Marie Faneau est une portraitiste réputée qui vit seule avec son frère Michel, moins âgé qu’elle. La vie de la jeune femme va connaître un tournant lorsque le Marquis Yves de Pontcroix fait appel à ses services. Héros de guerre aux multiples titres, il s’est laissé convaincre par des amis avec qui il a partagé l’horreur du front de participer à un ouvrage sur leurs exploits. L’aristocrate s’entiche de l’artiste, qui a réussi à transcender la laideur de l’ancien soldat. Mais Pontcroix est un être étrange, chez qui la violence affleure, et qui est obsédé par la couleur rouge. La jeune femme est rapidement décontenancée par les manipulations et attitudes de son soupirant.
Le grand saigneur est un court roman de Marguerite Emery, dite Rachilde, nouvelliste et romancière dont l’œuvre (de son vivant) s’étale entre 1877 à 1947. Elle fait paraître Monsieur de la Nouveauté, son premier roman, en 1880. En 1884, Monsieur Vénus, roman matérialiste — son deuxième ouvrage — crée le scandale. Le texte décrit les expériences érotiques et amoureuses de Raoule de Vénérande, une aristocrate française. Il lui vaut d’être appelé « Mademoiselle Baudelaire » par Maurice Barrès, lequel préfacera une édition française ultérieure (le livre est déjà publié en Belgique). Daté de 1922, Le grand saigneur est une fiction plus tardive de l’autrice, dont l’œuvre est très diverse : pièces de théâtres, nouvelles, poésies, critiques littéraires (elle tient une rubrique dans le Mercure de France).
Le titre du roman souligne d’emblée la dimension vampirique du récit, en jouant sur l’homophonie seigneur/saigneur. Il y a là matière à convoquer les racines aristocratiques du vampire littéraire, le Marquis de Pontcroix incarnant une figure de prédateur issu de la noblesse. Pour autant, le protagoniste est dans le même temps un héros de guerre, ce qui l’amènera a faire appel aux services de Marie Faneau, à qui il va demander de faire son portrait pour un livre auquel il participe. Dans la relation qui se met en place entre les deux personnages, il y a aussi une certaine idée de la lutte des classes, entre la portraitiste qui vit de son travail et l’aristocrate qui vit dans l’opulence, seul survivant d’une riche famille. Le Marquis va s’enticher de la peintre, au point de la couvrir de présent et de lui proposer le mariage. Interloquée par l’attitude de ce dernier, chez qui la violence couve en permanence, Marie Faneau va néanmoins succomber à ses attentions. Mais c’est sans compter le frère, Michel Faneau, pour qui la jeune femme tient lieu de mère.
Difficile de qualifier Le grand saigneur de roman fantastique, étant donné que la figure du vampire qui y évolue ne fait cas d’aucune caractéristique surnaturelle. D’autant que la légende vampirique qui hante le passé des Pontcroix pourrait tout aussi bien être une mystification du Marquis. Le récit le décrit comme « un oiseau de proie, un carnassier qui a des dents », sachant que la créature paraît sortir des douves, là où le page avec qui la marquise de l’époque avait une relation adultère est censé s’être noyé. Pour appuyer cette légende, l’autrice fait un aparté de plusieurs pages où elle rappelle la croyance en l’existence des vampires, depuis la chauve-souris d’Amérique jusqu’au folklore est-européen. Pour ce faire, elle n’hésite pas à citer des passages de la Dissertation de Dom Calmet, notamment l’affaire Arnold Paole. Mais elle termine néanmoins cet aparté en pointant les malades chez qui l’acte amoureux n’a d’intérêt que si le sang coule. Le Marquis, dont le premier baiser vaudra à Marie des traces sur la gorge, pourrait très bien rentrer dans ce cas de figure.
Avec Le grand saigneur, Rachilde proposait en 1922 un récit vampirique où le ressort fantastique n’est que suggéré. L’autrice joue avec les caractéristiques de la créature, notamment son appartenance à l’aristocratie, mais son personnage n’a au final rien de surnaturel. Reste qu’on retrouve là l’idée de la dualité du vampire, incarnée ici par la figure du marquis, à la fois monstre et héros de guerre.