Perdu en mer, le Demeter est pris dans la tempête, avec comme seuls survivants à son bord le capitaine et son second. À des lieues de là, sur la côte, Lucy confie à son journal les événements des dernières heures. Le temps est menaçant, et le mauvais grain paraît proche de s’abattre sur la petite ville. La jeune femme s’inquiète pour Mina, sa meilleure amie. Les nerfs de celle-ci sont fragiles, et elle est depuis peu victime de crises de somnambulisme.
Dracula : À Symphony in Moonlight and Nightmares de Jon J. Muth est un important jalon dans le genre du graphic novel. Ce que propose Muth sort en effet du cadre habituel : on n’est ni face à une bande dessinée ni tout à fait en présence d’un roman illustré. Muth se joue des codes, et alterne des planches en pleine page en vis à vis du récit, et des enchaînements de cases sans texte. Son style graphique est également en marge de la production de l’époque, Muth préférant réaliser ses dessins directement au pinceau.
Le fait que l’histoire s’ouvre sur le Démeter montre que Muth ne cherche pas à adapter Dracula au plus près du livre de Stoker. Les premières pages laisseraient paraître que l’auteur se base sur la pièce (ou le film de Tod Browning), avec l’idée que Jack Seward est à la fois un médecin et le père de Lucy. Mais, au fil du récit, le lecteur connaisseur du texte ne peut que constater d’autres modifications et inversion entre les personnages. Jonathan n’apparaît que bien plus tard chez Muth, et l’ouverture du deuxième chapitre nous apprend que l’histoire se déroule à Wismar. Ainsi, on est quelque part entre le roman, le Dracula de Browning, le Nosferatu de Murnau… et totalement dans une réinterprétation de Muth, qui parvient le tour de force de proposer une vision du livre à même de sublimer son style graphique. L’auteur s’empare de l’essence même de Dracula, à commencer par cette présence évanescente du vampire. L’illustrateur joue également des références, glissant dans ses planches des allusions visuelles à M le Maudit (sur lequel il a travaillé) et à La fille de Dracula.
On est donc en présence d’une adaptation de Dracula qui s’appuie sur le texte d’origine et ses dérivés en réécrivant l’histoire. Pour autant, la figure du vampire est fidèle aux codes établis par Bram Stoker. Le personnage reste dans l’ombre, tout en incarnant la tentation et la corruption. Son animalité est exploitée, Muth dessinant le vampire transformé en chauve-souris et en loup. C’est particulièrement vrai pour ce second animal, avec lequel se confond le comte lorsqu’il rend visite à Mina. L’idée que Dieu soit une force antagoniste du vampire a également son importance : c’est sa foi qui permettra à Van Helsing de tuer Mina, armé d’un crucifix et d’un pieu. Mais la foi a ses limites, comme le révèlera la confrontation finale.
Sous la plume et les crayons de Muth, Dracula devient une histoire d’emprise et de possession, mais aussi joue des effets d’opposition entre la pureté et les ténèbres, le bien et le mal. La prise d’initiative de Muth avec le roman n’est en effet pas sans failles. Les simplifications, ellipses, raccourcis et changements de personnages charrient leur lot d’incohérence. Mais l’approche visuelle vaut à elle seule le détour.