Après la mort de son mari, Katje de Groot est restée sur le campus de l’université de Cayslin, où on lui a trouvé un emploi d’intendante. Un soir, elle surprend une scène étrange entre le Dr Edward Lewis Weyland, un professeur réputé, et un élève. L’ancienne Afrikaner retrouve le plaisir de la traque. Elle imagine rapidement avoir été témoin du « repas » d’un vampire, et imagine comment elle pourra le confronter. Mais est-elle uniquement la victime de ses propres fantasmes ?
Un Vampire Ordinaire (The Vampire Tapestry de son titre original) est réputé pour être un roman important dans l’histoire du vampire littéraire. Pour autant, il s’agit d’un texte qui m’était toujours tombé des mains jusque-là. Le style assez froid de l’auteur, le découpage en novellas relativement indépendantes (tout en se situant dans une même continuité, avec en son centre le personnage de Weyland) n’étaient jamais parvenus à suffisamment susciter mon intérêt. Pour autant, travaillant actuellement sur un texte autour du vampire dans la littérature moderne, je me devais de réintégrer de manière plus appuyée ce jalon… ou définitivement lui faire un sort.
À ma grande surprise, cette sixième tentative ne s’est pas soldée par un échec. Et force m’est d’avouer que ce roman trouve sa place dans mon analyse de manière bien plus appuyée que ce que je pensais jusqu’alors. Dès le premier chapitre, il est évident que l’auteur redéfinit la figure du vampire. Weyland est une personnalité reconnue qui est totalement intégrée dans la société moderne. Confronté par hasard à des questions sur ce que serait un vampire à l’ère contemporaine, il donne lui-même des clés pour mieux cerner ce qu’il est. On est ici très éloigné de Dracula et de ses descendants. Weyland doit certes se nourrir de sang pour assurer son immortalité, mais il ne possède aucun pouvoir surnaturel. Il opère froidement, ne se liant avec personne, jouant du magnétisme qu’il dégage pour subjuguer ceux dont il s’abreuvera. Le troisième chapitre, qui le verra débuter une thérapie, avec la promesse d’être réincorporé dans le milieu enseignant, est également riche en enseignements. À l’image de Louis face au journaliste Daniel Molloy (les lecteurs d’Anne Rice comprendront la référence), Weyland se confie à un tiers (ici une psychanalyste), mettant des mots sur sa condition. Une idée que S.P. Somtow reprendra quatre ans plus tard dans son Vampire Junction. Pour autant, Suzy McKee Charnas rattache par certains aspects son récit aux classiques du sujet. À Dracula, elle emprunte ainsi la multiplicité des points de vue. Weyland a beau être le personnage central du texte, il n’apparaît, dû moins dans les premiers chapitres du récit, qu’à travers le regard de ceux qui vont croiser sa route (Katje, Mark, Floria).
Le Professeur Weyland n’est donc pas un vampire au sens surnaturel du terme. Il n’a pas de pouvoir particulier, sinon son immortalité. Il ne semble craindre ni la lumière du soleil ni les symboles religieux. En revanche, une forte perte de sang est susceptible de l’affaiblir. Chez McKee Charnas, le vampire peut boire jusqu’à en tuer ses victimes, mais sait aussi les laisser vivantes (ce qu’il préfère en général). Il ne semble enfin pas exister d’autres vampires : Weyland n’est pas en mesure d’engendrer des congénères ni ne se connaît de semblables. Régulièrement, il rentre dans un profond sommeil et disparaît quelques années, ce qui lui permet de se faire oublier, et repartir à zéro. Il ne comprendra réellement le pourquoi de cette amnésie qu’à la fin du périple que constitue le roman, à travers l’attachement progressif qu’il va éprouver pour ses proies, à commencer par Katje. Pour se nourrir, enfin, il ne mord pas directement ses victimes : il possède un aiguillon situé sous sa langue, lequel sécrète un anticoagulant lui permettant d’empêcher la cicatrisation de la plaie tant qu’il boit leur sang. Un élément qui a vraisemblablement inspiré Guillermo Del Toro (qui a dit plusieurs fois son intérêt pour le livre), à tel point qu’on le retrouve en filigrane dans son Blade 2 et dans The Strain. Le réalisateur-scénariste rattache également sa vision de la créature aux mêmes racines que celles que convoque McKee Charnas : le folklore polonais. Le protagoniste central du roman revient également à plusieurs reprises sur la question de la qualité du sang : ingérer un sang vicié a un effet sur sa physiologie, aussi a-t-il appris à faire attention, qu’il s’agisse d’éviter les drogues diverses (dont l’alcool) comme les personnes malades.
Un roman pas forcément très agréable à lire de prime abord, en raison du style froid de l’auteur et de son découpage assez particulier. Mais on comprend rapidement que ce parti-pris colle au personnage de Weyland, à son détachement des choses, et évoluera au fil des chapitres qui constituent les morceaux de cette « Tapisserie du Vampire » (son titre en VO). La première édition dans la langue de Voltaire est un des rares ouvrages de la collection Ailleurs et Demain (un des fleurons de la SF française) à avoir bénéficié d’une surcouverture qui dissimulait le rendu argenté habituel de la collection. Un moyen de sortir le texte du giron de l’imaginaire ?