Henry Irving, Ellen Terry, Bram Stoker. Trois noms reliés par leur attachement au monde du théâtre, cristallisé autour d’un lieu : le Lyceum Theatre. Irving, acteur incontournable de l’époque victorienne, en prend les rênes en 1878. La même année, alors qu’il est en tournée en Irlande, il fait la connaissance de Bram Stoker. Celui-ci, un homme de loi passionné de théâtre, publie à titre gracieux des recensions de pièces jouées dans la capitale irlandaise. Stoker et Irving développent rapidement une relation amicale, et l’acteur propose à l’aspirant auteur un rôle que ce dernier ne peut refuser : devenir son assistant, et le directeur financier du Lyceum. La même année, le duo est rejoint par Ellen Terry, pendant féminin d’Irving, qui s’engage avec eux sur une longue durée. À travers ce roman, c’est l’époque faste du Lyceum que ressuscite O’Connor, depuis la prise de poste de Stoker jusqu’à l’incendie des décors, stockés dans un entrepôt, en 1898.
Le Bal des Ombres est un roman étrange. L’écrivain offre au lecteur de suivre les pas de trois personnalités marquantes du théâtre victorien. Parmi eux, Bram Stoker, que la postérité retient surtout pour être le maître d’œuvre de Dracula. La genèse de ce dernier est un des éléments d’arrière-plan du livre de Joseph O’Connor, et c’est dans le même temps à ce niveau que l’histoire et la fiction s’engagent sur des routes différentes. De manière à servir son approche, l’auteur choisit volontairement de tordre la réalité (il l’explicite dans un texte qui clôture l’ouvrage). Il insère ici et là des allusions, des noms (Mina et Harker) qui soulignent que Stoker a puisé dans son quotidien la matière à son texte le plus célèbre. Si par ce subterfuge l’auteur parvient à s’extraire du récit documentaire et à proposer une fiction, le connaisseur de Dracula (et de sa genèse) a à intervalles réguliers l’idée d’un lien faussé, voire forcé. Certaines anecdotes fameuses sont intégrées (l’indigestion qui inspira à Stoker l’une des plus fameuses scènes du roman). Mais l’essentiel de ces instants fugitifs qui tissent la toile de Dracula apparaît trop tôt (les premières notes de Stoker sont datées de 1890, donc 7 ans avant la publication du livre).
L’autre écueil du Bal des Ombres, c’est aussi l’absence d’une vraie trame narrative. On a beau y suivre le destin des trois protagonistes centraux, l’ensemble manque en effet, pour une fiction, d’une dynamique de fond. Pris indépendamment, chaque chapitre est intéressant, bien écrit. La psychologie des personnages est travaillée, et l’auteur paraît avoir fait des recherches importantes. C’est d’ailleurs ce qui lui permet de s’inscrire dans un cadre réel, de respecter les événements majeurs (la rencontre de Stoker et Irving, la première tournée américaine du Lyceum, l’incendie des décors) tout en jouant à l’intérieur avec — notamment — ce qui procède à la création de Dracula. Mais les passages d’un chapitre à un autre, avec leurs ellipses, se font parfois déstabilisants, matière à faire décrocher le lecteur.
Il n’est que peu question ici de surnaturel. On peut néanmoins mentionner Mina, la figure fantomatique qui hante le Lyceum. Pour le reste, en ce qui concerne spécifiquement le vampire, c’est bien une réinvention de la genèse de Dracula qui est proposée. On voit Stoker faire la rencontre d’un personnage nommé Harker, visiter un asile d’aliénés… Tout ça est en arrière plan, par petites touches. Matière à montrer que le chef d’œuvre intemporel se dessine derrière la carrière d’acteurs emblématiques de l’époque (mais aujourd’hui oubliés) comme Henry Irving et Ellen Terry ?
Le Bal des Ombres (Shadowplay en VO) est un roman qui ne pêche pas tant par son style que par son manque de dynamisme. Pour ma part, le choix de l’auteur de modifier la réalité pour coller a son parti pris est aussi un écueil. Ce serait sans doute moins vrai si je n’avais pas déjà longuement lu et effectué des recherches sur la genèse de Dracula. Ici, cette tendance à ajouter (parfois de manière un peu forcée) des éléments qui — on le comprend à demi-mot — procèdent au cheminement mental de Stoker vers Dracula ne m’a pas convaincu.