak, the Night Stalker (Dossiers brûlants, en VF), dont le téléfilm inaugural (scénarisé par Richard Matheson) est l’adaptation d’un roman de Jeff Rice, Nuit de terreur. La chaîne américaine PBS diffuse en 1977 un téléfilm adaptant Dracula, avec l’acteur français Louis Jourdan. King a visiblement été charmé par cette version, « morbide et romantique à souhait », et en sus, l’aspect sexuel du Comte y est ouvertement présent. Dans une autre version, réalisée par Arthur Hiller (Nightwing – Morsures en VF, en 1979), Jack Palance est également convaincant dans le rôle-titre.
Lorsque King s’attaque aux romans et nouvelles du fantastique des années 1950-1980, il évoque longuement Ghost Story, de son ami Peter Straub, où les vampires apparaissent, aux côtés d’autres figures du fantastique, comme les fantômes, les loups-garous et des goules. Idem, dans les nouvelles de Richard Matheson (Julia et Les femmes solitaires sont les outres du temps), avec la dimension sexuelle et morale du personnage. Un long passage est consacré au roman de Ramsey Campbell, La Poupée qui dévora sa mère, que King trouve intéressant à plusieurs titres : il traite du sujet tabou du cannibalisme, qui amène à la goule, qui n’est autre qu’un avatar de la figure vampirique. Le roman trouve son acmé dans une scène onirique et spectaculaire que ne renierait pas HP Lovecraft. Par ailleurs le personnage le plus important de l’ouvrage semble être la ville de Liverpool, théâtre de l’action et lieu de résidence de l’écrivain, extrêmement bien décrite. On nous parle ensuite de L’Invasion des Profanateurs de Sépultures, l’histoire d’une petite ville envahie par des cosses venues de l’espace, lesquelles aspirent l’énergie vitale des habitants. Ce roman de Jack Finney est en-dehors des canons de la figure vampirique, mais une déclinaison qui est loin d’être inintéressante. Il évoque ensuite le roman Un peu de ton sang, de Theodore Sturgeon, dont la fin -ostensiblement sexuelle- a visiblement choqué à son époque…
King survole pendant plus de 500 pages la littérature, le cinéma, la télévision et la radio de son genre de prédilection, précisant par des notes -des centaines de notes, et parfois des notes dans les notes (!)- ses propos, les agrémentant d’anecdotes vécues ou rapportées. On peut se perdre dans sa logorrhée passionnante et passionnée, mais l’auteur a pensé à faire une liste des films et livres qui lui semblent incontournables ou au minimum intéressants. Des milliers d’heures de lecture et de visionnage passionnantes et frissonnantes en perspective. King n’hésite par ailleurs pas à faire un détour par son expérience d’écrivain, ou par l’actualité (par exemple en évoquant l’Iran, alors plaque tournante du terrorisme international) pour appuyer son propos. Un seul regret : qu’à l’occasion de la réédition de son homérique essai en 2010, il n’ait pas pensé à réviser, ou à compléter par des références sur les 30 années écoulées, son propos. Il le fait mais de façon très succincte dans l’un de ses avant-propos, et encore, en citant ses trois films préférés de cette période. Il en résulte un léger goût d’inachevé. Il s’agit cependant là d’une somme très impressionnante, un must que tout amateur du genre doit avoir lu.
Très bonne logorrhée autour de ce livre de Stephen King 😉
En parlant du tryptique de classiques : « Frankenstein ou le Prométhée moderne », « Le Cas étrange du Dr Jekyll et Mr Hyde » et « Dracula »
Les propos de Stephen King sont extraits d’une introduction publiée en 1978 qu’il avait écrite dans un omnibus regroupant ces 3 ouvrages.