Retenu dans les profondeurs de la forteresse de Visegrád, Vlad III entame un journal qu’il dissimule entre les lignes du Corpus Hermeticum, un recueil grec regroupant des textes attribués à Hermès Trismégiste. Le voïvode y parle de sa situation actuelle, prisonnier de celui qu’il considérait comme un allié et objet de calomnies qui vont remodeler son image, mais se laisse aussi aller à des réminiscences de son passé et de son adolescence, voire à des réflexions sur l’histoire de son peuple. Pensées et faits historiques s’entrecroisent, permettant au lecteur de cerner la personnalité, les forces et les faiblesses de celui qu’on connaît surtout aujourd’hui sous le nom de Dracula.
Le Journal de Dracula a une histoire particulière, compte tenu de la nationalité de son auteur. Le texte a en effet été écrit (et publié) en italien en 1992, pour être finalement réécrit par Marin Mincu dans sa langue natale, et publié en Roumanie, en 2004.
En ouvrant son récit introductif par la phrase « Vous l’aurez deviné, il s’agit encore d’un manuscrit », Marin Mincu se positionne d’emblée dans le registre de la supercherie littéraire. Si à aucun moment le texte ne tend à jouer sur le lien entre Vlad Tepes et son avatar surnaturel, l’auteur n’en tord pas moins la vérité pour remodeler le personnage. Vlad se montre ici en érudit, son parcours croisant ceux des Médicis (Cosme, Pierre et Laurent), et son éducation entre religion catholique, orthodoxe et islam lui conférant une ouverture d’esprit rare. Le tout associé à une curiosité qu’il nourrit notamment en se plongeant dans la pensée hermétique. Il mène également des échanges épistolaires nombreux avec le pape Pie II, reprochant néanmoins à ce dernier d’avoir authentifié les premières rumeurs colportées sur son compte en les intégrant à ses mémoires. Mais le voïvode va aussi jouer de cette réputation, se présentant au fil des entrées du journal comme une des sources des pamphlets commis à son égard, n’hésitant pas à grossir le trait des premières anecdotes qu’on lui transmet, voire à les transformer en paraboles.
Mais l’ouvrage de Marin Mincu montre aussi un personnage égocentrique, qui se rengorge d’être supérieur, par la pensée comme par la force, à Mathias Corvin et Etienne de Hongrie, naguère ses amis et alliés. Vlad se fait ainsi hésitant face aux propositions de Pie II, attiré par l’idée de reprendre le combat, mais peu enclin à le faire de manière anonyme. Par l’existence même de son journal, et par de très nombreuses entrées de ce dernier, il se pose comme désireux de laisser une trace forte de sa vie (ce qui transparaît dans son intérêt à lui-même donner le la des récits le présentant comme un souverain violent).
Si l’ouvrage met en lumière le personnage réel et non son double surnaturel, Marin Mincu intègre au fil du texte quelques clins d’oeil à la figure du vampire. On croise ainsi relativement tôt (et de nombreuses fois) Elizabeth Bathory, présentée comme une cousine de Vlad. Si ce n’est pas totalement tôt, cette dernière a vécu un siècle après Vlad III. Un point mentionné dans les notes, qui montre que Mincu ne cherche pas la rigueur historique (même s’il intègre l’histoire de Dracula et de son temps à son texte). D’autres éléments en appelent au mythe, comme la mention du giaour, qui renvoie certes aux Infidèles pour les Turcs, mais aussi à un fameux poème de Byron. Le giaour figure parmi le corpus de poèmes à la base du vampire littéraire. Enfin, le livre s’achève sur le désir de Vlad de partir pour l’Angleterre… de quoi convoquer en conclusion le roman de Bram Stoker.
Le Journal de Dracula, loué par Umberto Eco lors de sa publication en Italie, est une surprenante et très belle variation sur le personnage Vlad III. L’auteur y met en scène ce dernier alors qu’il est retenu prisonnier, et que sa légende macabre commence déjà à amplifier la violence de ses actions. Une réussite de fond, mais aussi de forme, mystification littéraire assumée dès les premières pages, et très bien documentée, même si pas vraiment proche de la vérité (Mincu fait de Vlad un érudit qui a eu l’occasion de voyager aux côtés de Mathias Corvin et d’Etienne de Hongrie). L’ensemble, constitué d’entrées de tailles variables (de quelques lignes à plusieurs pages), titrées soit en cohérence avec le contenu, soit par la date d’écriture, impose rapidement son rythme, conduisant le lecteur à s’immerger dans la psyché du personnage. À noter les abondantes notes et la préface du traducteur, Dominique Ilea, qui permettent d’explorer en profondeur les références qui parsèment l’ouvrage.