« I am dead.I am dead to the whole world. »
Un long couloir sombre aux murs noirs et vides menant à une porte en forme de cercueil accueille les visiteurs, avec ces quelques mots : « I am dead. I am dead to the whole world. », sur une tonalité animale aux aboiements de chiens et aux battements d’ailes de chauves-souris.
Pénétrons alors, dans l’antre du vampire, et découvrons ce que révèle l’exposition consacrée au maître du lieu, à travers un travail de mémoire, d’archives et d’archéologie.
Notre voyage au cœur du vampirisme ne pourra être exhaustif, tant l’exposition regorge de références au mythe, au « voyageur » de compléter la visite, par les lectures d’extraits de films qui la parsèment.
Le concepteur et commissaire de l’exposition, Matthieu Orléan, place le vampire au cœur d’un questionnement autour du cinéma et des arts contemporains, à travers une iconographie riche et diversifiée.
Trois années de travail, d’exploration du mythe du vampire, ont permis de mettre en exergue une approche transdisciplinaire, amenant ainsi les visiteurs vers des indices de narration, de connexions propres au folklore, à la littérature, au cinéma, à la politique et à la pop, menant de Dracula à Buffy.
Introduits dans un univers d’étrangeté, d’irrationnel, vers des salles obscures, face au Nosferatu, le vampire de Murnau (1922) et envahis par l’attrait du mythe, comme hypnotisés par la fascination du vampire, laissons-nous envahir d’un trouble oscillant entre un état de veille et de sommeil.
Vers les racines du vampirisme
L’accroche, en quelque sorte de l’exposition s’appuie sur le terreau, les racines du vampirisme. C’est ainsi, que l’entrée du mot « vampire » dans les principales langues de l’Europe occidentale exploite un cheminement socio-culturel et l’inscrit ensuite dans un parcours de textes non littéraires.
Ses principales manifestations construiront un imaginaire littéraire, dès le XIXème siècle autour d’un motif séculaire.
Plusieurs discours construisent le mythe. Tout d’abord, le discours « administratif » met en place toute une série de rapports officiels, procès-verbaux, puis un discours « théologique » sur les cas de vampirisme déclarés, qui tente d’en déterminer les raisons, et enfin, le discours « littéraire » qui véhicule et construit l’archétype du vampire.
C’est dans le siècle des Lumières, que Voltaire réagit, en 1764, dans son Dictionnaire philosophique, s’en amuse et utilise le mot « vampire » dans un sens très différent :
« Quoi ! c’est dans notre XVIIIème siècle qu’il y a eu des vampires !
…Ces vampires étaient des morts qui sortaient la nuit de leurs cimetières pour venir sucer le sang des vivants, soit à la gorge, soit au ventre, après quoi ils allaient se remettre dans leurs fosses.
…C’était en Pologne, en Hongrie, en Silésie, en Moravie, en Autriche, en Lorraine, que les morts faisaient cette bonne chère. On n’entendait point parler de vampires à Londres ni même à Paris. J’avoue que ces deux villes il y eut des agioteurs, des traitants, des gens d’affaires, qui sucèrent en plein jour le sang du peuple, mais ils n’étaient point morts, quoique corrompus. Ces suceurs véritables ne demeuraient pas dans des cimetières, mais dans des palais fort agréables.
… Les vrais vampires sont les moines qui mangent aux dépens des rois et des peuples. »
Le mot vampire révèle, ici, une connotation socio-politique, et c’est ce que démontre l’exposition dans une autre théâtralité, celle des vampires politiques, sur lesquels nous reviendrons.
Notre déambulation débute, dès à présent, par une distanciation avec le vampire, il n’est pas celui que l’on croit, il est autre, polymorphe, et omniprésent dans un univers transdisciplinaire.
Les premiers « tableaux » : photogrammes, gravures, aquarelles proposent une introduction au mythe, mêlant à la fois, l’histoire, la sémantique, la littérature, les arts visuels.
L’enfer de Dante Alighieri, par Gustave Doré (1861), présente quelques tirages où l’artiste dépeint et façonne la descente aux Enfers de Virgile croisant toutes sortes de créatures fantastiques, certaines ailées comme des chauves-souris.
