Azmi, un jeune juriste turc, est envoyé par son employeur en Transylvanie. Il est mandaté par ce dernier pour finaliser la signature d’un contrat immobilier avec un certain comte Dracula. Après un voyage surprenant, Azmi commence à peine à s’habituer au rythme de ses journées dans le château du comte quand il comprend qu’il est en grand danger, et prisonnier de son hôte. Se pourrait-il que ce dernier soit apparenté à l’Empaleur, dont il porte l’un des surnoms ?
Publié en Turquie sous le titre de Kazıklı Voyvoda (Le Voivode Empaleur), Dracula in Istanbul est une des premières traductions étrangères (1907) du Dracula de Bram Stoker. Cependant, Ali Riza Seyfioglu a davantage fait œuvre d’adaptation que de simple traduction. Déplaçant toute la partie londonienne à Istanbul (ce qui vaut le titre de la présente traduction, calqué sur celui de l’adaptation cinématographique du roman, datée de 1953), et permutant les recours à la religion catholique… par ses équivalents dans la religion musulmane. Enfin, l’auteur ajoute une dimension patriotique assez forte à son texte, glorifiant l’esprit de la Nation dans la lutte de ses trois protagonistes héros de guerre contre Dracula. Lequel incarne à merveille l’ennemi antédiluvien de la Turquie. Dès les premiers chapitres, qui voient dans le roman original Harker pénétrer à la frontière de l’Orient, l’auteur renverse la donne, à travers le regard d’Azmi. Ce dernier y loue en effet l’influence encore prégnante des siècles d’occupation ottomane de la ville.
Même s’il déplace l’intrigue dans la capitale turque, et intègre une dimension musulmane et un souffle nationaliste, le texte de Ali Riza Seyfioglu n’en est pas moins très proche de la structure du texte de Stoker. Sur la forme, tout d’abord, avec cette mosaïque de journaux et de lettres qui constituent le récit. Mais aussi sur le fond, l’histoire commençant dans le château de Dracula, se déporte ensuite au bord de la mer, avant de finir au cœur de la capitale. Une exception cependant : l’intrigue se termine à Istanbul, et toute la poursuite du vampire jusqu’à ses terres est absente de cette version de l’histoire. bien évidemment, tout n’est pas conforme au roman irlandais : il n’y a pas d’équivalent de Renfield, la mort du vampire y est différente… L’ensemble est en outre particulièrement soigné, intègre quelques touches d’humour (comme cette scène où la tenancière de l’auberge insiste pour qu’Azmi prenne un crucifix pour sa protection… alors que cet artefact n’a aucun sens pour lui – et qu’il bénéficie déjà de la protection d’un talisman conforme à ses croyances -).
Dracula (sans doute le seul personnage qui ne change pas de nom) a des caractéristiques identiques à celles qu’il possède dans le roman de Stoker. Il rajeunit au fur et à mesure qu’i se nourrit de sang, peut se transformer en brume et en chauve-souris, commande aux animaux et peut influencer la psyché des humains. L’auteur, en opposant la religion musulmane et l’essence diabolique du personnage montre que ce qui repousse Dracula, c’est bien le sacré au sens large (toutes religions confondues). Enfin, on peut également retracer dans ce roman le premier lien appuyé entre le personnage historique et son avatar de fiction. Resuhi Bey relate ainsi, quand il présente ce qu’il a collecté comme information sur leur ennemi, plusieurs anecdotes tirées des pamphlets saxon. Bien avant McNally et Florescu, le lien avait donc été poussé au-delà des intentions de Bram Stoker !
Un roman plus court que son matériau d’origine, qui délocalise l’intrigue et y rajoute des dimensions en phase avec l’histoire turque contemporaine de sa publication (la guerre d’indépendance était encore fraîche dans les esprits). Si on peut critiquer le piratage du texte de Stoker, il n’en demeure pas moins que l’ensemble est passionnant, et peut être considéré comme une pièce importante dans l’histoire de la littérature autour de la figure du vampire. D’autant qu’il est agrémenté d’une préface de Kim Newman, et de compléments signés Şehnaz Tahir Gürçağlar et Iain Robert Smith, autour de la genèse du texte et de son adaptation cinématographique. Sans oublier quelques photos du film qui en a été tiré.