17 juillet. Le Demeter a quitté le port de Varna quelques semaines plus tôt, le 5 juillet, emportant vers l’Angleterre des plantes exotiques et des caisses remplies d’une terre à l’odeur nauséabonde. Rapidement, un premier marin disparaît. Puis, l’un des officiers dit au capitaine avoir aperçu une ombre inquiétante lors de son quart, en pleine nuit. Il meurt, comme infesté par un étrange champignon. Quand le bateau arrive à Whitby, accompagné par une tempête qui semble le suivre, les garde-côte ne découvrent à son bord qu’un chien de très grande taille, qui prend la fuite. Au même moment, dans le cimetière de l’abbaye qui surplombe la ville, un petit groupe d’étudiants assiste à l’arrivée du navire. Il y a là Mina, la paria, une jeune fille qui a bénéficié d’une bourse pour intégrer la prestigieuse école de Whitby. À ses côtés, Luke Westenra, un jeu homme à la beauté diaphane, Arthur Godalming, héritier d’une des plus importantes familles du royaume, Quincey Morris et Jo Suwa, qui aspire à devenir médecin.
Dracula a une place à part dans le manga japonais. Le personnage y fait son apparition (pour ce qu’on en sait) en 1966, dans le récit « The Great Yōkai War » de GeGeGe no Kitarō. D’emblée, il ne s’agit pas d’une adaptation du livre de Bram Stoker, mais d’une utilisation du protagoniste en dehors de son cadre d’origine. Le roman Dracula n’arrivant au Japon qu’en 1956 (par comparaison il est traduit dès 1920 en France), c’est le cinéma qui sert de médium d’introduction au comte vampire pour les habitants de l’archipel. Notamment le Dracula de Tod Browning, qui sort en octobre 1931 dans les salles locales, moins d’un an après sa première diffusion sur les écrans américains. Depuis, le manga semble davantage exploiter le personnage plutôt que le texte dont il est tiré. La première vraie adaptation en manga paraît être celle proposée par l’éditeur Gakuen en 2020. Une publication tardive, si on la compare au comics (1953) ou à la BD européenne (1982). À la différence du Don Dracula d’Osamu Tezuka, qui convoquait d’autres protagonistes du livre tels que Van Helsing (ou plus près de nous le Hellsing de Kōta Hirano), #DRCL midnight children se présente ainsi comme une adaptation pour le moins unique du roman par Shin’ichi Sakamoto. C’est la septième œuvre de l’auteur, et la cinquième pour laquelle il officie à la fois en tant que scénariste et dessinateur. On apprend dans le dossier de presse de ce premier tome (et dans une » interview que le dessinateur-scénariste a donné récemment à Atom), ce n’est cependant pas sa première tentative avec la figure du vampire. Après les deux séries Innocent et Innocent Rouge (deux séries historiques consacrées à la famille Sanson), a en effet travaillé sur un projet à quatre mains avec Usamaru Furuya, à l’occasion duquel il s’est essayé à une courte histoire de vampires.
Les premières planches de #DRCL midnight children pourraient laisser croire à une adaptation fidèle du roman. On comprend qu’il s’agit de l’épisode du Demeter, mais rapidement des disparités surviennent, comme dans la manière dont paraît le vampire. Shin’ichi Sakamoto souligne l’intangibilité du comte et fait de ce dernier une sorte d’agent propagateur. Quand s’achèvent les notes du capitaine, et que le récit bascule sur ce qui se passe au sein de l’école de Whitby, on a conscience que l’auteur interprète. Il convoque ponctuellement le livre, déjà par ses personnages principaux. Certains sont en décalque (nom inclus) des protagonistes originaux, tels que Godalming, Quincey Morris et Jo Suwa (Jack Seward). D’autres en appellent à une certaine fluidité de genre (Luke, même si c’est plus complexe que ça). Mina, enfin, cristallise d’une autre façon la femme moderne qu’elle est dans le roman de Stoker. Le groupe est constitué, mais la jeune femme est davantage considérée comme une aberration (une femme dans un monde d’homme, qui plus est de basse extraction). Sur la forme, l’auteur en appelle également au matériau d’origine, jouant des multiples points de vue pour simuler les journaux du texte de Stoker. Mais il convoque néanmoins la chose écrite (centrale chez l’écrivain irlandais) via le journal du capitaine du Demeter et celui que Mina tape à la machine.
Le vampire ne prend réellement corps que lorsque le Demeter aborde la côte anglaise. Avant cela, sa présence est quasi intangible, ne se matérialisant qu’au fur et à mesure du voyage. Au moment où le navire s’échoue à Whitby, il se fait loup (comme dans le roman), et finit par faire de Luke sa première victime d’importance. Progressivement, ce dernier change dans ses attitudes, en même temps qu’est révélée au lecteur toute l’ambiguïté de ses relations avec ses camarades. On le verra aussi se transformer en chauve-souris. Pas une fois l’entité ne prendra réellement la parole (là encore, un écho du livre). Sakamoto insiste également sur la teneur épidémiologique de la créature, qui corrompt ses victimes et se superpose avec le choléra. La menace de cette maladie encore palpable dans l’Angleterre de la fin du XIXe siècle (plusieurs pics épidémiques ont lieu en 1854 à Londres). Dans le même temps, il matérialise le mal vampirique comme une sorte de champignon, de spore qui se propage à partir du moment où il est nourri par le sang.
Je ne connaissais que de nom le dessin de Shin’ichi Sakamoto avant de me lancer dans la lecture de #DRCL, et je dois dire avoir été impressionné par la maîtrise graphique de l’auteur. Le trait est fin et précis, réaliste et en même temps à même de faire suinter toute l’horreur vécue par ses personnages. Ainsi le réel cède le pas à l’inexplicable quand le capitaine constate qu’un champignon a infecté au-delà de l’imaginable le dos d’un de ses hommes. Tout ça grouille, distille une horreur qui n’a rien d’humain. L’ensemble joue également des modalités graphiques, les scènes où intervient Renfied (ou tout du moins le protagoniste qui en est le décalque) flirtant avec le psychédélisme et les effets de collage d’un Andy Warhol.
Si #DRCL semble être une des premières (sinon là) première adaptation libre du roman de Stoker dans la production manga, le résultat est bien là. On est face à une approche personnelle, qui s’empare d’un texte du XIXe siècle et parvient à en exploiter toute la pertinence à l’heure actuelle.