1918, dans les environs d’Ypres, en Belgique. William Hope Hodgson est exfiltré du front sous l’ordre du général Hartley. Blessé dans la manœuvre, il se réveille quelque part en Irlande, dans une petite maison à l’écart du monde. Là il apprend que sa plume a attiré l’attention d’un petit groupe qui dispose d’une drogue susceptible de faire voyager dans le temps. On attend de lui qu’il accepte de poursuivre le travail entamé par ses prédécesseurs, et d’être envoyé dans un lointain avenir pour tenter de court-circuiter la menace qui pèse sur l’humanité.
La porte de l’éternité est un projet que porte Brian Stableford depuis le milieu des années 1990. Déjà publié sous une forte plus courte dans Interzone, le texte a été repris plusieurs fois par son auteur, jusqu’à obtenir sa forme actuelle, dont le titre anglais est Sherlock Holmes and the Vampires of Eternity (2009). De fait, une version abrégée avait déjà été traduite en français par le passé, sous le titre L’extase des vampires (déjà traduite par Jean-Daniel Brèque qui reprend ici le livre dans son ensemble).
L’histoire est beaucoup plus dense et complexe que dans la première mouture que nous connaissions dans la langue de Voltaire. L’auteur joue avec délectation du principe de récit enchâssé, le héros du récit cadre se retrouvant bientôt à lire les écrits d’un autre personnage, dans lesquels d’autres fils narratifs se déclenchent. Il y a une réflexion notable sur la construction du récit et la notion de point de vue (les narrateurs se faisant la voix d’autres narrateurs). Dans le même temps, Stableford réalise un bel hommage à la littérature de la fin du XIXe et du début du XXe, faisant se croiser des auteurs comme H.G Wells, William Hope Hodgson, Oscar Wilde, Bram Stoker, voire des personnages comme Sherlock Holmes ou Dracula. Un melting-pot qui rappelle la richesse du Anno Dracula de Kim Newman. Sauf que chez Stableford, la question de la réalité des différents personnages fait partie intégrante de la trame.
Les voyages temporels auxquels se livrent les personnages, et la rencontre avec le futur lointain de l’Humanité, est en effet l’occasion de questionner sur l’imbrication entre le réel et l’imaginaire, par l’impact que peuvent avoir les voyages dans le temps. Mais ils sont aussi l’occasion de poser un regard sombre sur notre avenir, entre conflits mondiaux, pollution galopante et prise de pouvoir des machines. L’ensemble possède une coloration très merveilleux fantastique (la présence de personnages comme Nicolas Tesla ou Camille Flammarion aidant), mais l’auteur veille à ne pas sombrer dans le pastiche, et distille par les dialogues entre les XIX-XXe siècle et le futur lointain un éclairage contemporain sur la science et le devenir de l’homme. Puisant dans les écrits des auteurs comme dans leur biographie (la postface donne pas mal de références à ce niveau), Stableford brouille les pistes et conduit le lecteur à douter à chaque instant.
Les vampires sont des personnages majeurs dans le récit. Ils sont décrits comme une race qui a vécu dans l’ombre de la nôtre pendant des siècles. De fait, on peut autant considérer les auteurs qui se sont penchés sur le sujet comme des visionnaires (eut égard à la place que les vampires prennent ici dans l’avenir de l’humanité). Alors que l’Homme s’autodétruit dans des conflits interminables, les vampires prennent le dessus et asservissent l’humanité, la réduisant à l’état de bétail. Mais ils vont eux-mêmes évoluer, et peu à peu se détacher de leur relation parasitaire avec l’homme. Ils sont ainsi les successeurs, bien que temporaire, de l’humanité. Stableford n’en oublie pas de faire le lien avec la créature de fiction, convoquant les noms de Bram Stoker, d’Arminius Vambéry (l’une des sources de Stoker quant aux vampires). Quant au comte Lugard, l’idée que son nom puisse être un renversement du nom Dracula est un jeu évident (d’autant plus que le comte lui-même en fait mention).
Publié par les incontournables Rivière Blanche, La porte de l’éternité est la version définitive d’un texte emblématique de son auteur. Une réflexion sur le pouvoir de la narration, la destinée humaine et les voyages dans le temps en même temps qu’une lettre d’amour à tout un pan de la littérature. Chaudement recommandé.