Bela Lugosi et le personnage de Dracula sont des figures aujourd’hui indissociables. L’acteur hongrois, le premier à avoir officiellement incarné le comte roumain, a donné à celui-ci une prestance qui continue d’influencer notre manière d’imaginer ce dernier. Mais le film de Tod Browning, celui qui a permis à Bela de s’imposer à l’écran, n’est pas une adaptation fidèle du roman. Basé sur la pièce de théâtre (où Lugosi jouait déjà Dracula), le long-métrage de 1931 modifiait de multiples éléments du livre de Stoker, supprimant des personnages, simplifiant le nombre de lieux (unité théâtrale oblige) etc. Le format comics a plusieurs fois tenté de rester au plus près du texte d’origine, comme le prouvent les adaptations de Leah Moore (The Complete Dracula) ou de Roy Thomas. Robert Napton, en faisant appel à l’illustrateur El Garing (et à Kerry Gammil pour la direction d’ouvrage), propose avec cette nouvelle version du roman de concilier l’incarnation de Dracula par Bela Lugosi avec un respect scrupuleux de l’ouvrage original.
Dès le début de l’album, le connaisseur du roman (et du film de Browning) comprendra que le comics édité par Legendary Comics est structurellement beaucoup plus proche du texte d’origine. L’ouverture se fait sur le trajet de Harker à destination du château de Dracula, alors que dans le film c’est Renfield qui est au cœur de l’action sur cette portion du récit. Par quelques rapides flashback, le scénariste souligne également les quelques recherches faites par le personnage avant son voyage, matière à montrer que l’adaptation ne se fait pas pour autant à la lettre. Les dialogues emblématiques sont intégrés à la trame, mais les auteurs s’écartent aussi du texte, tout en étant fidèles à l’enchaînement des actions.
Autre point à relever, celui de la galerie de personnage imaginé par Stoker. Dans la pièce (et le film), Lucy et Mina fusionnent, Lord Godalming et Quincey Harker disparaissent totalement, Seward est le père de Mina. Le comics rétablit l’ensemble des personnages à leur place, certains donnant lieu à des circonvolutions dans l’intrigue (Swales, notamment). Le trio de femme vampire, s’il apparaît dans le film de 1931, a beaucoup moins de place que dans les pages du livre. La bande dessinée se rapproche de celui-ci en faisant intervenir par trois fois les fiancées du comte. A contrario, certains événements sont occultées où se déroulent hors scène. L’épisode du Démeter se résume à l’arrivée du bateau à Whitby, le passage concernant le loup est limité à sa première apparition et les pérégrinations de Lucy en tant que vampire sont plus courtes.
Par ailleurs, cette volonté de restaurer l’histoire au plus près du roman n’empêchent pas les auteurs d’ajouter quelques éléments de leur cru. Ainsi ce petit livre, brandi par Van Helsing lors de la deuxième mort de Lucy, qui relate les faits d’armes de chasseurs de vampires des temps passés. Le dessin, et plus précisément la mise en page, semble dans le même temps pointer épisodiquement vers d’autres adaptations du texte. La scène où Dracula fait boire son sang à Mina lorgne fortement vers la manière dont Coppola la filmait dans le film de 1992. Le lien avec le Dracula historique n’est pas aussi appuyé que dans cette adaptation plus récente. Pour autant, le dessin du château paraît particulièrement influencé par l’architecture du château de Bran (ce que souligne Dacre Stoker en conclusion).
Le dessin de El Garing est parfaitement en phase avec l’ambiance recherchée. Son trait en noir et blanc, qui fait ressortir les crayonnés, est dans un style réaliste très réussie. L’album est qui plus est sous la direction artistique de Kerry Gammil (connu pour son travail sur des licences comme Power Man & Iron Fist, Superman…). Le souci de coller au physique et aux codes imposés par Lugosi donne un côté statique au graphisme. Les jeux sur le cadrage permettent néanmoins de contrebalancer cette impression, et confère une certaine pêche à l’ensemble. On est au final face à une approche très cinématographique, qui s’impose dès la page d’intertitre, qui prend la forme d’un carton intertitres d’époque.
En accord avec le pitch, le cœur de l’intérêt du comics, c’est évidemment son Dracula/Lugosi. En choisissant de donner à leur vampire les traits de l’acteur, les auteurs reviennent à une image du comte qui se déleste de toute tentative de romance, ou d’une caractérisation plus nuancée du personnage. Dracula est présenté comme doté d’un magnétisme animal (amplifié par sa capacité à prendre la forme d’autres animaux). C’est une créature immortelle faite pour corrompre (son dialogue avec Mina, alors qu’il lui fait boire son sang, est sans équivoque), et dont l’objectif est d’assurer sa survie.
Au final ce Bram Stoker‘s Dracula starring Bela Lugosi est plutôt réussi, synthèse du récit original avec une incarnation du comte qui est à considérer comme son intronisation en tant qu’icône de l’horreur à l’écran. Les auteurs respectent le texte dans sa structure, sa galerie de personnage et ses dialogues emblématiques, mais ne s’empêchent pour autant pas de rajouter quelques touches personnelles. À noter une introduction by Lynne Lugosi Sparks and Bela G. Lugosi (l’album est sous Licence Lugosi Entreprise), et une postface de Dacre Stoker.