Sturkeyville est une petite ville industrielle, au pied des Appalaches. Si le développement des lieux paraît au point mort, son aciérie et sa fonderie n’en assurent pas moins l’emploi aux habitants. Car oui, Sturkeyville est de ces endroits presque coupé du monde, où les générations se succèdent, et où il est rare que des étrangers viennent s’installer. La ville renferme de nombreux secrets, et les histoires étranges et effrayantes y pullulent, ceux qui y vivent étant les victimes toutes trouvées de créatures qui semblent bien s’accommoder des lieux.
Bienvenue à Sturkeyville est un recueil de nouvelles de l’auteur américain Bob Leman, à qui on doit une poignée de textes (15 d’après l’ISFDB), dont quelques-uns ont été publiés en français de son vivant, dans les pages de Fiction. C’est un courrier de lecteur qui aura mis l’éditeur sur la trace du nouvelliste. Rapidement convaincu, il décide de traduire la totalité du cycle de Goster Country, soit six nouvelles. Une campagne de financement participatif réussie plus tard, l’objet voit le jour dans un très bel écrin, à l’image de ce que peut faire à ce niveau Dystopia. Mais ce n’est pas une surprise, car Xavier Vernet, qui sort le recueil derrière l’appellation Scylla (du nom de la maison d’édition du même nom), est également un des créateurs de Dystopia.
Bienvenue à Sturkeyville est un recueil surprenant. Dès les premières lignes de La Saison du Ver, le lecteur sait qu’il se retrouve en des terres où le surnaturel affleure, celles d’une petite ville industrielle où l’horreur et l’indicible pointent régulièrement le bout de leur nez. Sturkeyville semble en effet attirer moultes créatures, d’étranges vers capables de prendre la forme et la possession d’autrui, des vampires plus vrais que nature, des entités aquatiques que ne renierait pas Lovecraft, des géants immortels et mangeurs de chair humaine, etc. Le cadre est un prétexte, qui pose une ambiance de petite ville isolée au cœur des États-Unis. L’ensemble m’a autant rappelé le style incisif d’une Shirley Jackson que les nouvelles qui émaillent les Alfred Hitchcock présente. La cruauté est de mise, et bien rares sont les textes se terminant sur une note positive.
Pour ce qui est de la figure du vampire, elle est présente au travers de la nouvelle «La Quête de Clifford M.» (initialement publiée en 1984). Les premières lignes du texte ne dissimulent en rien qu’il s’agit ici d’une variation autour du mythe du vampire. Pour autant, l’auteur prend un malin plaisir à se détacher des poncifs, autant sur les aspects biologiques que psychologique. Ses vampires sont des créatures humanoïdes dont le système de reproduction est particulièrement inventif. Mais le protagoniste vampire du texte, le fameux Clifford M., apparaît dans le même temps comme un cas à part parmi les siens, dont il a été très vite séparé : au contact des humains, il a su s’adapter, alors que ses pairs semblent condamner à végéter dans les ténèbres. Ce faisant, Bob Leman propose une lecture assez originale de la solitude du vampire.
Les autres de textes du recueil ne sont pas en reste. J’ai ainsi fortement apprécié «Les Créatures du Lac», que ne renierait pas un Lovecraft, ou encore «La saison du ver», et son entité psychique. Au fur et à mesure des nouvelles, les amateurs de weird fantasy auront l’impression de se retrouver en terrain connu, tant l’auteur évolue dans un univers proche du pulp. Mais il y a aussi une vraie modernité dans sa manière de s’approprier les sujets, et des retournements de situation assez retors. C’est ainsi le cas pour «Ovilia», voire pour l’impressionnante «Loob», véritable casse-tête temporel à plusieurs niveaux.
Un recueil inattendu, l’auteur n’ayant été que sporadiquement publié par chez nous. On ne peut que remercier Scylla – et la traductrice Nathalie Duport Serval – de nous offrir l’opportunité de plonger dans l’univers de Sturkeyville. L’ensemble est qui plus est rehaussé par de parfaites illustrations intérieures signées Arnaud S. Maniak.