Jørgen Nyberg vit dans sa tour d’ivoire, au 153e étage d’un immeuble de Stockholm. Le peintre ne met que très rarement les pieds à l’extérieur, son seul contact avec le réel se faisant par l’entremise d’Yris, son auxiliaire numérique. Devenu vampire il y a presque 500 ans, l’immortalité de Jørgen lui offre à contempler la lente évolution de l’humanité. Jusqu’au jour où Yris le met en présence de Niels, un étudiant en philosophie des arts. La confiance va peu à peu s’installer entre eux, et leurs échanges mettre au jour les errances de la société contemporaine.
Thierry Murat a commencé sa carrière en tant qu’illustrateur pour la jeunesse (Otto Portrait, 2002, texte de Karine Mazloumian) avant de se diversifier et signer en 2004 un premier album BD, scénarisé par Eric Corbeyran : Elle ne pleure pas, elle chante (d’après le roman d’Amélie Sarn). Il a désormais plus d’une dizaine d’albums à son actif, entre adaptations littéraires (Le vieil homme et la mer, Les Larmes de l’Assassin) et projets plus personnels (ÉtuŋwAŋ / Celui-Qui-Regarde), dont il signe également les scénarios.
Ne reste que l’Aube n’est pas uniquement une BD autour de la figure du vampire. La créature y officie comme un point d’ancrage, dardant un regard omniscient sur l’humanité. L »immortalité transpire de la première à la dernière page de l’album, depuis la peinture du Golem à laquelle travaille Jørgen, jusqu’à la rencontre entre Niels et le marchand d’art. Mais il y a un gouffre entre l’immortalité telle que la vit le vampire et la quête de celle-ci à laquelle se livre le genre humain. En mettant en scène une créature qui a traversé les siècles, l’auteur met en lumière la lente déliquescence du monde. Ce faisant, il appuie l’idée que des outils comme les réseaux sociaux sont plus liberticides que libertaires.
Le récit se situe dans un avenir proche. Se décalage permet à Thierry Murat de réfléchir à ce qu’est la société contemporaine, entre l’absence d’intimité (qui sera responsable de la déchéance du vampire) et société à la lisière de la dystopie. Il y a au final très peu d’action, tout passe par les dialogues, et pour l’essentiel dans un cadre unique, celui du studio du peintre. Seul écart à cette règle : le moment où le peintre doit fuir, et se terre en Arctique. Une résonance évidente avec Frankenstein de Mary Shelley, que Niels est en train de lire quelques pages plus loin. Et une autre manière de mettre en scène notre rapport au monde, à la nature, et à la condition humaine (ce qu’étais déjà la figure du golem, qui s’impose dans les premières planches).
Le dessin de Thierry Murat possède une filiation évidente avec certains auteurs des années 1980. L’auteur propose des planches en bichromie, dessinant ses personnages et certaines parties de ses décors d’après photo. Quelque part, on a l’impression d’être face à un style hybride, à la lisière entre Comès et Frédéric Boilet. On ne devine que très rarement les visages, tout est en clair-obscur. De quoi souligner les ambiances nocturnes dans lesquelles vit Jørgen.
Jørgen est le principal vampire du récit. Transformé au XVIe siècle, il a appris à vivre la nuit. La morsure du soleil lui est en effet fatale. Pour autant, il a su s’affranchir du besoin de sang, ayant appris à contrôler ses pulsions et à se nourrir de sa propre essence. Du vampire, on comprend néanmoins qu’il possède certaines capacités, comme celle de se déplacer à vitesse surhumaine. Quant à la possibilité de créer un autre vampire, il semble que la seule morsure soit nécessaire pour cela.
Un album étonnant, qui convoque le motif du vampire artiste, matière à réfléchir sur la condition de créateur, mais également au regard que ce dernier est en capacité de poser sur le monde.