La Danse des ombres est un chef-d’œuvre de la littérature gothique, presque au sens premier du genre. L’un des principes du récit gothique est la reprise de motifs anciens, comme ici les vitraux omniprésents ou le thème de la demoiselle en détresse enfermée dans le château, comme dans ce merveilleux conte pourpre qu’est « Chimère », du même auteur (in : La Solitude du vampire).
Mais lançons l’amorce, non à dessein de piège, lecteur, plutôt dans l’espoir que vous régaliez un jour votre imagination de ce récit à la saveur compliquée et étonnante.
La belle Rachaela aux longs cheveux noirs, 29 ans, vit à Londres où son emploi de vendeuse en librairie lui permet de louer un misérable appartement qu’elle remplit d’une vie sans passion. Jusqu’au jour où… bien sûr, je veux dire, il y a toujours « le jour où », le jour où il se produit quelque chose, comme l’équivalent discret d’un « il était une fois ». Il était une fois la plus belle des femmes, mais elle vivait seule et rien ne l’atteignait jamais dans son cœur froid… mais un jour, on lui dit qu’elle devait rencontrer la famille de son père et que ce jour était propice.
L’héroïne hésite, résiste : sa mère, toutes ces années avant de mourir et de la libérer, n’a fait que la mettre en garde contre elle-même et la famille du père, les Scarabae.
Elle finit par céder à l’invitation, évidemment. Lorsqu’elle met le premier pied dans La Demeure, l’univers bascule, pour elle et pour le lecteur, dans une dimension paranoïaque et colorée, confinée. Les fenêtres sont recouvertes de vitraux bibliques détournés et diaprés, et si l’on nous signale quelques éléments couverts de poussière rattachant le décor au gothique, on pense aussi à Aubrey Beardsley (y-compris pour la description de certains personnages) et à l’Art Nouveau en général. Personnellement, l’étrangeté de l’ambiance m’a sans arrêt ramenée au Suspiria de Dario Argento*.
Si je m’attarde autant sur le plantage du décor, c’est qu’une bonne partie du livre est une sorte de roman d’ambiance où l’on est enfermé avec Rachaela dans La Demeure, et aussi dans son propre esprit aux émanations fantasmatiques, mais faible et inerte. La famille Scarabae est pour l’héroïne un sanctuaire où elle sent ses racines dans un inconscient collectif abrasif et incestueux dont elle fait partie mais qu’elle souhaite rejeter sans le pouvoir. Ni indépendante, ni intégrée, Rachaela subira tout, depuis le désir charnel jusqu’à l’accouchement de l’enfant non-voulu.
Car La Danse des ombres est un roman féministe, je suppose, un peu blasé et ironique. Son héroïne n’est pas forte, elle n’est pas une battante. De la société et des désirs d’enfantement des Scarabae, elle subira tout, ne possédant pas la force nécessaire pour accomplir sa propre volonté. L’ironie est en effet bien présente, je crois, lorsqu’après sa fuite, elle est employée dans une librairie féministe.
La suite de l’histoire concerne sa fille, Ruth, que les Scarabae veulent unir à son père et grand-père, tandis que Rachaela ne fera quasiment rien d’autre que d’assister en témoin à la transformation monstrueuse de sa fille, sorte de double en miroir de la mère, possédant enfin la capacité d’agir sur le monde, mais dans une violence déréglée qui l’isole.
Quant à savoir si les Scarabae sont des vampires, Tanith Lee joue avec nous. Il n’y a rien de probant dans cet opus : si certains des personnages prétendent être en vie depuis des centaines d’années, toutefois, rien ne le prouve. Ruth, dans une crise hystérique, accuse cette famille de boire du sang, expliquant qu’ils égorgent des mouettes et que les verres ne contiennent pas du vin rouge. Pourtant d’après l’expérience de Rachaela, les Scarabae ne se nourrissent pas de sang, la morsure serait un acte sexuel que certains apprécient et il semble inopportun d’en parler. Quant à la lumière du jour, ils s’en protègent par les vitraux, mais peuvent, si la situation l’exige, sortir au soleil. Rachaela conclue qu’ils se croient être des vampires alors que Ruth les prend pour des vampires.
La Danse des ombre est une lecture non dispensable, surtout si l’on n’a jamais lu Tanith Lee, qui est un grand auteur du fantastique contemporain. Toutes ses œuvres ne se valent pas, c’est d’ailleurs ce qu’on verra avec la suite de ce cycle, mais La Danse des ombres fait vraiment partie de ses grandes réussites.
* C’est un hasard, car j’ai relu Vampires, portraits d’une ombre après y avoir songé, pourtant, Léa Silhol parle aussi de Dario Argento dans son article consacré à Tanith Lee, Storm Constantine et Freda Warrington, mais sa référence va aux Trois Mères des larmes et non au bâtiment.