Bataille de Târgoviște, 1462. La ville de Constantinople est tombée il y a neuf ans, concrétisant la menace ottomane sur l’Europe. Le voïvode Vlad fait face à l’armée de Mehmet II, dont les troupes sont cinq fois plus nombreuses que les siennes. Le chef de guerre accueille ses ennemis avec une forêt de pieu, bien décidé à semer le trouble dans leur esprit. Mais la bataille tourne court, et Vlad est contraint de fuir pour préserver sa vie, après s’être fait passer pour mort. Accompagné de l’un de ses hommes les plus fidèles, il est en réalité sur les traces de la Scholomance, en laquelle il voit le moyen d’acquérir le pouvoir qui lui fait encore défaut. Contre toute attente, une nuit avec une sorcière lui montre le chemin de l’école du Diable, où il parvient à rentrer.
Dracula est un projet porté par le scénariste Matt Wagner et le dessinateur Kelley Jones. Monté au travers de la plateforme Kickstarter (mais repris par Dark Horse), la série s’annonce en plusieurs tomes, ce premier opus étant consacré aux années d’apprentissage du vampire, sous le patronage de la Scholomance. De leur propre aveu, les deux auteurs cherchent avant tout à exploiter les zones d’ombres du roman de Stoker. S’ils extrapolent, c’est donc à partir d’éléments disséminés dans le texte, comme les batailles auxquelles a participé Dracula, et ses années de formation auprès de Lucifer. Le duo a travaillé ensemble par le passé, notamment au détour du Sandman de Neil Gaiman. Wagner a déjà flirté avec la figure du vampire, ayant scénarisé Batman et le moine fou. Kelley Jones n’en est pas à coup d’essai sur le sujet, ayant illustré la trilogie Batman/Dracula, sur un récit imaginé par Doug Moench. La préface signée Wagner donne quelques éléments de contexte supplémentaire, et montre que le scénariste s’est documenté (entre autres choses) sur les liens entre le Dracula historique et son homologue de fiction.
Ce premier opus de plus de cent pages pose clairement les bases d’une série ambitieuse. Les habitués retrouveront le trait de Jones, ses exagérations et sa démesure graphique autant que ses ambiances gothique. Le scénario de Wagner prend quant à lui le temps de construire son personnage. Plutôt que de suivre scrupuleusement le roman, il choisit d’explorer en premier lieu le background de Dracula, et de s’intéresser au basculement de celui-ci vers le monde de la nuit. L’ensemble est remarquable, soulignant la résolution — et la cruauté — de Vlad vis-à-vis de ses ennemis. À la tête de ses armées face aux ottomans comme à l’étude auprès de ses pairs de la Scholomance, le protagoniste semble pour autant déjà porter la malédiction de sa solitude. Mais celle-ci dissimule à peine son ambition dévorante, et les extrémités auxquelles il ne rechigne pas de se résoudre. Ce qui ne l’empêchera pas de s’attacher, même si l’issue de cette relation sera celle du basculement.
On avait vu Kelley Jones à l’œuvre sur le personnage de Dracula avec Batman/Dracula. Si on retrouve ici les excès de l’auteur, et sa maîtrise parfois relative des corps, il n’en propose pas moins une tout autre expérience que celle de son triptyque avec Moench. Dès les premières planches, le lecteur est plongé dans la Roumanie du XVe siècle, et la lutte entre l’Islam et le Catholicisme qui y fait rage. Mais Jones aide aussi à faire basculer le récit de Wagner dans un merveilleux horrifique.
Vlad et son homme lige Constantin rencontrent une première forme de vampire avant même leur arrivée à la Scholomance. Constantin nomme la créature Wurdulac, une variation autour des termes utilisés dans le roman de Stoker, et la présente comme une sorte de mort-vivant. L’entité ne paraît, lors de la confrontation, sensible qu’aux flammes. Reste que le vrai vampire de l’histoire, ce sera sans surprise Vlad, qui trouve dans la malédiction du vampire une rétribution conférée par Satan pour avoir essayé de le tuer. C’est le sang même du Diable qui semble déclencher la malédiction, condamnant Dracula à boire du sang, à devoir se reposer en contact avec sa terre natale, et à sortir de sa tombe la nuit.
Un premier volet qui remplit ses promesses, et offre au lecteur de débuter cette fresque sur Dracula bien en amont du roman de Bram Stoker.