Le vampire dans la littérature 1819-1933
C’est Dracula qui marque un tournant en 1897 et inscrit définitivement le mythe littéraire du vampire. Bram Stoker construit son roman dans la tradition du roman gothique anglais, et l’installe dans une Angleterre victorienne de la fin du XIXème siècle.
L’auteur se documente à la bibliothèque du British Museum afin de mieux cerner les légendes des pays d’Europe centrale et plante son vampire en Transylvanie. Il le nomme le comte Dracula[ref]Vlad Tepes ou Vlad III (1431-1476), voivode de Valachie, portant le double surnom de Tepes (l’empaleur) et de Dracula (diminutif de Drakul), signifiant le diable ou le dragon. Il était chevalier de l’ordre du dragon et était connu par son extrême cruauté.
Il était à la fois un héros national roumain pour avoir libéré son pays des invasions ottomanes et un tyran sanguinaire pour empaler des milliers de personnes pour son seul plaisir.
Bram Stoker s’en inspirera pour créer le personnage de Dracula.[/ref].
Le roman fut l’objet d’une adaptation au théâtre à Londres, puis à Broadway ; Stoker, lui-même, réalisa l’adaptation de son roman, pour le théâtre, ce qui lui permit de garantir la protection des droits théâtraux de Dracula et d’inscrire son œuvre dans un modèle iconographique, d’autant plus que la picturalité du récit est très intense dans le roman.
Hamilton Deane, acteur et dramaturge monta la pièce en 1924 et incarna le personnage de Van Helsing.
La Cinémathèque présente, ici, un document rare que les visiteurs découvrent avec ces feuillets manuscrits de Bram Stoker. Il s’agit d’une reproduction agrandie.
Feuillets manuscrits de Stoker pour l’adaptation théâtrale de Dracula. |
Quelques éditions rares du roman de Stoker sont présentées, par ailleurs, une édition espagnole de 1935, ainsi qu’une édition anglaise de 1919.
Une galerie des ancêtres revêt différentes figures incontournables, incarnant le mythe, telles que la Comtesse Elisabeth Bathory, Vlad Dracula Tepes, Max Schreck dans Nosferatu, le vampire (1922), Theda Bara vers 1915, Bela Lugosi dans Dracula de Tod Browning (1931), Klaus Kinski dans Nosferatu, fantôme de la nuit (1979), Tom Cruise dans Entretien avec un vampire (1994), Catherine Deneuve dans Les Prédateurs (1983), Gary Oldman dans Dracula (1992), Elle Fanning dans Twixt ( 2011).
Bien que l’œuvre de Stoker serve de modèle au cinéma, d’autres références littéraires sont relevées, à travers notamment Carmilla de Sheridan Le Fanu (1872), dont le roman a été publié dans le mensuel britannique The Dark Blue et illustré par David Henry Friston ; ainsi que Le Vampire de Polidori (1819) ou encore La vampire de Paul Féval (1856).
Les vampires historiques
Dracula annonce la naissance de l’art cinématographique, c’est en 1922, que Murnau réalise une adaptation du roman stokerien : Nosferatu, le vampire, bien que n’ayant pas les droits d’exploitation.
Le cinéaste allemand en modifie le titre et s’inspire toutefois de l’œuvre littéraire. Pourtant, le comte apparaît chétif, chauve, avec de grandes oreilles pointues et des incisives démesurées, alors que Dracula est de grande taille, et inspire la force.
Herzog s’en inspire et réalise en 1979 Nosferatu, fantôme de la nuit.
Attardons nous maintenant sur Nosferatu, Le Vampire de Murnau, et plus précisément autour des œuvres d’Albin Grau, principalement connu comme producteur, décorateur et costumier du film. Il est, en partie, responsable du look et de l’esprit du film de Murnau.
Nosferatu- Aquarelles sur carton- 1922 |
Par ailleurs, les visiteurs plongent dans une sorte de mise en abyme du mythe, par une mise en scène iconographique du Nosferatu, fantôme de la nuit d’Herzog. On découvre un cabinet de curiosités avec des éléments de décor du film, que le chef décorateur a gardés, Henning Von Gierke. Ces archives du film sont des pièces très rares : la robe de chambre d’Isabelle Adjani, des chapelets, des rats, des lettres, un pieu, autant de traces matricielles de l’œuvre cinématographique du cinéaste.
