Bela Lugosi se présente à une clinique pour traiter ses addictions. Son corps vieillissant ne supporte plus les drogues et l’alcool qu’il consomme avec excès depuis des années. Alors qu’il commence sa cure, les rêves qui s’imposent à lui le ramènent à son enfance. De sa fuite de la demeure familiale, au décès de son père, son implication dans la lutte pour les droits des acteurs, jusqu’à son arrivée aux États-Unis et ses succès au théâtre puis au cinéma, c’est toute la carrière d’un monstre sacré du cinéma fantastique qu’il nous est proposé de découvrir. Une vie placée sous le signe d’un besoin de reconnaissance insatiable, puis d’une malédiction : celle d’un rôle qui finit par donner le diapason de toute son histoire en tant qu’acteur.
Koren Shadmi n’en est pas à sa première biographie en bande dessinée. On lui doit déjà L’homme de la quatrième dimension (2019), consacré à Rod Sterling ou encore l’Éveil du Maître du Donjon (2018), qui s’intéresse à Gary Gygax. Le dessinateur-scénariste a également d’autres cordes à son arc, et compte à sa bibliographie des œuvres comme Abaddon (2013) et Love Addict (2015). Des albums où il montre à la fois son attirance pour l’étrange tout en ancrant ses histoires dans le réel. De fait, on peut difficilement trouver surprenant qu’il décide de se pencher sur la vie de Bela Lugosi, première incarnation marquante du Dracula de Bram Stoker.
Le dessinateur-scénariste propose une exploration de l’histoire de Bela Lugosi sous forme de flash-back. Le récit-cadre débute quand Lugosi demande à être traité pour ses addictions, et c’est sa première « crise » qui déclenche des réminiscences de son enfance. Pour le reste on avance progressivement dans l’histoire de cet acteur avide de reconnaissance et sûr de son pouvoir de séduction. L’auteur met notamment en scène l’implication de Bela dans les mouvements syndicalistes hongrois, qui le forcent à fuir lorsque le régime communiste échoue à s’installer. Bien évidemment, le livre fait la part belle au rôle de Dracula, depuis la pièce de théâtre originale, suivie de l’intronisation de Bela comme première incarnation officielle du comte au cinéma. À partir de là, la vie de Lugosi prend la tournure d’une malédiction, entre incapacité à rebondir après ce premier succès et addiction.
Le dessin de Koren Shadmi est à la fois simple, réaliste et homogène. La maîtrise graphique de l’auteur ne s’embarrasse pas de fioritures : le trait est fin et simple, rehaussé par une mise en couleur en sépia de bel effet. Sans pour autant être un album contemplatif, Lugosi n’est pas un titre orienté action. La trame donne avant tout à suivre le personnage, son ambition et sa passion, auxquels s’ajoutent peu à peu ses doutes, craintes et déceptions. Le dessin s’articule au mieux autour de ses aspects de l’histoire, se concentrant sur les protagonistes et leurs interactions.
Il ne s’agit pas ici d’un album sur les vampires, mais ces derniers ont leur importance, compte tenu de la place de Bela Lugosi dans les incarnations de Dracula. On suit donc l’acteur s’imposer à Broadway dans le costume de soirées et nanti de la cape, un déguisement qu’il portera devant les caméras de Tod Browning. Quelque part, les vampires semblent aussi un des éléments de la déchéance de Lugosi. Celui-ci manque sa chance en refusant le rôle de Frankenstein, et se voit en fin de carrière contraint de jouer les vampires dans des productions de plus en plus désargentées. Mais dans les délires de l’acteur vieillissant, alors qu’il est interné pour addiction, le vampire auquel il aura été le premier à donner vie ne s’en présente pas moins à lui, comme une réminiscence de son passé glorieux.
Une biographie à la fois documentée et bien construite, qui ne dresse pas un portrait trop flatteur de l’acteur (sa relation avec les femmes notamment) et donne vie à tout un pan de l’histoire du cinéma américain. L’ouvrage est par ailleurs préfacé par François Theurel, vidéaste connu sous le pseudonyme du Fossoyeur de Films.