Autre choix muséographique de l’exposition que celui de la reconstitution du voyage de Jonathan Harker, depuis le Col de Borgo jusqu’à l’arrivée au château de Dracula, aujourd’hui, instauré par l’artiste danois, Joachim Koester. Les photos explorent la réflexion menée sur le cheminement du personnage et montrent l’hôtel château Dracula construit sur le lieu fictionnel, qui est un hôtel de touristes. De plus, il faut souligner la Roumanie de Stoker, qu’il n’a pas visitée et celle d’aujourd’hui, de l’ex ère soviétique, avec une déforestation massive, des problèmes de corruption. C’est en cela que l’exposition interpelle les visiteurs, par une scénarisation transdisciplinaire, qui permet de croiser les genres, de poser des interrogations entre les racines historiques du vampirisme et des formes de distanciation, de transposition, et de temporalité autre.
Les vampires poétiques
L’avènement du cinéma instaure le vampire au cœur du cinéma fantastique, et en construit un thème majeur d’une filmographie imposante.
A travers l’axe des vampires poétiques, il est question de l’art cinématographique comme art métaphorique, celui de la prédation. Le processus filmique s’apparente au processus vampirique, les studios représentent des boîtes comme des endroits clos, sans lumière, les acteurs sont filmés dans une temporalité figée et témoignent d’une forme d’immortalité, les pellicules craignent la lumière. Le spectateur est hypnotisé dès que la lumière s’éteint, à l’image du pouvoir hypnotique du vampire.
Le cinéma façonne et explore les souterrains de l’inconscient, à l’image du diable qui voit dans le noir et rend l’invisible visible, il montre au spectateur sur le plan de l’obscurité et de l’intemporalité des codes où la raison n’a plus de prise et où l’inconcevable est maître.
Le mythe du vampire se perpétue à travers le cinéma et les arts visuels, abonde nos écrans, sous différentes formes. Il se propage, à l’image du suceur de sang, de manière indélébile.
Le Dracula de Tod Browning (1931) construit une image du vampire aristocratique campé par un acteur de théâtre, le hongrois Bela Lugosi.
Il joua le comte dans le premier film parlant du roman de Stoker dans le Dracula de Tod Browning ; il imposa l’image du comte dans le monde entier et apporta sa propre interprétation du vampire, par une dimension grotesque du jeu des mains hypnotiseuses. Le disque vinyle, premier single du groupe de rock gothique britannique Bauhaus Bela Lugosi’dead (1979), en témoigne.
La vamp fait son apparition, pour la première fois, en 1914, à propos d’une actrice danoise dont le pseudonyme Theda Bara est l’anagramme des mots anglais « arab death », elle prenait des poses lascives sur des squelettes humains.
Le vampire est comme un passeur d’un monde à l’autre, du monde réel au monde fantasmagorique, du monde de la lumière à celui de l’obscurité.
Quelques incursions chez Andy Warhol témoignent d’une fascination pour le cinéma, à travers The Kiss, Warhol met en exergue la dimension de dévoration et d’aliénation de l’industrie cinématographique avec ses idoles.
The Kiss (Bela Lugosi) – 1963- Sérigraphie sur papier | Disque vinyle 33 tours de l’album Bela Lugosi’s Dead – 1979 |
Les vampires politiques
Le vampire est apparu dans des contextes sociaux-culturels divers qui l’ont modelé, modifié et inscrit dans un imaginaire collectif. Il est étroitement lié à des périodes de crise, et représente l’»autre », l’»envahisseur» dans des périodes fortement troublées de l’histoire. Il incarne alors un questionnement, une transposition des maux sociétaux. Tantôt communiste illustrant la métaphore de Karl Marx sur le capital, révolutionnaire, ou criminel chez Feuillade, le vampire est aussi celui qui infecte (pour la référence au SIDA, notamment), la salle regorge littéralement d’affiches, de pamphlets, d’incursions dans la presse quotidienne.
Le vampire détient différentes postures de là où l’on se situe, il peut être un marginal, comme un baron voleur.
La référence à l’œuvre Les vampires (1915) de Feuillade représente une menace, dans le Paris de la première guerre mondiale, et ne cesse de divulguer des marqueurs de doute, gagnés par des conflits politiques ou économiques.
Les visiteurs s’attardent devant l’affiche de A Girl Walks Home Alone At Night d’Ana Amirpour (2014), dans lequel une justicière sans nom, revêtue d’un tchador, traque les mécréants d’une ville fantomatique. Le choix du film est porté par un questionnement autour de la condition de la femme iranienne et de l’état de la société dans lequel on se situe.
Des incursions auprès des arts contemporains présentent des artistes de la contreculture, comme Niki de Saint Phalle avec son Autel (Tombeau Vampire), caricature d’un hôtel catholique dans lequel s’insère une chauve-souris, jalonnent la thématique des vampires politiques.
De nombreux extraits de films de vampires américains et du monde entier balisent cette salle de l’exposition.
Les vampires érotiques
L’érotisme occupe une place prépondérante dans la mythologie du vampire. Les films de la Hammer ont véhiculé une fantasmagorie fortement érotisée. Puis, l’évocation de la sexualité devient à la fois fascinante et inquiétante, dans les années 80, par le biais de la contamination du sida.
Le Dracula de Coppola (1992) réinvente le mythe par une mise en scène fortement érotisée et pour lequel le choix de costumes ancré dans l’imaginaire fantasmagorique participe à une forme de dualité entre le côté hypnotique du vampire et la tension qu’il procure.
Les costumes et maquettes de Dracula de Coppola, réalisés par Eiko Ishioka, apportent une scénographie flamboyante marquée par le rouge, à l’instar de la cape du vampire, comme un flot de sang.
Costumes de Dracula de Coppola | Maquette du costume porté par Gary Oldman (Dracula) pour Dracula de Francis Ford Coppola | Maquette du costume porté par Winona Ryder (Mina Murray) pour Dracula de Francis Ford Coppola |
Les costumes d’Entretien avec un vampire (1994) de Neil Jordan, en référence au roman éponyme d’Anne Rice (1976) présentent sur un autre registre, un ancrage dans le XVIIIème siècle, par une sobriété plus marquée, avec la robe de Kirsten Dunst (Claudia), femme enfant et le costume de Tom Cruise (Lestat de Lioncourt).
La scène de cannibalisme chez William Bourguereau Dante et Virgile aux enfers(1850), témoigne à la fois de l’érotisme par la nudité des corps, la force des corps masculins et des mains accrocheuses et renvoie à la dimension homo-érotique du vampirisme.
Les vampires pop
Les vampires pop apportent une tonalité nouvelle au mythe, ils modifient les codes pour en créer d’autres. Sortis de leur tanière, ils s’ouvrent au monde des humains, tout en cherchant à en faire partie, à leur manière, avec la série True Blood (2008-2014).
La dernière salle de l’exposition s’ouvre sur un mur entièrement composé d’images, de collages, de sang, de montages photographiques, créés par Bertrand Mandico pour l’exposition.
Une dernière approche du mythe avec le film de Jim Jarmusch, Only Lovers Left alive (2014) qui exploite l’archétype littéraire et cinématographique, en dénature les codes, pour en explorer d’autres, esthétiques et humains. Les vampires, dans Only Lovers Left Alive sont des esthètes noctambules et cultivés.
C’est ainsi que s’achève notre incursion dans le monde des ténèbres, en compagnie de Buffy contre les vampires, série émancipatrice dans laquelle Buffy s’attaque aux archétypes du pouvoir.
Nous terminons notre exploration, par un mur dédié aux références du mythe, avec livres, BD, magazines en tout genre, comme cristallisés autour de la fantasmagorie vampirique.
L’exposition se poursuit par des conférences dédiées au mythe, par des cycles de films ainsi que des visites guidées. Un catalogue propose des entretiens avec notamment, Werner Herzog, Francis Ford Coppola, et complète l’exposition par des réflexions sur le mythe du vampire, ainsi qu’une filmographie de plus de 300 films.